« Après l’école », la deuxième biennale artpress des jeunes artistes s’est installée à Montpellier jusqu’au 8 janvier prochain.
Par son importance et la richesse des propositions artistiques qu’elle rassemble, « Après l’école » marque avec force la rentrée de l’art contemporain dans la région et probablement bien au-delà. À Montpellier l’ouverture de la biennale artpress s’est accompagnée de multiples vernissages d’expositions associées à l’École des Beaux-Arts (MO.CO. ESBA), au Frac Occitanie Montpellier, à Aperto, à l’espace Saint-Ravy qui se prolongeront dans plusieurs galeries…
Trois lieux ont été mobilisés pour accueillir des œuvres de 32 artistes, diplômés des écoles d’art publiques françaises et engagés dans une carrière artistique : La Panacée, le Musée Fabre et l’Espace Bagouet. Ces artistes ont été choisis par un comité de sélection présidé par Albert Serra et composé de composé de Jacques Bayle (Ministère de la Culture), Rahmouna Boutayeb et Numa Hambursin (MO.CO.), Michel Hilaire et Maud Marron-Wojewodzki (Musée Fabre), Aurélie Cavanna, Étienne Hatt, Richard Leydier, Catherine Millet (artpress), Romain Mathieu et Louise Vendel (artiste, exposée lors de la 1ère édition de la biennale).
Le commissariat est assuré par Étienne Hatt, rédacteur en chef adjoint d’artpress, et Romain Mathieu, enseignant en école d’art et critique.
Les deux commissaires commencent leur texte d’introduction, intitulé Les ambivalences du présent, par ce paragraphe qui peut être lu comme une sorte de manifeste :
« Il est étonnant de constater combien, d’une édition à l’autre de la biennale Après l’école, l’état d’esprit peut être différent. Est-ce l’effet des crises multiples de notre présent, qu’elles soient structurelles ou conjoncturelles ? Est-ce, plus spécifiquement, l’expression d’une première génération post-confinement ? Quoi qu’il en soit, cette année, l’optimisme est aussi rare que fragile.
La volonté de créer qui anime ces jeunes artistes et l’énergie qui émane de leurs œuvres se mêlent à une sourde mélancolie. C’est pourquoi, images des ambivalences du présent, les vidéos de feux d’artifice qui ouvrent les expositions valent autant pour leurs temps forts que pour leurs temps morts ».
Les lignes qui suivent rendent compte de l’exposition présentée à l’Espace Bagouet. De prochaines chroniques reviendront sur ce que l’on peut voir dans les deux autres lieux.
« Après l’école » à l’Espace Bagouet est sans aucun doute la proposition la plus radicale de cette deuxième biennale artpress des jeunes artistes. L’exposition rassemble des artistes qui « posent la question de la production jusqu’à se tourner vers des modèles productifs alternatifs » comme le souligne Étienne Hatt dans Faire œuvre en dehors de l’art ?, l’essai qu’il signe pour le catalogue.
Les accrochages présentés dans cette salle rectangulaire font rarement preuve d’originalité et d’audace. « Après l’école » bouscule très sérieusement l’image de respectabilité qui est attachée à ce lieu en lui donnant les apparences d’un atelier collectif où les œuvres paraissent à la fois « in progess » et en transit… La plupart s’inscrivent avec détermination dans l’espace social. Elles interrogent le statut de l’artiste et elles explorent des modèles alternatifs issus du mouvement Do it Yourself (DIY) comme la culture maker et le hacking, mais aussi des activités agricoles et artisanales… La lecture du texte d’Étienne Hatt déjà cité est de ce point de vue particulièrement explicite.
Toutes les pièces sélectionnées contribuent sans équivoque à cette interrogation : comment « faire œuvre en dehors de l’art » ? Néanmoins, jamais l’accrochage ou scénographie ne leur impose quoi que ce soit. Chacune s’exprime sans contraintes, peut s’affirmer face aux commissaires et s’adresser directement aux regardeurs.
En entrant dans l’espace Bagouet, le regard est immédiatement attiré sur la gauche par Please Handle with Care (2022), une œuvre de Lorette Pouillon dont on ne sait trop si son installation est en cours ou si, à l’inverse, elle est sur le point d’être remballée.
Deux amas de paille débordent de housses en tissus. Deux panneaux de bois sont appuyés contre les murs, dans l’angle de la salle. Une couche de plâtre frotté fait apparaître sur le premier la silhouette d’une femme dont les longs cheveux cachent un chien qui la regarde. Sur l’autre, on distingue un lézard qui s’est mis à l’abri sous une pile de chaises…
Dans cette installation, en cours et en transit, les sacs de paille sont les caisses de transport des deux tableaux à manipuler avec précaution… Si l’on perçoit immédiatement l’aspect transitoire de l’œuvre, le sens des figures qui y sont dessinées reste incertain…
Dans le cartel qui accompagne Please Handle with Care, Romain Mathieu écrit : « Le sens est suspendu, les images ouvrent à une intimité troublante qui se révèle de manière éphémère le temps d’un déballage »… Dans la notice du catalogue, il ajoute :
« (…) l’œuvre dont la forme s’apparente à un tableau devient objet : sa valeur dépend de sa circulation et de l’échange. Il reste un corps dessiné sans individualité qui attend à son tour d’être qualifié dans le déménagement des objets, par chaque déplacement, emballage et déballage qui laissent leurs traces sur les boîtes. Ce processus potentiellement illimité est également une représentation d’un temps où le flux — d’informations, de matières… — définit la valeur ».
De l’autre côté, quatre coins de mousse bleue utilisés pour protéger un tableau pendant son transport sont posés au sol et au mur. Ils matérialisent ainsi une œuvre fantôme avant son accrochage définitif. Sans titre (2015-2022) de Raphaël-Bachir Osman appartient à une série directement inspirée par son expérience d’assistant et de monteur d’expositions. On sait l’importance de ces emplois précaires dans la situation économique fragile de nombreux artistes pas toujours très jeunes…
Après avoir rappelé qu’« aux gestes de l’artiste s’ajoute une multitude d’interventions qui permettent à l’œuvre d’exister et d’être montrée », Etienne Hatt souligne dans l’essai déjà cité :
« À leur manière, les œuvres d’Osman et Pouillon mettent en images les thèses devenues classiques énoncées par Howard S. Becker dans les Mondes de l’art. Selon le sociologue américain, la création d’une œuvre d’art est une action collective fondée entre autres sur une large division du travail. ».
Au pied des coins en mousse de de Raphaël-Bachir Osman, Raphaël Maman a recréé, in situ, Charge (2021-2022), un assemblage de briques et de mortier sur un matelas où l’empreinte d’un corps reste perceptible…
L’œuvre interpelle… Faut-il la comprendre comme une interrogation de ce que peut signifier la maison et l’espace domestique pour de jeunes artistes contraints à vivre dans des zones de transit inconfortables entre d’éventuels points fixes ?
Une corde noire, tendue par des pavés suspendus, parcourt et relie les deux murs de la salle d’exposition. Plusieurs objets et vêtements y sont accrochés : bodyboard gonflable, serviette de bain, sweat à capuche, pantalon de survêtement et sac à dos noirs, lunettes de plongée, rouleau de film étirable, bouteille de bière et panneaux d’homme sandwich composés de couvertures de livres de poche…
Cet ensemble à priori hétéroclite prend tout son sens à la lecture de son titre Pièces de conviction, 2022 et des quelques lignes de présentation de l’artiste Valentin Tyteca :
« L’art de Valentin Tyteca a le goût de la révolte, voire de la révolution. Il met l’espace en tension en emprisonnant des objets – pavés, bouteilles, lunettes de plongée, etc. – qu’utilisent les manifestants quand la situation devient violente. L’art de Valentin Tyteca a le goût de la révolte, voire de la révolution. Il met l’espace en tension en emprisonnant des objets – pavés, bouteilles, lunettes de plongée, etc. – qu’utilisent les manifestants quand la situation devient violente ».
Au sol le sweat noir démesuré rempli de pavés (Costume décor-Custom des corps, 2020) lève toute ambiguïté et l’évocation des Black Blocs devient évidente. On remarque alors que la bouteille d’où dépasse un tissu est un cocktail molotov en puissance et que le plastron publicitaire est un bouclier de fortune.
Sur la gauche, presque intégrée dans l’installation de Valentin Tyteca, un écran diffuse une vidéo d’Eva Pelzer. Le Chantier de l’été a été tourné sur une exploitation maraîchère à proximité de Dijon. Au milieu des travailleurs agricoles, Eva Pelzer construit un château/sculpture. Ses gestes, les matériaux et les outils qu’elle utilise sont les mêmes que ceux employés par les maraîchers…
Qu’est-ce qui distingue un producteur de légumes et un artiste ? Comme l’écrit Etienne Hatt dans la notice du catalogue :
« Cette vidéo (…) tend à remettre en cause la spécificité du statut de la création artistique au regard d’autres formes de production, y compris collectives, les unes comme les autres ayant pour finalité le bien commun ».
En face, l’importante installation Alchimie 2.0 de Guillaume Dronne interroge celle de Valentin Tyteca et dialogue avec la vidéo d’Eva Pelzer.
Dans le catalogue, Annabelle Gugnon présente ainsi cet artiste singulier dont la démarche est originale et passionnante :
«Guillaume Dronne est un « mange-copeaux » comme on dit dans le jargon des bâtisseurs. Autrement dit, il est charpentier. Autodidacte, il pratique le métier depuis dix années. Il est aussi sculpteur, diplômé des Beaux-Arts de Tours, et surtout « bricoleur », c’est-à-dire poète minutieux, inventeur de formes, architecte de récits, adepte du Do It Yourself, des échanges open source et artisan coopératif façon maker ».
Sur son site, Guillaume Dronne ajoute ce sous-titre à Alchimie 2.0 : De l’huile de friture usagée à la médaille d’or du prix Nobel grâce à Wikipédia. L’autodérision dont fait probablement preuve cette mention résume aussi en partie la démarche entreprise avec ce projet.
Alchimie 2.0 a pour ambition de transformer de l’huile de friture en carburant pour ensuite produire du dioxyde d’azote. Après une « transmutation » en acide nitrique, un des objectifs est de graver du cuivre…
On trouve dans son portfolio l’ensemble du protocole mis en œuvre et toutes les sources consultées qui ont permis son élaboration après de multiples « pérégrinations sur le net et notamment sur Wikipédia ».
À Bagouet, l’installation doit être vue en commençant par son centre.
Une colonne de quatre bidons, imprimés en 3D, filtre de l’huile de friture pendant toute la durée de l’exposition (Alchimie 2.0. De l’huile de friture au dioxyde d’azote V2, 2022)…
À droite, quatre potences de laboratoire, montées sur une structure en acier, supportent différents instruments et récipients en verre borosilicaté qui sont reliés par les tubes en PCV.
Le processus engagé par ce dispositif (Alchimie 2.0. Du dioxyde d’azote à l’acide nitrique, 2020-2022) est décrit dans une gravure sur cuivre. Sa mise en œuvre est illustrée par une vidéo qui l’accompagne juste au-dessus.
Encore plus à droite, Guillaume Dronne affiche les sources consultées pour élaborer son installation (Alchimie 2.0. Sources, 2022)
Sur la gauche de la colonne de filtration, on découvre le plan d’un brûleur à huile végétale (Alchimie 2.0. Interlude [Brûleur à huile végétale], 2022) supposer alimenter une Fonderie DIY (2022). L’ensemble a pour objectif d’élaborer des recettes d’or alchimique à base de cuivre et d’alliage de récupération…
Cette transmutation se matérialise au centre de l’espace Bagouet par une collection de « prunes brutes de fonderie ». La version 3 de Cueillette et Récoltes, exposée ici, est le résultat d’un « projet polymorphe, mené depuis 2012, autour du matériau cuivre et des pratiques qui lui sont associées [qui] met en relation le glanage du cuivre avec une autre économie parallèle : la production d’eau-de-vie ». Guillaume Dronne ajoute « la goutte étant traditionnellement distillée dans un alambic en cuivre, peut-être qu’une autre forme se dessine. À suivre… »
Ces œuvres de Guillaume Dronne mettent parfaitement en lumière cette problématique de comment « faire œuvre en dehors de l’art » qui transparait dans toute l’exposition à Bagouet. La manière avec laquelle l’artiste présente son travail en est aussi une évidente illustration :
« La technique est pour moi le dénominateur commun entre plusieurs contextes sociaux (artistes, artisans, ouvrier, ingénieur, bricoleur,…). Comment ses artefacts (outils, matériaux, espaces, postures, positions, processus) peuvent-ils faire émerger des formes plastiques et des liens transversaux entre ces différents rapports à la matière ?
Le mécanisme plastique qui opère dans mon travail est l’aller-retour entre le procédé de mise en forme et l’objet qui en résulte. C’est-à-dire, comment, par la technique et ses attributs, est-il possible qu’un objet mis en situation d’exposition vienne trouver une résonance dans le quotidien d’un spectateur. »
Assoukrou Aké – Djêmin/arbre à palabre, 2019 – Espace Bagouet – Après l’école – 2e biennale artpress des jeunes artistes à Montpellier
Un peu plus loin, on découvre au sol Djêmin/arbre à palabre (2019) une sculpture performative proposée par Assoukrou Aké. Les visiteurs sont invités à s’assoir sur des tabourets pour discuter de sujets d’actualité ou pas, pourquoi pas de l’exposition, en utilisant ou non les textes disponibles sur des morceaux de bois…
La cimaise au fond de l’Espace Bagouet, qui ordinairement expose une œuvre « en majesté », a été repeinte en blanc et investie par une installation perturbante et provoquante de Matthieu Hemmer.
Au centre, avec une certaine dérision, scintille Fashioning : glitter in my panties (2022), une peinture sur un tissu pailleté miroir de chez Burberry.
Ces paillettes sont illuminées par deux lampadaires aux titres énigmatiques : Éclairage public : l’amour est mon seul bijou et Éclairage public : je ne sais pas ce qui est le plus froid entre mon cœur et mon collier (2022). Ces luminaires assemblent des textes en fer forgé et fonte d’aluminium éclairés par les ampoules (Beverly) et protégés par des abat-jour shiny mesh (Loewe) montés sur une structure en bois peint…
Matthieu Hemmer – Éclairage public, 2022 – Espace Bagouet – Après l’école – 2e biennale artpress des jeunes artistes à Montpellier
Sur la droite, un corps en paille est assis dans un fauteuil Eames. Modèle numéro 2 (2021) est vêtu d’un jean coupe boyfriend (Weekday) et chaussé de bottines en cuir (L’Arianna). On l’aura compris, pour Matthieu Hemmer, il importe de citer l’origine de ses emprunts au monde du design et de la mode dans les cartels qui accompagne ses œuvres.
Au-delà d’un regard probablement ironique sur les frivolités du monde de la mode, Matthieu Hemmer semble aussi vouloir montrer les ambivalences des pratiques artistiques, comme le souligne Charley Ridier dans sa notice pour le catalogue :
« L’épouvantail est une belle métaphore de l’art, de son pouvoir de simulation. Son but est en effet de parvenir à une figuration suffisamment crédible pour effrayer les oiseaux. Mais il est aussi un terme désignant un mode d’argumentation fallacieux. Ce qui intéresse Matthieu Hemmer, ce sont les relations entre les choses. C’est pour cette raison que les pieds des lampadaires sont des mots tirés en fonte d’aluminium et que le motif sériel du tableau, sous l’effet de la lumière, brouille sa lisibilité. Ce rapport entre les énoncés clairs, la visibilité troublée des peintures et ce corps de paille poursuit les recherches de Matthieu Hemmer sur les actes de langage. Son installation est une manière de désigner l’ambiguïté du geste artistique face à un monde dont le sens se dérobe ».
Par ailleurs, le rapprochement de l’épouvantail sans tête de Matthieu Hemmer avec le Costume décor-Custom des corps de Valentin Tyteca ne manque pas de sel…
Au-delà des œuvres qui y sont exposées, « Après l’école » à l’Espace Bagouet soulève un ensemble d’interrogations majeures sur ce que « faire œuvre » peut signifier pour de jeunes artistes dans un monde compliqué, inconfortable, pour ne pas dire hostile et angoissant. Il ne faut pas hésiter à venir confronter son regard à ces installations qui nous obligent à remettre en cause notre perception du statut de l’artiste et de l’activité artistique…
C’est sans doute l’exposition la plus indispensable de cette deuxième biennale artpress des jeunes artistes.
Catalogue disponible avec le numéro 503 d’artpress.
En savoir plus :
Sur le site d’artpress
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Sur le site du MO.CO.
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Les liens vers les sites des artistes sont dans le texte de la chronique.