Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont


Jusqu’au 26 mars 2023, l’Hôtel de Caumont présente « Yves Klein, intime » avec l’ambition d’explorer la dimension personnelle et intime d’une œuvre souvent perçue comme spectaculaire. Réalisé en collaboration avec les Archives Yves Klein, ce projet rassemble une soixantaine d’œuvres. Nombreuses sont celles qui ont été montrées dans les expositions qui se sont succédé depuis la mort de l’artiste. On pense en particulier pour ces dernières années à « Des cris bleus » au Musée Soulages de Rodez en 2019.

Pour Denys Riout, historien de l’art, conseiller scientifique et co-commissaire de ce projet, aucune de ces expositions « n’avait focalisé l’attention sur les liens entre sa propre vie et ses créations à la fois audacieuses, radicales et destinées à toucher un large public ».

Dans l’essai qu’il signe pour le catalogue, il prend toutefois la précaution de souligner :

« “Yves Klein, intime” : ce titre d’exposition peut susciter des espoirs et engendrer des déceptions, car chacun, sous l’adjectif “intime”, projettera ses désirs, lesquels diffèreront de ceux d’un autre amateur, ou ses préventions, là encore à coup sûr singulières ».

Après avoir rappelé que « Klein s’est beaucoup montré — pour ne pas dire “exhibé” » et que « l’artiste a bel et bien construit son propre mythe », il précise dans sa conclusion les enjeux, les limites et les articulations du projet :

« Puisqu’il ne s’agit pas de divulguer quelque secret de l’intimité supposée de l’artiste, pas davantage d’expliquer son œuvre par les menus faits de sa vie privée, nous espérons nous approcher de ses œuvres en nous rapprochant de ses proches, de ses amis. Nul ne crée, ne pense, n’agit seul. Et si l’on cherche à mieux comprendre l’œuvre en train de se faire, encore dans la fraîcheur des tâtonnements et des fulgurances qui en disent tant, il faut la resituer dans cet espace social qui, non seulement l’a vue naître, mais, surtout, lui a permis d’exister. À travers six sections, nous sommes invités à nous glisser parmi les intimes d’Yves Klein et, qui sait, à devenir imaginairement l’un d’eux. Avec ses parents, peintres, nous assisterons à ses débuts. Puis, aux cercles d’amis avec lesquels il crée, aux modèles avec lesquels il collabore, viendront se conjuguer sa vision des amateurs de peinture monochrome (…) et ses relations avec la religion, sa dévotion pour sainte Rita, patronne des causes désespérées. Ainsi, renversant la perspective habituelle, nous demanderons aux œuvres de nous introduire dans l’intimité de l’artiste, de nous convier à entrer en connivence avec lui ».

Cecilia Braschi, responsable des expositions de l’Hôtel de Caumont et co-commissaire de l’exposition, insiste sur l’importance des témoignages recueillis pour la construction de « Yves Klein, intime », et notamment de ceux de « trois personnes qui ont côtoyé Klein à des titres divers et qui, de manière différente, ont composé avec son héritage : son épouse, Rotraut Uecker (Rotraut, en son nom d’artiste) ; l’un de ses modèles, plus tard interprète et traductrice littéraire Elena Palumbo-Mosca et son plus jeune élève de judo, artiste à son tour, Gérard Zlotykamien ».

Après une brève introduction et quelques repères biographiques, le parcours s’organise en six sections thématiques :

Chaque séquence est introduite par un texte qui évoque avec cohérence et simplicité les relations de Klein avec sa famille, ses amis, ses modèles et les réflexions intellectuelles de l’artiste qui ont accompagné les œuvres exposées.

La plupart des cartels expliquent les circonstances dans lesquelles l’œuvre a été produite et le rôle qu’a pu y jouer son cercle d’intimes. Certains sont complétés par des reproductions photographiques qui en illustrent l’exécution et qui témoignent des acteurs qui y sont associés.

L’ensemble est globalement très cohérent à l’exception peut-être de la grande salle au premier niveau partagé par les deux premières sections. Les limites entre elles ne sont pas immédiatement perceptibles.

À l’étage, la séquence Un super bon camarade est particulièrement réussie. Son accrochage est construit autour d’un exceptionnel Cadavre exquis de plus de 14 mètres de long, réalisé avec Arman, Restany et Pascal. Le très beau Portrait Relief de Claude Pascal aurait du logiquement y trouver sa place.

L’impossibilité de présenter Ci-gît l’Espace en fin de parcours a contraint les commissaires à lui substituer ce Portrait Relief. Cet impondérable technique, lié aux dimensions de la caisse de transport en provenance du Centre Pompidou, nuit quelque peu à la clarté de la dernière section, mais cela restera sans doute peu perceptible pour les visiteurs.

Quatre courts films enrichissent le parcours et le propos de « Yves Klein, intime ».

La scénographie signée par Hubert le Gall, assisté de Laurie Cousseau, est une nouvelle fois irréprochable. Elle est largement construite à partir de grandes reproduction en papier peint de photographies. La majorité de ces clichés ont été pris par Harry Shunk et Janos Kender et sont conservées par le Getty Research Institute de Los Angeles. Dans plusieurs de ces images, Yves klein semble à la fois considérer ses œuvres avec une certaine distance et interroger le regard des visiteurs…

Toujours exemplaire, la mise en lumière a été réalisée par Vyara Stefanova avec Transpalux.

Les œuvres exposées sont issues du fonds d’atelier de Yves Klein, des collections du Musée d’Art moderne et d’Art contemporain (MAMAC) à Nice, du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne/Centre de création industrielle à Paris, du Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía à Madrid, du Monastero di Santa Rita Delle Agostiniane di Cascia, de la famille Venet et de plusieurs collections particulières.

Le commissariat est assuré par Cecilia Braschi, en lien avec les Archives Yves Klein et avec le concours de Denys Riout.

L’exposition est complétée par un catalogue publié par In Fine éditions d’art. Les essais sont signés Cecilia Braschi, Catherine Francblin, Denys Riout et Didier Semin.

Par son parcours didactique, son accrochage remarquable et sa scénographie exemplaire, « Yves Klein, intime » trouvera sans aucun doute un écho très favorable auprès du grand public et de celles et ceux qui connaissent mal ou peu l’œuvre de l’artiste. Pour les amateur·rice·s d’art qui ont vu plusieurs des expositions qui lui ont été consacrées ces dernières années, les découvertes seront plus rares. Ils/elles peineront probablement à se « glisser parmi les intimes d’Yves Klein » et très certainement « à devenir imaginairement l’un d’eux »…

Dans la programmation de Culturespaces, cette exposition peut être perçue comme une prolongation du spectacle audiovisuel « Yves Klein, l’infini bleu », programme court diffusé dans les carrières des Baux de Provence jusqu’en janvier 2023, après une présentation en 2020 à l’Atelier des Lumières de Paris.

Compte rendu de visite à suivre…

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« Yves Klein, intime » : Regard sur le parcours de l’exposition

Face à l’entrée, le regard est immédiatement captivé par une imposante installation composée par les douze tiges suspendues au plafond de Pluie bleue (1957) qui paraissent tomber dans un vaste bac de pigment pur bleu…

Yves Klein - Pluie bleue, (S 36), 1957 - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Yves Klein – Pluie bleue, (S 36), 1957. Édition posthume 2018. Pigment pur et résine synthétique sur douze tiges en bois. Collection particulière. – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont.
Yves Klein présente la première version de cette Pluie bleue lors de son exposition à la galerie Colette Allendy en mai 1957. Constituée de douze tiges suspendues au plafond au-dessus d’un plateau rempli de pigment bleu, l’œuvre se déploie dans l’espace à la manière d’un tableau dématérialisé. Selon les mots de l’artiste : « Le pigment pur exposé par terre, devenait un tableau de sol et non plus de cimaise », la couleur devenant ainsi « le plus immatériel possible, c’est à dire la force d’attraction elle-même».

Sur la gauche, dans un grand tirage d’une photographie de Harry Shunk et Janos Kender (Yves Klein et le Globe terrestre bleu, 1961), l’artiste semble méditer sur son œuvre et sur le monde…

Yves Klein et le Globe terrestre bleu, (RP 7), 1961 - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Harry Shunk et Janos KenderYves Klein et le Globe terrestre bleu, (RP 7), 1961. J.Paul Getty Trust. The Getty Research Institute, Los Angeles. – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

On pourrait s’interroger sur son œil songeur et un brin désabusé qui semble également se poser sur la vitrine qui protège l’édition posthume de 1988 de sa sculpture (Globe terrestre bleu, 1957) et peut-être sur les visiteurs qui pénètrent dans l’exposition.

Yves Klein - Globe terrestre bleu, (RP 7) 1957 Édition posthume 1988 - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Yves KleinPluie bleue, (S 36), 1957. Édition posthume 2018. Pigment pur et résine synthétique sur douze tiges en bois. Collection particulière – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

Le texte d’introduction est complété par une frise qui rappelle quelques repères biographiques à propos de Yves Klein.

Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont © Culturespaces - Thomas Garnier - © Succession Yves Klein ADAGP, Paris, 2022
Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont © Culturespaces – Thomas Garnier – © Succession Yves Klein ADAGP, Paris, 2022

Yves Klein est assurément l’un des artistes français de la seconde moitié du XXe siècle les plus célèbres. Le bleu lumineux et profond qu’il a fait breveter, le fameux IKB (International Klein Blue), est connu internationalement, bien au-dela du cercle des amateurs d’art.

Judoka émérite formé au Japon, dévot de sainte Rita (patronne des causes désespérées), organisateur d’« actions-spectacles» , il a transformé ses modèles en « Pinceaux vivants », réalisé des  « Peintures de Feu », imaginé des œuvres immatérielles, participé à sa manière à la conquête de l’espace. Il a également beaucoup écrit. Parallèlement, il a fait documenter ses multiples activités par des photographies, des films, des enregistrements sonores. Ainsi l’artiste, qui signe volontiers « Yves le Monochrome », a bel et bien construit son propre mythe, la création de son œuvre ne faisant qu’un avec la création de soi.

En regard de ce récit public de l’œuvre, foisonnant et spectaculaire, cette exposition explore, pour la première fois, sa dimension plus personnelle et intime qui lui est complémentaire, afin de mettre en lumière les liens entre le vécu de l’artiste et ses créations à la fois audacieuses, radicales et destinées à toucher un large public.

À travers sept sections thématiques, nous sommes invités à nous glisser parmi les intimes d’Yves Klein et, qui sait, à devenir imaginairement l’une d’eux. Avec ses parents, peintres, nous assisterons à ses débuts. Puis, aux côtés de ses modèles et collaboratrices, dans son cercle d’amis avec lesquels il échange et crée, nous explorerons de près sa vision de l’art, de la couleur et de la matière, son sens de l’humour sans doute particulier, ses relations avec la religion et la spiritualité, jusqu’à son aspiration ultime vers I’ « immatériel» .

Ainsi, renversant la perspective habituelle, demanderons-nous aux œuvres de nous introduire dans l’intimité de l’artiste, de nous convier à entrer en connivence avec lui.

Désirs d’évasion et vrai départ

Portrait d'Yves Klein avec un Monochrome troué, 1960 et Monochrome bleu, (IKB 22), (1957) troué par le feu (s.d.) - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont
Portrait d’Yves Klein avec un Monochrome troué, 1960 et Monochrome bleu, (IKB 22), (1957) troué par le feu (s.d.) – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

En pénétrant dans la grande salle au premier niveau, les visiteur·euse·s se trouvent immédiatement face à un Portrait d’Yves Klein avec un Monochrome troué (1960) qui les regarde dans les yeux. Cette photographie de Harry Shunk et Janos Kender est associée à Monochrome bleu, (IKB 22), (1957) troué par le feu (s.d.). Montée dans un Plexiglas, cette œuvre exhibe ses deux faces…

Cet assemblage spectaculaire trouble toutefois la compréhension de ce début de parcours. En effet, deux sections partagent ce premier espace. Et de toute évidence, l’évocation de ces monochromes troués renvoie à la seconde.

Pour découvrir la première séquence (Désirs d’évasion et vrai départ), il faut de fait pivoter de 180° pour en découvrir le texte de salle ainsi que les quelques œuvres et documents qui lui sont associés.

Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont
Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

Fils de Marie Raymond, artiste abstraite, et de Fred Klein, peintre figuratif, Yves Klein n’avait initialement pas envisagé de faire une carrière artistique. Après un parcours scolaire accidenté, Klein échoue au baccalauréat, mettant ainsi un terme à son espoir de devenir officier de marine. Commencent alors pour lui d’autres aventures qui complètent sa formation et l’amènent vers les chemins de la création. 

À Nice, avec ses amis Claude Pascal et Armand Fernandez (le futur Arman), il partage sa passion pour le judo. Cette pratique, qu’il n’abandonne qu’en 1960, lui donne une discipline et lui permet de structurer son caractère, tout en accompagnant ses réflexions philosophiques et spirituelles. Les voyages qu’il entreprend en Angleterre, en Irlande, en Espagne et au Japon, lui ouvrent des horizons culturels divers. Klein se jette alors à corps perdu dans la création, après plusieurs détours et interrogations diverses. 

En 1955, les premières œuvres qu’il décide de présenter au public sont des peintures d’une seule couleur, unie. Baptisées un an plus tard « propositions monochromes », elles échappent à la définition même de « tableau » et ne relèvent ni de l’art figuratif ni de l’art abstrait – ces deux tendances qui, représentées respectivement par ses deux parents, cristallisent aussi la scène de l’art français dans les années 1950. Ainsi, comme beaucoup de jeunes gens, c’est loin des sentiers battus et en dehors des codes convenus que le jeune artiste cherche sa voie.

Harry Shunk et Janos Kender - Yves Klein réalisant une prise de judo, 1955 - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Harry Shunk et Janos KenderYves Klein réalisant une prise de judo, 1955. J.Paul Getty Trust. The Getty Research Institute, Los Angeles. (2014.R.20) et Yves Klein réalisant des prises de judo au Japon, vers 1953 – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont.

Fred Klein - Trois Chevaux, sd - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Fred Klein Trois Chevaux s.d. Huile sur toile. Collection particulière. 
Né à Java et d’origine néerlandaise, Fred Klein, le père d’Yves, étudie d’abord à Rotterdam, puis se tourne vers une carriere d’artiste et se rend à Paris où il étudie à l’école d’art privée d’André Lhote. Il épouse Marie Raymond en 1926 à Nice, alors qu’elle est encore élève aux Beaux-Arts de la ville. Si Marie Raymond adhère à l’abstraction, Fred Klein emprunte davantage au langage pictural neo-impressionniste et peint notamment des chevaux ou des jardins fleuris. Inspiré par son père, Yves Klein réalise des esquisses de chevaux à partir de 1950, avant de s’éloigner de manière radicale du style pictural de ses deux parents.

Marie Raymond - Composition, 1949 - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Marie RaymondComposition, 1949. Pigment pur et résine sur papier. Collection particulière. 
Originaire du Midi de la France et installée à Paris, dans le quartier de Montparnasse, autour de 1926, Marie Raymond est une exposante réputée de l’art abstrait d’après-guerre, ses œuvres ayant été remarquées dès 1946, lors de la premiere édition du Salon des Réalités Nouvelles, manifestation consacrée à cette tendance. À ce titre, elle a exposé dans d’importantes galeries parisiennes spécialisées dans l’art non-figuratif, comme les galeries Colette Allendy et Denise René. Entre 1946 et 1954, elle organise des réunions hebdomadaires appelées  « Les Lundis de Marie Raymond » qui rassemblent des artistes de tous bords et auxquelles son fils, Yves Klein, participe aussi. Grâce à ses parents, Yves Klein a pu fréquenter dès sa jeunesse des artistes comme Nicolas de Staël, Alberto Magnelli, Jean Arp, Sophie Taeuber-Arp, Sonia et Robert Delaunay.

Yves Klein - Expression de l'univers de la couleur mine orange, (M 60), 1955 - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Yves KleinExpression de l’univers de la couleur mine orange, (M 60), 1955. Pigment pur et résine synthétique sur carton monté sur panneau. 95 × 226 cm. Collection particulière.

De retour à Paris après un séjour en Espagne en tant qu’enseignant de judo, Yves Klein cherche à se faire reconnaître en tant que peintre. En 1955, il soumet ce monochrome orange au Salon des Réalités Nouvelles, auquel sa mère avait participé à plusieurs reprises depuis 1946. Le tableau est cependant refusé par les membres du comité d’organisation sous prétexte que, tout en n’étant pas figurative, cette œuvre ne peut pas non plus être considérée « abstraite » car elle ne présente aucune forme, ligne, ni même un point. En réaction à ce rejet, l’artiste se tourne vers une monochromie d’autant plus radicale, en supprimant jusqu’à sa signature visible au recto de ses tableaux.

Profondeur bleue

Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont
Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

Bien plus que des simples surfaces à regarder, les monochromes de Klein se veulent des foyers rayonnants d’une couleur pure capable d’envahir l’espace pour atteindre le spectateur. Après avoir exploré différentes couleurs, dès 1956, Klein jette son dévolu sur le bleu, la plus aérienne et transcendante qui soit.

Un nouveau médium fixatif qu’ il élabore avec l’aide de son marchand de couleurs lui permet de sauvegarder l’éclat propre au pigment pur et d’intensifier la présence de ce bleu irradiant. L’IKB (International Klein Blue) est aussi créé, et sa formule sera déposée à l’Institut National de la Propriété Intellectuelle en 1960.

Après l’avoir appliqué sur le papier et la toile, Klein ne tarde pas à remarquer la beauté du bleu lorsqu’il pénètre dans les éponges. Réceptacles parfaits de la couleur, elles lui apparaissent alors comme une métaphore des spectateurs de
ses monochromes :

« C’est cette extraordinaire faculté de l’éponge de s’imprégner de quoi que ce soit de fluidique qui m’a séduit, dit-il. Grâce aux éponges, matière sauvage vivante, j’allais pouvoir faire les portraits des lecteurs de mes monochromes qui, après avoir vu, après avoir voyagé dans le bleu de mes tableaux, en reviennent totalement imprégnés en sensibilité, comme des éponges. » 

Rouleau à peindre, Vers 1957 et assiettes rose, bleue et or - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont
Rouleau à peindre, Vers 1957 et assiettes rose, bleue et or – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

Insatisfait des couleurs broyées à l’huile qu’il considère comme  « mortes », Klein élabore avec son marchand de couleurs, Édouard Adam, un « médium fixatif » capable de conserver leur éclat, leur pureté et leur intensité. Véritable  « marque » de l’artiste, IKB est malléable : il peut être appliqué au pinceau, au pistolet, mais surtout, au rouleau. En effet, c’est à l’aide d’un rouleau de peintre en bâtiment que Klein dit maintenir sa  « distance » vis-à-vis de la peinture. Plus « anonyme » que le pinceau, que l’artiste considère « trop psychologique », le rouleau est l’instrument qui lui permet de s’écarter de l’académisme des pinceaux incarné par ses parents et de tourner le dos à l’intellectualisme dont il a voulu aussi se couper grâce à la pratique sportive du judo.

Yves Klein - Monochrome bleu sans titre, (Godet) 1958 - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Yves KleinMonochrome bleu sans titre, (Godet) 1958. Pigment pur et résine synthétique sur gaze montée sur panneau. 150 × 198 cm. Musée d’Art moderne et d’art contemporain (MAMAC), Nice. – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont.

Le 5 juin 1958, à Paris, lors d’une séance privée chez son ami et collectionneur Robert Godet, Klein organise une  « performance » avant la lettre. Sous les yeux des invités, un modèle, le corps enduit de peinture bleue, rampe sur une feuille de papier posée à même le sol et y laisse son empreinte jusqu’à la recouvrir complètement. Le résultat est ce grand monochrome bleu. Première peinture réalisée grâce à l’intervention d’un modèle vivant sur le support, cette œuvre anticipe ainsi la série des Anthropométries, présentée par l’artiste deux ans plus tard et à laquelle sont consacrées les prochaines salles de l’exposition.

Yves Klein - Fa, (RE 31), 1960 - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Yves KleinFa, (RE 31), 1960. Pigment pur et résine synthétique, éponges naturelles et cailloux sur panneau. 92 × 73 × 11 cm.  Collection particulière. – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont.

Klein présente ses premières éponges dans sa double sa exposition de 1957 dans les galeries Colette Allendy et Iris Clert, à Paris. Il les utilise massivement sous forme de reliefs, alors qu’il travaille à la décoration du foyer et du vestiaire de l’opéra théâtre de Gelsenkirchen, ville industrielle de la Ruhr, en Allemagne. Il s’agit de la seule commande publique qu’il réalise dans sa vie. Les éponges imprégnées du bleu IKB atténuent la planéité des six panneaux qu’il réalise pour l’occasion, formant une composition alliant texture et relief. Pour la réalisation de cette œuvre monumentale, Klein est assisté par son ami Jean-Pierre Mirouze et par Rotraut Uecker, sa compagne, qui deviendra plus tard son épouse. L’ensemble est inauguré en décembre 1959, en présence d’Iris Clert, galeriste de Klein, et de son ami l’artiste Jean Tinguely. Il est aujourd’hui classé monument historique.

Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Yves Klein dans son appartement entouré de ses Sculptures éponges, 1959 © Georges Véron © Succession Yves Klein c/o ADAGP Paris – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

Corps, chaire, empreintes

Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont
Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

Inscrit dans la tradition chrétienne, Yves Klein s’est penché dès le début de sa carrière sur ce qu’il a souvent nommé « la chair ». Il souhaite la rendre sinon visible, du moins perceptible dans son ceuvre, qui est par ailleurs empreinte de spiritualité

À l’instar des peintres classiques, Klein commence par demander à des modèles de poser dans son atelier pendant qu’il réalise ses monochromes, afin que ceux-ci se trouvent en quelque sorte « imprégnés » par leur présence. Mais bientôt, ce sont les modèles eux-mêmes qui, le corps enduit de peinture, apposent leur empreinte sur le support. L’artiste n’intervient qu’en tant que « chef d’orchestre  », assistant, en gants blancs et smoking, à l’ « accomplissement de l’œuvre ».

Présentées lors d’une performance à la Galerie internationale d’art contemporain à Paris en mars 1960, au son de la Symphonie Monoton que Klein a lui même composée, ces œuvres ont été baptisées par le critique Pierre Restany « Anthropométries », terme signifiant, littéralement, la « mesure de l’être humain  » faisant son apparition dans l’œuvre.

Si la nudité des modèles pourrait suggérer une volonté de l’artiste de renouer avec la tradition occidentale du nu, il faut souligner que Klein ne peint pas « d’après » ses modèles, mais  « en leur compagnie ». Il en résulte un changement essentiel de la relation entre l’artiste et son modèle. Les jeunes femmes (ou parfois des hommes) qu’il recrute sont loin d’être passives, comme le sont les modèles s’offrant au regard des peintres figuratifs. Invitées à participer activement à la réalisation des œuvres, elles bénéficient du statut de « collaboratrices ».

Anthropométries de l’Époque bleue à Galerie Internationale d’art contemporain, 9 mars 1960. Voir film
Yves Klein - Vampire, (ANT SU 20) 1960 - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Yves KleinVampire, (ANT SU 20) 1960 – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont.

Cette œuvre appartient à l’ensemble des « Suaires », un type d’Anthropométrie réalisé sur tissu libre, avec une technique qui s’apparente à celle des pochoirs. L’image négative est obtenue grâce à la projection de peinture autour du corps du modèle, lui-même enduit de peinture et appuyé contre la toile. Dans ce cas, il s’agit du corps de Rotraut, la compagne d’Yves Klein. Le terme  « suaire  » renvoie à un objet de culte, à l’instar du Saint-Suaire, considéré comme le linceul ayant servi à envelopper le corps du Christ après sa mort et conservant la trace de ses blessures lors de la flagellation et de la crucifixion.

Yves Klein - Vampire, (ANT SU 3) 1960 - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Yves KleinVampire, (ANT SU 3) 1960. Pigment pur et résine synthétique sur soie.  92 × 103 cm. Collection particulière – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

Yves KleinDessin préliminaire aux Grandes Batailles, (D2), 1960. Pigment pur et résine synthétique sur papier marouflé sur toile. 25 × 32,7 cm. Collection particulière – Dessin préliminaire aux Anthropométries, (D1) 1960. Pigment pur et résine synthétique sur papier marouflé sur toile. 32,5 × 24,8 cm – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Yves Klein Monique, (ANT 57) Vers 1960. Pigment pur et résine synthétique  sur papier marouflé. 115 × 96 cm. Collection particulière et Harry Shunk et Janos Kender Yves Klein et Elena Palumbo réalisant Anthropométrie, (ANT 133) dans l’appartement de l’artiste, 1960 – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

Yves Klein - Jonathan Swift, (ANT 125) vers 1960 - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Yves KleinJonathan Swift, (ANT 125) vers 1960. Pigment pur et résine synthétique  sur papier marouflé. 180 × 270 cm. Collection particulière – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

Yves Klein - Héléna, (ANT 111) 1960 - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Yves KleinHéléna, (ANT 111) 1960. Pigment pur et résine synthétique sur papier marouflé. 218 × 151 cm. Collection particulière – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont.

Elena Palumbo-Mosca, qui a réalisé cette Anthropométrie, est introduite à Yves Klein par le biais d’Arman, chez qui elle travaille, à Nice, en tant que jeune fille au pair. Liée d’amitié avec l’artiste et sa compagne, Rotraut, elle collabore à la réalisation des premières Anthropométries et participe, en mars 1960, à leur présentation à la Galerie Internationale d’Art Contemporain. Pour réaliser cette œuvre, le modèle a été traîné par l’artiste sur le papier où il a laissé la trace bleue de son corps enduit de peinture du torse aux cuisses. Très sportive et championne de plongeon dans sa jeunesse, Elena Palumbo-Mosca a comparé cette Anthropométrie à une sorte de « plongeon dans le vide  » dans un entretien réalisé à l’occasion de cette exposition.

Yves Klein dans son appartement, 1961 © Manfred Tischer et Yves KleinAnthropométrie sans titre, (ANT 7) 1960. Pigment pur et résine sur papier. 102 × 73 cm. Collection particulière – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont
Harry Shunk et Janos Kender – Portrait d’Yves Klein et de Rotraut Uecker dans leur appartement, 1960. Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

Un super bon camarade

Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont
Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

Bien des noms viennent à l’esprit lorsque l’on pense à l’univers dans lequel Yves Klein a vécu et travaillé, à commencer par Arman et Claude Pascal, tous deux rencontrés au club de judo à Nice en 1947. Par la suite, la rencontre avec Pierre Restany en 1955 revêt une importance capitale. Le critique trouve les mots qui frappent l’imaginaire et rédige des préfaces et autres textes. Il ne cessera jamais d’accompagner l’artiste. 

Rien n’aurait été possible non plus sans l’affection et le soutien d’artistes, qui pouvaient se traduire par des collaborations. Avec Tinguely, par exemple, pour la réalisation d’œuvres exposées en 1958 à la galerie Iris Clert, « Vitesse pure et stabilité monochrome », ou avec Arman, Restany et Pascal dans un cadavre exquis de plus de 14 mètres de long. 

Avec une clairvoyance qui dépasse la différence évidente entre sa démarche créative et celles de ses amis, Klein a pris fait et cause pour le principe même d’une collaboration entre artistes : « les artistes qui peuvent créer en commun sont ceux qui travaillent avec le cœur et la tête », dit-il, persuadé que « l’immortalité se conquiert en commun ». 

Le Nouveau Réalisme, dont la création a été entérinée à son domicile, a connu un destin plus chaotique, Klein ne goûtant sans doute guère aux contraintes que la notion de groupe implique. Ceci ne retire rien au fait qu’il sût être pour beaucoup, ainsi que le notait Jean Tinguely, « un super bon camarade ».

Yves KleinPortrait de Martial Raysse, (S 15) Vers 1962. Pigment pur et résine synthétique, plâtre sur socle. 27 × 16 cm 114 et Masque, (S 10) 1962. Pigment pur et résine synthétique sur polyester. 21,5 × 20,5 cm 115.Collection particulière – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont.

Déclaration constitutive du Nouveau Réalisme 27 octobre 1960 - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Déclaration constitutive du Nouveau Réalisme 27 octobre 1960. Craie sur papier. 103,5 × 73,5 cm et 100 × 66 cm. Collection particulière – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont.

La déclaration constitutive du Nouveau Réalisme, rédigée par le critique d’art Pierre Restany est signée le jeudi 27 octobre 1960 dans l’appartement d’Yves Klein, rue Campagne-Première, à Paris. Les signataires sont Arman, Dufrêne, Hains, Klein, Raysse, Restany, Spoerri, Tinguely et Villeglé. Malgré leurs productions personnelles plurielles, les Nouveaux Réalistes se rassemblent autour du concept de « réalisme » en prenant  « conscience de leur singularité collective », selon les termes employés par Pierre Restany. Les neufs exemplaires de cette déclaration sont imprimés dans les trois couleurs chères à Yves Klein en témoignage de la place que cet artiste occupe au sein de son cercle d’amis, jusqu’à en « imprégner », à sa façon, leur travail collectif. Ils seront ensuite tirés au sort par l’ensemble des adhérents, l’exemplaire rose ci-présent étant revenu à Pierre Restany. Le groupe sera dissous en octobre 1961.

Collaboration Yves Klein-Jean Tinguely, Excavatrice de l’espace, (S 13) 1958. Pigment pur et résine synthétique sur disque de métal,  moteur électrique et pieds en métal. 17 × 20,5 × 25 cm. Collection particulière et Photo de Jean Tinguely et Yves Klein, 1958 © Martha Rocher.

Jean Tinguely et Yves Klein presentent cette Excavatrice de l’espace avec une série de productions similaires le 17 novembre 1958 à la galerie Iris Clert dans le cadre de leur exposition « Vitesse pure et stabilité monochrome ». Le disque coloré est monté sur un trèpied constitué d’un assemblage de ferraille qui supporte le moteur et le fait tourner à 300 km/h. L’ensemble apporte une dimension vibrante au bleu IKB de Klein. Cette co-création synthétise ainsi la réflexion de Tinguely sur la vitesse, avec ses sculptures mobiles dites Méta-Matics, et de Klein sur le rayonnement du bleu (avec les Monochromes).

Martial Raysse, Arman, Yves Klein et Rotraut dans l’appartement du 14, rue Campagne-Première, Paris, mars 1960 - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont
Martial Raysse, Arman, Yves Klein et Rotraut dans l’appartement du 14, rue Campagne-Première, Paris, mars 1960 – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont.
Collaboration Yves Klein-Arman-Claude Pascal-Pierre Restany, Store poème, (ANT SU 15) 1er mars 1962  - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Collaboration Yves Klein-Arman-Claude Pascal-Pierre Restany, Store poème, (ANT SU 15) 1er mars 1962. Pigment pur et résine sur pigments purs  et résine synthétique sur tissu non tendu. 1480 × 78 cm. Collection particulière. – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont.

Christo - Portrait de mariage d’Yves Klein et de Rotraut, 1962   - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Christo Portrait de mariage d’Yves Klein et de Rotraut, 1962. Huile sur toile avec cadre peint. 213 × 148 cm. Musée d’Art moderne et d’Art contemporain (MAMAC), Nice.

Yves Klein rencontre Rotraut Uecker en 1957 à Nice, par le biais de son ami Arman. Le couple s’installe ensuite à Paris et se marie en 1962 au cours d’une cérémonie qui s’apparente à une œuvre d’art mise en scène par Klein. « Ce mariage a été extraordinaire. Tout ce qu’Yves faisait avait un sens […] c’était spectaculaire et très sincère aussi, comme un mariage royal » a témoigné Rotraut dans un entretien réalisé à l’occasion de cette exposition.

Proche des Nouveaux Réalistes, Christo rencontre Yves Klein vers 1960 par l’intermédiaire de Pierre Restany. Il est notamment connu pour ses projets monumentaux éphémères comme le Pont-Neuf empaqueté (1985) ou plus récemment, L’Arc de Triomphe empaqueté, œuvre posthume (2021). Dans la représentation qu’il donne du couple des jeunes mariés, plusieurs éléments renvoient à l’œuvre de Klein, comme le bleu qui sert de fond à la composition, ainsi que la couronne de Rotraut. La tâche dorée sur la gauche fait écho aux peintures  « Monogolds » de Klein, (présentées dans les prochaines salles) sa forme et sa tige évoquant, quant à elles, les éponges et leur matière imprégnée.

Arman Portrait-Robot de Rotraut, 1962. Effets personnels dans une boîte. 131 × 85 × 7 cm et Premier Portrait-Robot d’Yves Klein, le Monochrome, 1960. Effets personnels dans une boîte 76 × 50 × 12 cm. Collection particulière. 

L’amitié entre Klein et Armand Fernandez (plus tard connu sous le nom d’Arman) débute très tôt, au club de judo du quartier général de la police de Nice à la fin des années 1940, au moment où Yves décide de faire carrière dans cette discipline alors encore peu pratiquée en France. Malgré le lien d’amitié et la grande proximité entre les deux artistes, l’œuvre d’Arman se développe de manière différente et presque opposée à celle de Klein. Alors que ce dernier vise l’épuration du vide, Arman compose ses ceuvres par l’accumulation d’objets inutilisés, détritus et rébuts. À travers ses « Combustions » ses « Colères » ou encore ses « Poubelles » Arman détourne les objets usuels en leur conférant une dimension personnelle et esthétique. Dans ses  « Portraits Robots », il agence dans des boîtes en plexiglas des objets appartenant à des proches (dans ce cas Yves Klein et Rotraut) et qui les caractérisent.

Le bonheur et l’abîme

Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont
Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

À partir de 1958, le succès de Klein n’a pas cessé de grandir. La commande de décorations murales pour l’opéra de Gelsenkirchen conforte sa stature internationale, confirmée par sa grande exposition à Krefeld (Allemagne) en 1961. Amour et succès artistique se conjuguent. Klein et l’artiste Rotraut Uecker, qu’il a rencontrée en 1957, forment un couple rayonnant, comme l’attestent de nombreuses photographies.

À la même époque, Klein multiplie les inventions, les expositions, les voyages. Souffrant d’un cœur fragile, il ne tient pas compte des premières alertes annonciatrices du pire. Création et destruction s’entrelacent alors dans une danse à haut risque, dont l’artiste fixe des moments, les transmue en œuvres. Alors qu’il s’empare du feu dans des œuvres réalisées à l’occasion de l’exposition à Krefeld, il paraît littéralement brûler sa vie. Séduisantes autant qu’impressionnantes, ses Peintures de Feu symbolisent cette pensée exprimée à plusieurs reprises par Yves Klein : « Mes œuvres ne sont que les cendres de mon art. » 

Mais au-delà de leur puissance d’attraction formelle, certaines de ces Peintures de Feu évoquent irrésistiblement des rituels au cours desquels s’affrontent Eros et Thanatos. Métaphores de la fin, de la disparition, elles deviennent pour nous, qui connaissons la suite, des allégories de la trajectoire d’un artiste qui a su porter sa vie à cette incandescence qui, à ses yeux, permettait seule de la transmuer en art.

Yves Klein réalisant des peintures de feu. Centre d’essais de Gaz de France, Saint Denis, France 1961.  – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont. Voir Film
Yves Klein - Peinture de Feu sans titre, (F 24) 1961  - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont
Yves Klein – Peinture de Feu sans titre, (F 24) 1961  – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont
Yves Klein - La Marque du Feu, (F 85), 1961 - Peinture de Feu sans titre, (F 31), 1961 et Peinture de Feu sans titre, (F 45), 1961  - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont
Yves Klein – La Marque du Feu, (F 85), 1961 – Peinture de Feu sans titre, (F 31), 1961 et Peinture de Feu sans titre, (F 45), 1961  – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

Dévotion et spiritualité

Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont
Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont

Klein a-t-il été un catholique sincère, convaincu ? Son œuvre est-elle imprégnée non seulement de spiritualité mais même de religiosité voire de bigoterie, selon certains de ses détracteurs ? Son affiliation, jeune homme, à une société rosicrucienne (1948), l’a longtemps desservi aux yeux de nombreux exégètes, ainsi que son adhésion, plus tardive, à l’ordre des Archers de Saint Sébastien (1956).

Mais, à l’opposé de ces comportements parfois ostentatoires, Klein a aussi déposé anonymement et en toute discretion dans le monastère Sainte-Rita de Cascia, en Italie, un ex-voto (1961) qui a été découvert dans des conditions rocambolesques bien après la disparition de l’artiste. Dans ce coffret en plexiglas, recelant des pigments purs, des feuilles et des lingots d’or, l’artiste a déposé une prière manuscrite, par laquelle il remercie la sainte des cas impossibles et désespérés pour  « toute l’aide puissante, décisive et merveilleuse » déjà accordée et demande solennellement, encore et toujours : « que tout ce qui sort de [lui] soit beau ».

Les pigments de l’ex-voto reproduisent, en miniature, la fameuse trilogie bleu, rose et or par laquelle Klein remplace la triade des couleurs primaires en peinture et qui n’est pas sans évoquer la symbolique chrétienne de la Trinité. Ces trois couleurs sont aussi contenues dans le feu, symbole, à sa façon, de mort et résurrection. Quelle que soit la nature de sa foi et la sincérité de l’artiste, lorsqu’il se décrit comme « un Occidental, un chrétien bienpensant », des sentiments profonds et personnels fondent incontestablement « [sa] religion de l’absolu monochrome ».

Yves Klein – Monochrome rose sans titre, (MP 19) Vers 1962 – Monochrome bleu sans titre, (IKB 67) 1959 – Monogold sans titre, (MG 8) 1962 et Ex-voto dédié à Sainte Rita de Cascia par Yves Klein, 1961. Pigment pur, feuilles d’or, lingots d’or et manuscrit dans Plexiglass 14 × 21 × 3 cm. Collection particulière – Monastero di Santa Rita delle Agostiniane di Cascia.

Yves Klein s’est rendu à plusieurs reprises, avec sa tante, Rose Raymond, au monastère de Cascia où vécut sainte Rita, avocate des causes désespérées. En 1961, il y dépose anonymement cet ex-voto, offrande conçue pour obtenir ou remercier d’une grâce. Oublié pendant de nombreuses années, cet ex-voto a été redécouvert à la faveur d’un tremblement de terre survenu dans la région de Cascia en 1979, lorsqu’un peintre venu restaurer les vitraux du monastère a songé réutiliser les feuilles et lingots d’or contenus dans le coffret pour ses dorures. L’ensemble a ensuite été authentifié en 1980 par Pierre Restany.

Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Yves KleinPortrait Relief de Claude Pascal, (PR 3) 1962. Pigment pur et résine synthétique sur bronze monté  sur panneau recouvert de feuilles d’or. 176 × 94 × 26 cm. Collection particulière.

En 1962, Klein débute la préparation de moulages en plâtre de ses amis niçois les plus proches, Arman, Claude Pascal et Martial Raysse. Chaque modèle est représenté dans la même posture: buste de face, bras le long du corps, poings serrés, tandis que le reste du corps est coupé de manière irrégulière au niveau des cuisses. Ces  « Portraits Reliefs » grandeur nature, déclinent ainsi d’une façon nouvelle le principe de l’empreinte, qui traverse l’œuvre de Klein depuis ses débuts et dans les différentes phases de son travail. Inachevé du vivant de Klein, le moulage en plâtre a été transposé en bronze, puis recouvert de pigment bleu et posé sur un fond en bois paré de feuilles d’or, comme le projet de l’artiste le prévoyait.

Yves Klein - Dimanche 27 novembre, le journal d’un seul jour, 1960 - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Yves Klein – Dimanche 27 novembre, le journal d’un seul jour, 1960. 55,5 × 38 cm. Collection particulière. 

En 1960, alors qu’il est au sommet de sa carrière, Klein participe au Festival de l’Art d’Avant-Garde, manifestation interdisciplinaire dirigée par le metteur en scène Jacques Polieri. Dans ce contexte, il fait distribuer le dimanche 27 novembre ce « journal d’un seul jour », dont le titre pastiche le bien connu Journal du dimanche. Illustré de cinq images, dont le célèbre cliché habilement truqué qui montre Klein se précipitant  « dans le vide » depuis le haut d’une maison, ce faux journal regroupe de petits manifestes, des projets et des scenarii qui donnent un bon aperçu de l’univers protéiforme de l’artiste. La pensée qu’Yves Klein traduit à l’écrit est également investie d’une dimension autobiographique : Klein fait le bilan de son parcours, de l’apprentissage du judo à l’expérience du vide et de l’immatériel, moins de deux ans avant sa mort.

Yves Klein - Monogold sans titre, (MG 45), 1959 - Monogold sans titre, (MG 1), 1960 et Monogold sans titre, (MG 3), 1960 - Yves Klein, intime à l'Hôtel de Caumont

Yves KleinMonogold sans titre, (MG 45), 1959 – Monogold sans titre, (MG 1), 1960 et Monogold sans titre, (MG 3), 1960 – Yves Klein, intime à l’Hôtel de Caumont.

Lorsqu’il voyage à Londres en 1949, à l’âge de 21 ans, Klein trouve un emploi chez un encadreur qui l’initie à la dorure à la feuille. Bien plus tard, ce savoir-faire lui servira pour la réalisation de ses Monogolds qu’il réalise à partir de 1959. L’artiste joue sur les textures afin de créer de multiples effets visuels sur certaines œuvres, la feuille d’or n’est pas travaillée, tandis que sur d’autres elle est mobile et réagit au moindre mouvement pour refléter la lumière. Appliquée sur des surfaces irrégulières, la feuille d’or crée aussi des reliefs et des creux semblables aux paysages lunaires. L’utilisation de cette technique, y compris dans son rendu non uniforme, n’est pas sans rappeler les fonds or des icônes byzantines ou des peintures des primitifs italiens, symbolisant la lumière divine. Klein revendique ouvertement cet héritage : « je pense et crois être un classique, peut-être même l’un des rares classiques de ce siècle ! ».

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