La 34e Bienal de São Paulo à Luma Arles

Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo

Avec : Victor Anicet, Zózimo Bulbul, Seba Calfuqueo, Manthia Diawara, Jaider Esbell, Noa Eshkol, Naomi Rincón Gallardo, Carmela Gross, Sueli Maxakali, Gala Porras-Kim, Alice Shintani, Amie Siegel, Regina Silveira et Daiara Tukano


Jusqu’au 5 mars 2023, Luma Arles présente « Même dans la pénombre, je chante encore. Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo ». Dans une partie du rez-de-chaussée et à l’étage des Forges, cette ultime étape du programme d’expositions itinérantes propose une sélection d’œuvres représentatives de la dernière édition d’une biennale qui a souvent été le reflet des grandes tendances de la scène artistique mondiale depuis sa création en 1951. Pour Maja Hoffmann, ce projet « s’inscrit dans notre mission d’ouverture et d’inclusion, visant toujours à placer les artistes les plus innovants au centre de nos programmes ».

Dans leur texte d’intention, les commissaires (Jacopo Crivelli Visconti, Paulo Miyada, Carla Zaccagnini, Francesco Stocchi et Ruth Estévez), après avoir évoqué les conditions singulières dans lesquelles cette édition de la biennale s’est préparée, soulignaient :

« Cette Biennale n’est certainement pas celle qu’elle aurait été il y a un an. Certaines œuvres seront explicites, d’autres opaques ; certains messages seront entendus comme des cris, d’autres comme des échos. Il ne s’agit pas de tout comprendre ni de comprendre tout le monde ; il s’agit plutôt de parler dans notre propre langue tout en sachant qu’il y a des choses que d’autres langues nomment et que nous ne savons pas exprimer ».

Même dans la pénombre, je chante encore, OEuvres de la 34e
Bienal de São Paulo à LUMA Arles.
OEuvres de Zózimo Bulbul, Noa Eshkol, Regina Silveira et
contribution A Ronda da Morte [La Ronde de Mort] par Hélio
Oiticica.
Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Joana Luz
Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles. Œuvres de Zózimo Bulbul, Noa Eshkol, Regina Silveira et contribution A Ronda da Morte [La Ronde de Mort] par Hélio Oiticica. Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Joana Luz

À la recherche d’un langage pour délimiter les champs de force créés par des œuvres d’art provenant de lieux et d’époques très différents, ils/elles ont développé une stratégie curatoriale originale. Le concept était d’organiser les œuvres et les thèmes autour de ce qu’ils/elles ont appelé des « déclarations/statements » : des objets, des images, des documents qui n’entrent pas spécifiquement dans la catégorie des œuvres d’art et qui sont imprégnés d’histoire.

À São Paulo, l’exposition s’articulait autour de 14 « déclarations/statements » répartis sur les trois niveaux du pavillon de la biennale, avec la volonté de faire apparaitre « l’urgence des problèmes qui défient la vie dans le monde actuel, tout en revendiquant la nécessité de l’art comme champ de rencontre, de résistance, de rupture et de transformation »…

Pour les expositions itinérantes qui ont été proposées dans huit métropoles au Brésil et à Santiago du Chili avant d’arriver à Arles, le nombre des « déclarations/statements » a été logiquement réduit.

Même dans la pénombre, je chante encore, OEuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles. Jaider Esbell, Carta ao velho mundo [Lettre au vieux monde], 2021. Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Joana Luz
Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles. Jaider Esbell, Carta ao velho mundo [Lettre au vieux monde], 2021. Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Joana Luz

Pour cette première exposition de la biennale en Europe et en France, quatre « déclarations/statements » ont été retenues par un commissariat qui réunit Jacopo Crivelli Visconti, commissaire en chef de la 34e Bienal de São Paulo et Vassilis Oikonomopoulos, directeur des expositions et des programmes à Luma Arles.

Ces quatre « déclarations/statements » (enunciados dans la version originale) sont devenues quatre « contributions » supposées « ponctuer l’exposition et fonctionner comme des structures conceptuelles » dans l’ancien atelier des Forges :

Structurées autour de ces « contributions », les œuvres de quatorze artistes originaires de sept pays tentent de se faire « l’écho de récits politiques, de questions post colonialistes, de préoccupations environnementales et de cosmologies indigènes ».

Les artistes sélectionnés pour la version arlésienne de « Même dans la pénombre, je chante encore » sont : Victor Anicet, Zózimo Bulbul, Seba Calfuqueo, Manthia Diawara, Jaider Esbell, Noa Eshkol, Naomi Rincón Gallardo, Carmela Gross, Sueli Maxakali, Gala Porras-Kim, Alice Shintani, Amie Siegel, Regina Silveira et Daiara Tukano

Même dans la pénombre, je chante encore, OEuvres de la 34e
Bienal de São Paulo à LUMA Arles.
Alice Shintani, Mata [Forêt / Tuer] (série), 2022.
Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Iris Millot
Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles. Alice Shintani, Mata [Forêt / Tuer] (série), 2022. Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Iris Millot

Le titre de la 34e Bienal de São Paulo, « Faz escuro mas eu canto [Même dans la pénombre, jechante encore] », est un vers du poète amazonien Thiago de Mello. À propos du choix de ce titre, les commissaires soulignaient :

« À travers cette phrase poétique, nous reconnaissons l’urgence des problèmes qui défient la vie dans le monde actuel, tout en soulignant la nécessité de l’art comme champ de résistance, de rupture et de transformation. Depuis que nous avons trouvé cette phrase, l’obscurité qui nous entoure s’est épaissie : des incendies d’Amazonie qui ont assombri le jour, aux deuils et blocages provoqués par la pandémie, en passant par les crises politiques, sociales, environnementales et économiques qui étaient en cours et qui s’approfondissent maintenant. Tout au long de ces mois de travail, entourés d’effondrements de toutes sortes, nous n’avons cessé de nous poser la question suivante : quelles formes d’art et quelles manières d’être au monde sont actuellement possibles et nécessaires ? En ces temps sombres, quelles sont les chansons que nous devons écouter et chanter ? »

Amie Siegel - Asterisms, 2021 - 34ª Bienal de São Paulo. © Levi Fanan - Fundação Bienal de São Paulo
Amie Siegel – Asterisms, 2021 – 34e Bienal de São Paulo. © Levi Fanan – Fundação Bienal de São Paulo

On attendait avec beaucoup de curiosité et d’intérêt cette proposition de la 34e Bienal de São Paulo à Luma Arles.

Si les œuvres présentées sont souvent captivantes, si certaines sont d’une force étonnante et d’autres très émouvantes, leur mise en espace est parfois décevante. L’articulation entre les œuvres et les « déclarations/contributions » n’est pas toujours très évidente et dans certains cas incompréhensible. La réduction du format entre ce qui était exposé sur les trois niveaux du Pavilhão da Bienal à São Paulo et ce qui est montré à Arles en est probablement la cause. La stratégie curatoriale développée pour le pavillon de la biennale ne fonctionne absolument pas pour cette transposition arlésienne…

Même dans la pénombre, je chante encore, OEuvres de la 34e
Bienal de São Paulo à LUMA Arles.
OEuvre de Seba Calfuqueo et contribution Chants Tikmũ’ũn.
Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Joana Luz
Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles. Œuvre de Seba Calfuqueo et contribution Chants Tikmũ’ũn. Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Joana Luz

À l’évidence, le commissariat n’a pas réussi à maitriser son sujet. Luma Arles avait jusqu’à présent toujours su nous séduire par la cohérence et la pertinence de ses propositions. « Même dans la pénombre, je chante encore » ne restera sans doute pas comme une exposition mémorable. On revient plus en détail sur certains de ces aspects contrariants dans le compte rendu de visite qui suit. La plupart des textes de salle y sont reproduits.

En savoir plus :
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Toutes les publications (guides, catalogue, correspondances, etc. sont disponibles sur le site de la 34e Bienal de São Paulo

« Même dans la pénombre, je chante encore. Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo » : Regards sur l’exposition

Autour des Portraits de Frederick Douglass

Le parcours de « Même dans la pénombre, je chante encore » commence au rez-de-chaussée des Forges avec une première série d’œuvres réunies autour des Portraits de Frederick Douglass. L’accrochage à São Paulo offrait une large cimaise à la centaine de photographies réalisées au cours de la vie de Frederick Douglass. Ainsi les images de l’homme le plus représenté à une époque où presque personne ne l’était s’imposaient avec évidence comme une « déclaration/contribution » à partir de laquelle s’organisait la mise en espace des sélectionnées.

Les Portraits de Frederick Douglass 34ª Bienal de São Paulo. © Levi Fanan - Fundação Bienal de São Paulo
Les Portraits de Frederick Douglass 34e Bienal de São Paulo. © Levi Fanan – Fundação Bienal de São Paulo

Ici, ces 120 photographies sont réduites à un diaporama numérique diffusé sur un écran et à un QR code qui permet de télécharger ces portraits sur son portable… Ce dispositif amoindrit l’attractivité de cet ensemble et n’engage pas vraiment les visiteur·euse·s à lire le long texte vertical qui l’accompagne et qui est pourtant essentiel à la compréhension du choix de ces documents comme première « déclaration/contribution »…

Portraits de Frederick Douglass
Portraits de Frederick DouglassMême dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles.

Né à Talbot County dans le Maryland (États-Unis) en février 1817 (ou 1818, selon les sources), Frederick Augustus Washington Bailey est le fils d’une esclave et d’un Blanc – peut-être le propriétaire ou le contremaître de la plantation où sa mère travaillait – qui ne l’a jamais reconnu. Malgré bien des obstacles, il apprend à lire et à écrire dans son enfance et son adolescence. Il organise même des cours d’alphabétisation pour d’autres esclaves. En 1838, après des tentatives infructueuses, il parvient à fuir à New York, où l’esclavage a été aboli en 1827. Cependant, l’effroi et l’insécurité suscités par les chasseurs d’esclaves l’obligent à partir rapidement pour New Bedford, dans le Massachusetts, où il adopte le nom Douglass. Éloquent, charismatique et riche d’une expérience lui offrant un point de vue cinglant sur la société, Douglass entame sans tarder une extraordinaire carrière d’écrivain, d’orateur, de politicien et surtout de militant pour l’abolition de l’esclavage – qui commence à peine aux États-Unis en 1865 –, dont il devient l’un des représentants les plus emblématiques et admirés. À sa mort en 1895, Douglass est considéré comme une figure de proue de l’histoire des États-Unis.

En 1841, Douglass commande son premier portrait photographique. Il a parfaitement conscience que son image d’homme noir libre trouvera un écho retentissant dans la lutte contre l’esclavage. Pionnier, Douglass se rend compte que la circulation à grande échelle que permet le médium photographique sera de la plus haute importance dans le combat antiraciste et contre les pratiques ségrégationnistes après l’abolition. Sans surprise, au cours des cinq décennies suivantes ou presque, il devient la personne la plus photographiée au XIXᵉ siècle aux États-Unis, manifestant par là une incroyable maîtrise de la pose, de la mise, de l’apparence et du cadrage. Ce corpus sans pareil de portraits est présenté au sein de la 34ᵉ Bienal de São Paulo pour la première fois, dans sa presque intégralité, dans le cadre d’une exposition.

Sous le regard pénétrant et plein de défiance de Douglass, ces œuvres réalisées à des moments et dans des contextes différents tissent un complexe récit en rhizome qui réaffirme l’importance aujourd’hui de se souvenir des processus de déplacement, de violence et de résistance qui ont marqué et continuent de marquer la vie d’innombrables personnes. Dans ces œuvres se croisent des flux d’images, de cultures et de corps qui attestent la possibilité de métaboliser les traumatismes passés et présents à la manière d’un combustible afin d’exiger la construction d’un avenir aux fondations plus justes. (Texte de salle)

Face à cette décevante présentation, un simple moniteur vidéo suspendu au mur, une paire de casques audio et un banc sont installés pour diffuser le très beau film de Manthia Diawara, An Opera Of The World (2017). Les 71 minutes de cette œuvre ne méritaient-elles pas un dispositif un peu plus élaboré et plus confortable ? S’il faut pas mal d’engagement et d’abnégation pour regarder les Portraits de Frederick Douglass, il en faut au moins autant, sinon plus, pour rester plus d’une heure devant le film de Diawara… Rien n’indique à quelle heure le film commence, ni le temps avant la fin de ce dernier. Jusqu’à présent, Luma Arles n’a jamais offert des conditions aussi spartiates pour la présentation d’un long métrage ! On peut en être surpris et désappointé !

Manthia DiawaraAn Opera Of The World, 2017. Vidéo, 71 min

An Opera of the World [Un ópera du monde] est un film-essai sur le drame éternel des migrations qui prend pour départ l’intersection entre Bintou Wéré, un opéra du Sahel (donné en 2007 au Nigéria) et le concept de chaos-opéra imaginé par Édouard Glissant. En révélant les relations entre l’histoire de Bintou Wéré et plusieurs autres histoires de migration, celles racontées par des images d’archives présentes et passées et par des entretiens avec des intellectuels, des artistes et des activistes sociaux européens et africains, Diawara examine la réalité de ces rencontres culturelles à travers les concepts d’hybridisme et de métissage.

Pour cette entrée en matière, seules les céramiques de Victor Anicet bénéficient d’excellentes conditions d’exposition. Leur découverte est une des très belles surprises de « Même dans la pénombre, je chante encore ».

Victor AnicetCaldèras, 2013-2019. Céramique. Diamètre 25 cm. – Caldèras, 2013-2020. Céramique. Diamètre 26 cm – Caldèras, 2013-2021. Céramique. Diamètre 27 cm – Appel d’Afrique, 2010. Céramique. 45 × 40 cm – Le gardien, 2010. Céramique. 41 × 38 × 10 cm – Vision du vaincu, 2018. Céramique. 35 × 50 × 10 cm.

Victor Anicet retravaille des fragments de la culture martiniquaise dans des pièces en céramique qui font à la fois référence au passé, dans lequel s’inscrivent les signes de l’histoire cachée des Amérindiens et les symboles de l’oppression coloniale, et au présent, où ces signes sont repris et restaurés. Le paysage et l’histoire de l’ile de la Martinique sont souvent source d’inspiration pour Victor Anicet.
Dans l’opah, ou poisson-lune, très présent dans les eaux chaudes de la Martinique, l’artiste trouve la forme de ses calebasses en céramique, sur lesquelles il ajoute des symboles amérindiens et africains, créant ainsi des textures expressives chargées de sens. Avec Caldèras, Anicet donne à l’argile la forme du centre des volcans, allusion à l’origine de l’île et au poète et penseur martiniquais Aimé Césaire, dont l’intérêt pour les volcans fut l’objet de certains écrits.

Un peu plus loin, l’installation vidéo Asterisms (2020) d’Amie Siegel profite d’une superbe salle de projection qui permet d’en apprécier l’intelligence, la richesse et la puissance. Comment ne pas regretter que le film de Manthia Diawara n’ait pas pu disposer des mêmes conditions…

  • Amie Siegel - Asterisms, 2020
  • Amie Siegel - Asterisms, 2020
  • Amie Siegel - Asterisms, 2020
  • Amie Siegel - Asterisms, 2020
  • Amie Siegel - Asterisms, 2020
  • Amie Siegel - Asterisms, 2020
  • Amie Siegel - Asterisms, 2020

Amie SiegelAsterisms, 2020. Installation vidéo multicanale en 4K, 54 min.
Un astérisme est un groupe informel d’étoiles, et les lignes utilisées pour les relier mentalement, dont on peut identifier la forme la nuit dans le ciel si l’on y prête attention. Dans cette œuvre homonyme, Amie Siegel explore les processus de déplacements géologiques et sociaux à l’échelle planétaire en abordant le contexte spécifique des Émirats Arabes Unis.
Siegel nous fait voir les camps de travailleurs migrants qui fournissent la main d’œuvre aux usines d’or et de récupération du pétrole ; le paysage surréaliste d’un palais royal où l’on élève et dresse des chevaux arabes ; le projet de construction d’îles artificielles à Dubaï ; un village abandonné et quasiment submergé par le sable du désert…
Chacun de ces segments se présente dans un format cinématographique singulier et est projeté sur une forme – dérivée de la superposition de ces formats divers – qui oscille entre mur et sculpture.

Si les sculptures de Victor Anicet et An Opera Of The World appartenaient bien à la constellation d’œuvres qui entouraient les Portraits de Frederick Douglass à São Paulo, l’installation d’Amie Siegel était liée à une autre « déclaration/contribution » (Carnets de notes de Carolina Maria de Jesus). On comprend dès lors que les dialogues entre elles soient un peu hermétiques…

Carmela Gross - Boca do Inferno, 2020
Carmela Gross – Boca do Inferno, 2020 – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles.

Dans la cage des escaliers, au centre du bâtiment des Forges, 150 monotypes sur soie et papier de Carmela Gross (Boca do Inferno, 2020) occupent toute la hauteur de bâtiment. L’ensemble est absolument fascinant. Expression de sa révolte contre le contexte brésilien contemporain, La Bouche de l’Enfer de Gross semble conduire les visiteur·euse·s qui empruntent l’escalier du fond vers la « déclaration/contribution » représentée par La Cloche d’Ouro Preto

Carmela GrossBoca do Inferno, 2020. Monotypes sur soie et papier.

Carmela Gross a rassemblé une collection d’images de volcans qu’elle a traitées numériquement afin de former un groupe de symboles à fort contraste et aux contours nets. Elle a ensuite retravaillé ces images en esquissant des centaines de petits dessins sur papier au crayon et à l’encre. Puis, dans un atelier de gravure, elle a travaillé avec de l’encre appliquée directement sur des plaques de métal pour créer des masses sombres qu’elle a alors pressées sur du papier ou de la soie selon un procédé qui implique une certaine dose de hasard.
Ainsi, en accumulant différentes étapes de synthèse et de transfert, l’artiste a mis sur pied un immense panneau de taches convulsées qui, par leurs répétitions et leurs différences, métabolisent sa révolte contre le contexte brésilien contemporain. C’est en raison de ce sentiment de soulagement et de défiance que Gross a donné à son œuvre le surnom de Gregório de Matos, poète de Bahia du XVIIe siècle.

Autour de la Cloche d’Ouro Preto

Unique pièce installée au centre du vaste mur dans la largeur du bâtiment, une vidéo verticale d’une durée de 12 heures évoque la Cloche de la Capela da Nossa Senhora do Rosário dos Homens Brancos, une petite église d’Ouro Preto dans le Minas Gerais. Cette cloche symbolique dans l’histoire du Brésil a été filmée ici le 2 novembre 2020, à la Toussaint. C’était la première fois qu’elle sonnait après la pandémie de Covid-19…

La cloche de la Capela da Nossa Senhora do Rosário dos Homens Brancos
La cloche de la Capela da Nossa Senhora do Rosário dos Homens Brancos – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles.

Le texte qui accompagne cette vidéo se termine ainsi : « Autour de la cloche, des œuvres réalisées à des époques et dans des lieux différents évoquent, de manière plus ou moins directe et poétique, le retour des heures sombres, comme une tragédie ou une farce, et le besoin d’y résister par la pensée, le corps et le chant ».

La Capela de Nossa Senhora do Rosário dos Homens Brancos [chapelle Notre-Dame du Rosaire des hommes blancs], plus connue sous le nom de chapelle du Padre Faria, est une petite église d’Ouro Preto, à Minas Gerais, dont le clocher abrite une cloche en bronze fondue en Allemagne en 1750. On dit que le 21 avril 1792, cette cloche est la seule de la colonie à sonner, et à désobéir ainsi ouvertement à l’ordre officiel qui interdit les hommages à l’ennemi de la couronne : la cloche sonne comme pour pleurer l’exécution de Tiradentes, le seul participant à l’Inconfidência Mineira [la conjuration Mineira] dont la condamnation à mort n’a pas été révoquée. Après l’indépendance du Brésil et la proclamation de la République, le martyr de Minas Gerais est déclaré héros national. La cloche qui a sonné en son hommage devient le symbole de la lutte pour la souveraineté du pays. En 1960, un autre 21 avril, elle est acheminée à Brasília, hissée à côté d’une réplique de la croix utilisée lors de la première messe donnée au Brésil et sonnée pour l’inauguration de la nouvelle capitale. À cette occasion, le président Juscelino Kubitschek reconnaît dans son discours inaugural le désir d’accueillir « le passé et le futur de notre pays à travers deux événements liés par un idéal commun : que le Brésil s’affirme comme nation indépendante ».

Que signifie aujourd’hui de se remémorer cette cloche si symboliquement chargée d’histoire coloniale, de sentir le temps qui continue de s’y déposer, de songer à tout ce temps qu’elle passe dans le silence, malgré les carillons qui résonnent de temps à autre? Combien de carillons et de sonneries devraient se faire entendre aujourd’hui pour marquer chacune des morts causées par l’État – comme celle de Tiradentes – ou par un gouvernement oublieux qui soutient que l’oubli est un devoir patriotique ?

Pendant les prolongations de la 34 Bienal, certaines œuvres ont été montrées plus d’une fois dans des contextes et à des moments différents afin de souligner que rien ne reste pareil : ni une cloche, ni celles et ceux qui l’entendent ou la regardent, ni même le monde alentour. L’histoire et l’image de la cloche ont déjà marqué de leur présence à l’exposition Vento [Vent] au pavillon Ciccillo Matarazzo en novembre 2020 ; à la 34 Bienal en septembre 2021; et aujourd’hui à Arles, où elles résonnent inéluctablement de manière différente. Ces resignifications visent à réaffirmer le désir de bâtir la 34 Bienal en imaginant une poétique de la répétition inspirée par la pensée d’Édouard Glissant, dont les écrits reviennent en spirale aux mêmes idées, répétant des concepts qui ne sont toutefois jamais les mêmes puisque lecteur et auteur ne le sont jamais non plus.

Outre les monotypes de Carmela Gross, trois artistes ont été rassemblés autour de de la Cloche d’Ouro Preto.

Sur la gauche, on découvre un court métrage emblématique de Zózimo Bulbul. Réalisée en 1974, Alma no olho est un film expérimental inspiré du livre Soul on Ice d’Eldridge Cleaver, militant des Panthères Noires. Certains y voient aussi des références à l’œuvre de Frantz Fanon et au panafricanisme. L’œuvre est généralement décrite comme « une métaphore sur l’esclavage et la recherche de la liberté par la transformation intérieure, dans un jeu d’images inspiré du concrétisme ». S’il dénonce les stéréotypes de l’homme noir dans l’histoire du Brésil, Alma no olho marque aussi les débuts d’un cinéma fait par des noirs au Brésil.

À propos de son film, Bulbul raconte : « Alma no olho fut pour moi une expérience très forte. Je me suis assis, j’ai écrit et conçu le scénario. J’ai cherché un acteur pour le film, mais personne ne m’a inspiré confiance. Vous comprenez, les gens à qui j’ai montré le projet trouvaient ça fou, ils tergiversaient. J’ai donc décidé de passer moi-même devant la caméra avec l’aide de José Ventura, chef opérateur. C’est ainsi que je fis Alma no olho. J’ai payé le laboratoire ainsi que Ventura. J’ai moi-même monté, sonorisé et mixé le film jusqu’au générique ».


Il faut un peu d’attention pour découvrir au centre de l’espace, une douche sonore qui permet d’entendre une magistrale interprétation de Kulu Sé Mama par John Coltrane avec Pharoah Sanders, McCoy Tyner, Donald Garrett, Jimmy Garrison, Frank Butler et Juno Lewis.

On peut s’étonner que le cartel ignore complètement les références à Cleaver et à Fanon ainsi que la collaboration avec Coltrane…

Regina Silveira - Série Dilatáveis, 1981-2020
Regina Silveira – Série Dilatáveis, 1981-2020. – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles.

En face, le long mur au revers de la cage d’escalier est occupé par huit grands tirages de Regina Silveira de la série Dilatáveis [Dilatables] (1981-2020). Les ombres disproportionnées des figures de Silveira évoquent les signes iconiques oppressants à l’époque du régime dictatorial… et jusqu’à une période très récente.

Regina SilveiraSérie Dilatáveis, 1981-2020. Tirage numérique sur papier canvas 

Regina Silveira a réalisé la série Dilatáveis [Dilatables] dans le cadre de son doctorat à l’Escola de Comunicação e Artes de l’Universidade de São Paulo, intitulé Simulacros [Simulacres].
Dans cette série, des photographies issues de tirages à large diffusion ont été reproduites avec un fort contraste, en ayant recours à l’héliographie – pratique perdue – dans sa version originale. En inaugurant l’usage de projections rendues difformes par l’exagération des variables de la perspective qui, au cours des décennies suivantes, allait devenir l’un de ses domaines d’expérimentation privilégiés, Silveira crée, à partir de ces figures, des ombres disproportionnées chargées de connotations symboliques. L’artiste met l’accent sur le poids des signes iconiques de la vie politique et culturelle brésilienne de l’époque (quoique toujours bien vivants) et matérialise leur présence oppressante dans l’imaginaire national en soulignant le caractère menaçant qu’a pris la promesse du bonheur, du progrès et de l’ordre en devenant le slogan incontournable du régime dictatorial en vigueur au Brésil ces années-là.

Entre le film de Bulbul et les impressions numériques de Silveira, un ensemble de tentures de l’artiste, chorégraphe et danseuse Noa Eshkol sont suspendues aux imposantes poutres métalliques. Au-delà de leur beauté plastique, on perçoit mal les dialogues que ces œuvres peuvent établir avec les autres…

Même dans la pénombre, je chante encore, OEuvres de la 34e
Bienal de São Paulo à LUMA Arles.
OEuvres de Zózimo Bulbul, Noa Eshkol, Regina Silveira et
contribution A Ronda da Morte [La Ronde de Mort] par Hélio
Oiticica.
Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Joana Luz
Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles. Œuvres de Zózimo Bulbul, Noa Eshkol, Regina Silveira et contribution A Ronda da Morte [La Ronde de Mort] par Hélio Oiticica. Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Joana Luz


Peut-être faut-il les rattacher plus à la « déclaration/contribution » représentée par La Ronde de Mort qu’à celle de La Cloche d’Ouro Preto ? Mais rien ne permet réellement de l’affirmer…

Autour de la Ronde de Mort [A Ronda da Morte] par Hélio Oiticica

Perdus au centre du large mur latéral, trois feuillets et une vidéo évoquent l’idée d’un parangolé-área intitulé A ronda da morte [La Ronde de la mort] d’Hélio Oiticica…

La Ronde de Mort [A Ronda da Morte]d’Hélio Oiticica - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
La Ronde de Mort [A Ronda da Morte]d’Hélio Oiticica – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles

Une lettre à la photographe Martine Barrat et un croquis explique la nature de ce projet qui ne s’est jamais concrétisé et dont les commissaires ont souhaité faire une des quatre « déclarations/contributions » supposées fonctionner comme structure conceptuelle.

Artiste proche de la scène expérimentale de Rio de Janeiro dans les années 1950, Hélio Oiticica a toujours cherché à dépasser les limites des langages traditionnels afin d’approfondir l’expérience de l’art comme inhérente à la vie collective. Oiticica a vécu à New York pendant les années les plus violentes de la dictature militaire, celles qui ont suivi la promulgation de l’Acte institutionnel n° 5 (AI-5) en décembre 1968. De retour au Brésil en 1978, il est témoin des contradictions et des lacunes de la distensão [décompression] « lente, graduelle et sûre » de la dictature promise par le président d’alors, le général Ernesto Geisel. Dans un entretien accordé à son arrivée, l’artiste évoque sa tristesse en comprenant qu’il reverra plus les amis qu’il s’est faits dans les favelas de Rio et les fêtes samba du milieu des années 1960. Il attribue ces absences à l’annihilation systématique d’une partie de la population par l’État : «  Savez- vous ce que j’ai découvert ? Qu’il se trame un génocide, parce que la plupart des gens que j’ai connus à Mangueira ont été jetés en prison ou assassinés. »

Bouleversé par l’exécution brutale d’un autre de ses amis l’année suivante, Oiticica écrit à la photographe Martine Barrat une lettre où il lui expose un parangolé-área intitulé A ronda da morte [La Ronde de la mort]. Reprenant la forme d’un chapiteau de cirque noir, cet environnement accueillant doté de stroboscopes où la musique jouée à l’intérieur inviterait le public à entrer et danser. Tandis que la fête battrait son plein, le chapiteau serait cerné par des hommes à cheval singeant une ronde de police. La musique incarnerait le risque imminent venu du dehors, allusion directe à l’état de surveillance et de violence qui persiste malgré l’apparente normalisation du quotidien.

Dans le contexte actuel, où des tragédies comme celles qui ont ébranlé Oiticica se répètent à une fréquence alarmante au Brésil et dans le monde entier, ce projet devait être présenté pour la première fois à la 34° Bienal en 2020. Et si la pandémie de Covid-19 en a empêché la concrétisation, elle n’en a pas émoussé la pertinence. A ronda da morte – de même que l’impossibilité de sa réalisation – continue de synthétiser la perversité de la pseudo-normalité en temps de génocide, en prouvant que les flux et les dynamiques historiques ne se résument pas aux périodisations des livres d’histoire. Le présent mobilise l’occasion de revisiter son sens originel, voire de le réélaborer ; le passé vit au sein du présent en façonnant les défis et les luttes stimulantes qui seront au cœur de la construction de l’avenir.

Dessin pour le projet du Parangolé-área ; A Ronda da Morte, Mai 1979 - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
Dessin pour le projet du Parangolé-área ; A Ronda da Morte, Mai 1979 – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles

Malheureusement, il semble très difficile d’y rapprocher une ou plusieurs œuvres avec évidence ! Celles qui lui étaient associées pour l’exposition de São Paulo ne sont pas présentes à Arles

Lecture par Martine Barrat de la lettre écritre par Hélio Oiticica - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
Lecture par Martine Barrat de la lettre écritre par Hélio Oiticica – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles

On comprends alors que la stratégie curatoriale developpée pour les trois niveaux du pavillon de la biennale ne fonctionne absolument pas pour cette transposition arlésienne…

Autour des Chants Tikmũ’ũn

La seconde galerie à l’étage des Forges fait une large place aux Chants Tikmũ’ũn. Ils occupent une position centrale qui structure une part importante de l’accrochage. C’est sans aucun doute la séquence la moins confuse de « Même dans la pénombre, je chante encore »…

Toutefois, plusieurs œuvres remarquables peuvent difficilement y être associées. Il s’agit en premier lieu du passionnant livre de Jaider Esbell (Carta ao velho mundo [Lettre au vieux monde], 2021) dont les feuillets occupent la totalité du long mur en arrière de la cage d’escalier.

Jaider Esbell - Carta ao velho mundo [Lettre au vieux monde], 2021 - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
Jaider Esbell – Carta ao velho mundo [Lettre au vieux monde], 2021 – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles

Jaider Esbell – Carta ao velho mundo [Lettre au vieux monde], 2021. Livre numérisé imprimé.

Depuis qu’il a organisé en 2013 le I Encontro de Todos os Povos [Première rencontre de tous les peuples], Jaider Esbell occupe une place centrale, interdisciplinaire et plurielle dans le mouvement de consolidation de l’art indigène contemporain au Brésil, en combinant les rôles d’artiste, curateur, écrivain, éducateur, activiste, organisateur et catalyseur culturel. Dans Carta ao velho mundo, Esbell propose un passage en revue contre-narratif de ce que le monde occidental et eurocentrique nomme l’art depuis quelques siècles. Acquis par Esbell dans une librairie d’occasion de la région Nord-Est du Brésil, un livre de 400 pages de textes et de tableaux européens sert de support à la lettre, où l’artiste a inséré des dessins et des textes en portugais dénonçant des siècles de colonisation dévastatrice pour les Amériques, dont les effets se font encore sentir aujourd’hui.

Par ailleurs, de part et d’autre de la galerie, deux vidéos méritent absolument qu’on leur porte attention.

La première, Resiliencia Tlacuache [La Résilience de l’opossum] (2019) de Naomi Rincón Gallardo, met en scène une sorcière-coline, un opossum ivre, des seins/cactus ainsi que l’artiste. Celle-ci représente une version métaphorique de l’activiste Zapothèque Rosalinda Dionicio, grièvement blessée dans un attentat en 2012. Ces personnages évoluent dans un décor naturel où se mêlent rock et récits indigènes dans une parodie pleine d’humour qui dénonce la destruction de l’environnement en réussissant à ne pas tomber dans un certain moralisme postcolonial parfois accablant…

Même dans la pénombre, je chante encore, OEuvres de la 34e
Bienal de São Paulo à LUMA Arles.
Naomi Rincón Gallardo, Resiliencia Tlacuache [La Résilience
de l’oppossum], 2019.
Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Joana Luz
Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles. Naomi Rincón Gallardo, Resiliencia Tlacuache [La Résilience de l’oppossum], 2019. Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Joana Luz

Naomi Rincón Gallardo – Resiliencia Tlacuache [La Résilience de l’opossum], 2019. Vidéo HD, 16 min 1 sec

Dans Resiliencia Tlacuache, Naomi Rincón Gallardo abâtardit les symbolismes culturels mésoaméricains comme une forme de résistance et de réflexion sur les procédures d’expropriation à l’œuvre dans l’État de Oaxaca au Mexique. En traitant de questions contemporaines pressantes par le biais de fables et de légendes souvent cachées et passées sous silence, et en donnant toute son importance à la musicalité, Rincón Gallardo aborde des thèmes essentiels à la conception même de la 34° Bienal, comme la liberté qui peut jaillir d’une création née de la solitude et de l’invisibilité, et l’importance du chant dans la résistance aux traumatismes et menaces de toutes sortes.

À l’autre bout de la galerie, Seba Calfuqueo avec Alka Domo (2017) présente une vidéo-performance qui propose une réflexion critique sur le statut social, culturel et politique des Mapuche et en particulier sur la manière péjorative dont sont perçues les identités qui échappent à l’hétérosexualité dans la société chilienne contemporaine.

Même dans la pénombre, je chante encore, OEuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles. OEuvre de Seba Calfuqueo et contribution Chants Tikmũ’ũn. Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Joana Luz
Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles. Œuvre de Seba Calfuqueo et contribution Chants Tikmũ’ũn. Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Joana Luz

Seba CalfuqueoAlka Domo, 2017. Vidéo-performance, 17 min.

Caupolicán était un toqui (chef) mapuche élu par sa communauté après avoir relevé le défi de porter une bûche sur son dos pendant deux jours. À partir de cette histoire et en réexaminant les références à la masculinité chez Caupolicán, Seba Calfuqueo a réalisé la vidéo-performance Alka Domo. Chaussé-e de talons hauts, iel porte sur son dos un tronc « creux » de coihue, bois ancestral du sud du Chili. « Hueco», ou «creux», en français, est le terme employé au Chili pour désigner de manière péjorative les identités qui échappent à l’hétérosexualité. Les lieux choisis pour la performance symbolisent et remettent en cause l’histoire officielle des Mapuche au Chili dans le cadre d’une réflexion sur le statut social, culturel et politique de ce peuple et de sa culture dans la société chilienne contemporaine.

La séquence consacrée aux Chants Tikmũ’ũn occupe les deux salles contiguës au centre de la galerie.

Chants Tikmũ’ũn - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
Chants Tikmũ’ũn – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles

Dans la première, huit tirages numériques de Sueli Maxakali (une cheffe du peuple indigène Tikmũ’ũn) évoquent l’arrivée des esprits Yamiyxop et de leur interaction avec la communauté.

Sueli Maxakali – Yãmây/Homem-espírito [Yãmây/Homme-esprit (série)], 2009 et Andorinha Tartaruga [Hirondelle Tortue]. Tirage numérique sur papier Hahnemüle. 8 pièces, 26,7 × 40 cm.

Éducatrice, vidéaste et photographe, Sueli Maxakali est une cheffe du peuple indigène Tikmũ’ũn, mieux connue sous le nom de Maxakali, contraint de quitter la terre de ses ancêtres afin de résister à une persécution qui a sévi pendant des siècles et presque conduit à son extinction dans les années 1940. La vie dans les communautés traditionnelles s’articule autour et à partir de leur relation avec la myriade d’esprits qui peuplent la forêt atlantique, les Yamiyxop, et de leurs collections respectives de chants. La plupart de ces chants se chantent collectivement, comme la forme la plus fondamentale de relation avec les esprits Yamiyxop, invités par les communautés à chanter, danser et manger lors du rituel. Chaque membre du peuple Tikmu’un possède et veille sur une partie du répertoire de chants des Yamiyxop. Ce corpus renferme l’univers tikmu’un, qui comprend tout ce que ce peuple voit, ressent et avec quoi il interagit, mais aussi la mémoire des plantes et des animaux aujourd’hui disparus ou demeurés sur leur terre natale, dont les Tikmü’ün ont été bannis au cours de la guerre coloniale. La collection de photographies présentée ici donne à voir, non sans intensité lyrique, des moments de l’arrivée des Yamiyxop et de leur interaction avec la communauté, en offrant un contrepoint visuel à l’écho de leurs chants dans l’espace.

Ces photographies précèdent un premier ensemble de huit gouaches d’Alice Shintani (de la série Mata [Forêt/Tuer], 2022) produites à partir d’images de la faune et la flore brésiliennes.

Alice Shintani - Mata, 2022 - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
Alice Shintani – Mata, 2022 – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles
  • Alice Shintani - Mata, 2022 - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
  • Alice Shintani - Mata, 2022 - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
  • Alice Shintani - Mata, 2022 - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles

Alice ShintaniMata [Forêt/Tuer], 2022. Gouache sur papier. 75 × 55 cm. Commande de la Fundação Bienal pour la 34 Bienal de São Paulo

Le travail d’Alice Shintani n’a pas de relation directe ni littérale à des événements sociaux ou politiques. Au contraire, il est directement influencé par les expériences de l’artiste dans l’espace urbain et son expérimentation de méthodes alternatives de circulation des œuvres auprès de publics peu habitués à la liturgie des espaces d’exposition. Ce postulat aide à saisir la complexité de Mata [Fôret/Tuer], série de gouaches produites à partir d’images de la faune et la flore brésiliennes, principalement d’Amazonie. Le choix d’un sujet pictural classique et l’iconographie plane et accueillante semblent suggérer une œuvre autoréférentielle et pacifiée, mais la plupart des éléments représentés sont en danger d’extinction. Le fond noir intense des gouaches contribue en ce sens à souligner la luminosité des couleurs utilisées par l’artiste pour rendre la vivacité de la flore, mais peut aussi se lire comme une métaphore de l’incertitude et de l’opacité qui gouvernent notre époque d’un point de vue écologique, social et politique.

Un album (Whistling and Language Transfiguration (WaLT), 2012) restitue le travail de Gala Porras-Kim sur la reproduction par sifflements des langues zapotèques, une stratégie utilisée par Amérindiens pour coder leurs messages et empêcher les Espagnols de les déchiffrer. Ces enregistrements ne sont pas directement liés aux Chants Tikmũ’ũn et ils auraient sans doute mérité d’être rapprochés de la vidéo de Naomi Rincón Gallardo…

Gala Porras-Kim - Whistling and Language Transfiguration (WaLT), 2012 - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
Gala Porras-Kim – Whistling and Language Transfiguration (WaLT), 2012 – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles

Gala Porras-Kim – Whistling and Language Transfiguration (WaLT) [Sifflement et transfiguration du langage (WaLT)], 2012. Trente-trois tours, cyanotype, son.

Les langues zapotèques, dont la tradition orale est originaire de l’État de Oaxaca au Mexique, sont de nature tonale et peuvent donc se reproduire par sifflements – une stratégie employée par cette civilisation amérindienne pour empêcher les Espagnols de déchiffrer ses messages. Aujourd’hui, les Zapotèques sont en voie d’extinction, étant donné le peu d’attention accordée par les gouvernements mexicains successifs à la préservation et au renforcement des cultures originelles du pays. Dans WaLT, Gala Porras-Kim étudie la possible traduction des langues zapotèques ainsi que les implications politiques et linguistiques de leur représentation. En tant que messages codés, tout à la fois cachés et présents, ces idiomes à tons résistent à la domination linguistique imposée par les colonies des siècles plus tôt.

Chants Tikmũ’ũn - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
Chants Tikmũ’ũnMême dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles

La seconde salle accorde une large place aux Chants Tikmũ’ũn avec une installation qui permet d’écouter plusieurs d’entre eux, enregistrés dans une communauté de femmes, d’hommes et de Yãmĩyxop d’Agua Boa sur le territoire indigène maxakali en octobre 2003. Les transcriptions et traductions des chants sont reproduites sur un mur et une vitrine présente 9 ouvrages consacrés au peuple Tikmũ’ũn et à ses chants rituels.

Les Tikmũ’ũn, aussi appelés Maxakali, sont un peuple autochtone de la partie du Brésil qui aujourd’hui rassemble les États de Minas Gerais, Bahia et Espírito Santo. Après d’innombrables épisodes de violence et d’abus datant de l’époque coloniale, les Tikmũ’ũn ont failli disparaître dans les années 1940 et ont été contraints d’abandonner les terres de leurs ancêtres afin de survivre. Les chants organisent la vie des villages, constituant presque un index de tous les éléments du quotidien plantes, animaux, lieux, objets, savoirs – qui façonnent leur riche cosmologie. Souvent destinés à la guérison, la plupart de ces chants sont repris en chœur. Pour les Tikmu’un, chanter fait partie intégrante de la vie, car c’est par le chant que se conservent les souvenirs et se fonde la communauté. Chaque villageois est le dépositaire d’une partie de ces chants, qui elle-même appartient à un esprit du nom de Yamiy – mot signifiant aussi chant, invoqué et nourri lors des chants rituels. L’ensemble de ces chants compose l’univers Tikmũ’ũn, à savoir tout ce que le peuple voit, touche, récolte, mange, tue et ressent, mais aussi la mémoire des plantes et des animaux aujourd’hui disparus ou demeurés sur les terres qu’il a dû fuir. En tant que communauté, les Tikmü’ün vivent par et pour cette langue qu’ils défendent bec et ongles en chantant.

Dans le cadre de l’exposition itinérante de la 34e Bienal, les chants rituels Tikmũ’ũn jouent le rôle de catalyseur symbolique et de contrepoint poétique à un ensemble d’oeuvres invitant à réfléchir à l’importance des savoirs ancestraux pour notre survie en tant qu’espèce et à considérer la forêt comme un écosystème à protéger, respecter et craindre. Un écosystème qui rend visibles, voire tangibles, les relations inextricables entre les êtres, souvent par le biais de rituels ancestraux vaillamment préservés.

Il fait presque toujours nuit quand les Tikmũ’ũn se mettent à chanter. Leurs chants pénètrent la nuit, invoquent les esprits de chaque être qui compose le monde, font dialoguer le visible et l’invisible. Dans le contexte d’une exposition articulée, de manière lyrique et métaphorique, autour de la puissance et de la nécessité du chant, l’exemple Tikmũ’ũn résonne avec force, y compris du point de vue politique : l’effort communautaire se régénère constamment par le biais du chant afin de construire ensemble un univers. Comme dans une forêt où chaque élément est essentiel à la survie d’un autre et à l’équilibre du système, chaque ensemble de chants est indispensable à la renaissance et la réaffirmation de la totalité de l’univers. Aucune des entités de ce riche cosmos ne saurait être laissée pour compte sans perdre de vue par là même son unicité. Dans un monde malade où la nécropolitique règne et promeut l’indifférence et la négligence comme instruments de gouvernement, cette leçon résonne de manière encore plus urgente.

Chants Tikmũ’ũn - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
Chants Tikmũ’ũnMême dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles

Chants Tikmũ’ũn. Installation avec audios des chants rituels Tikmũ’ũn, 9 livres et transcriptions et traductions des chants

Les chants ĩynĩk, kupũmõg et xuxnãg ont été enregistrés avec la communauté de femmes, d’hommes et de Yãmĩyxop d’Agua Boa sur le territoire indigène maxakali (à Santa Helena de Minas, MG) en octobre 2003
Les chants mãmx~ e~nãg, koxitponok, ãkoxkã’õg nãg, koxit ãna et yãyhãhup xoxkeken ont été enregistrés avec la communauté de femmes, d’hommes et de Yamiyxop de Pradinho sur le territoire indigène maxakali (à Bertópolis, MG) en octobre 2003
Prise de son, mixage et mastering Leonardo Pires Rosse Assistant mixage : Eduardo Pires Rosse Coordinatrice recherche: Rosángela Pereira de Tugny

Aller à la rencontre des chants Tikmũ’ũn ne fut possible que grâce aux nombreuses conversations avec Charles Bicalho, Isael Maxakali, Paula Herbert, Roberto Romero et Sueli Maxakali, que les commissaires de la 34e Biennale de São Paulo tiennent à remercier.

À plusieurs reprises, Sueli Maxakali a souligné que son peuple préférait perdre l’accès à sa terre ancestrale que sa langue (ou son chant), qui serait ce qui structure réellement l’existence des Tikmũ’ũn. Précisément pour cette raison, il faut comprendre que les efforts menés afin de proposer des traductions en portugais sont valables, surtout dans le but de créer des ponts entre les cultures et les identités, mais toujours en se méfiant des équivalences conceptuelles qu’impliquent les possibles traductions des chants Tikmũ’ũn.

Sueli Maxakali elle-même a tenté d’expliquer que la réflexion sur le yãmĩy (esprit et chant) implique également celle sur le koxuk (âme, ombre et image), selon une correspondance qui prouve que la signification du mot portugais canto n’englobe qu’un aspect de son équivalent Tikmũ’ũn. Le professeur Eduardo Pires Rosse décrit ainsi la portée de ce mot en Tikmũ’ũn : « Dans la culture Tikmũ’ũn, comme dans d’autres cultures indigènes, il ne s’agit pas d’un régime de représentation. À travers une expérience unique, un chant représente moins qu’il ne rend présentes les voix d’une multiplicité d’êtres dans le monde. Le chant ne représente pas l’épervier; c’est l’épervier lui-même qui chante d’un point de vue humain. Sa voix se déploie dans divers oiseaux de proie, mais aussi dans les voix de leurs proies, dans des événements et dans les relations qu’il entretient avec les Tikmũ’ũn. L’expérience musicale est déictique : ceux qui y participent sont là, dans le village, mais ils voyagent aussi dans d’autres dimensions, où apparaît l’envers des choses. »

La suite de la série de gouaches d’Alice Shintani occupe le mur du fond.

  • Alice Shintani - Mata, 2022 - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
  • Alice Shintani - Mata, 2022 - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
  • Alice Shintani - Mata, 2022 - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles

Une captivante toile de Daiara Tukano (Namiriwi’í- Casa da noite, 2020) complète l’ensemble. Elle évoque les visions mystiques, connues sous le nom de hori, de la culture Tukano, une des ethnies autochtones d’Amazonie.

Daiara Tukano - Namiriwi'í- Casa da noite, 2020 - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
Daiara Tukano – Namiriwi’í- Casa da noite, 2020 – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles

Daiara Hori, dont le nom traditionnel est Duhigô, refuse la classification simpliste de son travail comme « art » au sens occidental du terme, mais considère plutôt les images qu’elle crée, abstraites ou figuratives, comme des  « messages » dont la valeur transcende le seul plaisir esthétique. Son travail est indissociable de la culture ancestrale du peuple Tukano qui, à l’instar d’autres ethnies autochtones d’Amazonie, a recours à la médecine ayahuasca dans ses rituels. Influencée par cette pratique, dont les visions mystiques, connues sous le nom de hori, imprègnent toute la culture visuelle Tukano, Daiara conçoit des images évoquant des aspects de l’existence qui passent le plus souvent inaperçus.

« Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo » : Artistes

Victor Anicet

Victor Anicet, céramiques - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles.
Victor Anicet, céramiques – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles.r Anicet

Les œuvres en céramique de Victor Anicet (1938, Le Marigot, Martinique) sont un exercice continu de restitution des témoignages du peuple martiniquais. De père pêcheur et de mère ouvrière à l’usine sucrière d’une habitation (prolongement du régime de production colonial fondé sur le travail des esclaves), Anicet rencontre la céramique du peuple amérindien des Arawaks dans son enfance, en assistant aux fouilles archéologiques menées par le père Pinchon sur le site de l’Adoration au Marigot, dans le nord de la Martinique. Des années plus tard, étudiant à Paris, il visite le musée de l’Homme et comprend à quel point son peuple et lui se sont éloignés de leur histoire, demeurée entre les mains et les voix des colonisateurs. Anicet revient en Martinique en 1967 et s’attaque depuis au manque d’espace pour exposer l’art contemporain. Son exposition Soleil noir, composée de peintures noir et blanc sur bois, est installée en plein air en 1970. Depuis lors, son travail se déroule à la fois dans et hors l’atelier, qu’il s’associe à d’autres artistes intéressés par le débat sur l’esthétique caribéenne pour fonder le groupe FWOMAJE (1984), qu’il se consacre à la promotion d’un espace institutionnel dédié à l’art martiniquais ou qu’il crée des œuvres publiques.

L’une des œuvres publiques les plus emblématiques d’Anicet est une pièce en céramique qui marque la tombe d’Édouard Glissant au cimetière du Diamant, en Martinique. La Présence de l’Est multiple (2011) a été nommée par Glissant lui-même lorsqu’une œuvre antérieure ayant la même composition de lignes épaisses, rythmées et graduellement courbes lui fut présentée lors d’une exposition qu’il avait organisée dans les années 1970. Cette récurrence des compositions et des symboles ne se limite pas à l’hommage posthume d’Anicet à son ami et collaborateur de longue date, mais résume plutôt la manière dont sa production s’est étoffée au cours des cinq dernières décennies. Entre-temps, Anicet met au jour les souvenirs de la vie des esclaves africains et de leurs descendants, ainsi que des Amérindiens des Caraïbes et des familles hindoues qui ont immigré en Martinique au siècle dernier. Nombre de ces souvenirs sont empreints de violence, comme les « carcans », instruments en fer utilisés pour tenir les hommes et les femmes esclaves par le cou, ou les récits des indigènes qui ont vu les navires coloniaux surgir à l’horizon pour la première fois. Face à cette violence, Anicet ne détourne pas le regard. Au contraire, il effectue un travail de relecture, de synthèse, de combinaison et de réélaboration, ces événements devenant alors le point de départ de la création d’un nouveau vocabulaire visuel, fièrement et délibérément créole.

Zózimo Bulbul

Zózimo Bulbul - Alma do olho, 1974
Zózimo Bulbul – Alma do olho, 1974 – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles.r Anicet

Zózimo Bulbul (Rio de Janeiro, 1937-2013) est une figure de proue de l’histoire du cinéma brésilien. Dès le début des années 1960, il fait l’expérience d’un processus de politisation qui l’amène à fréquenter le Centro Popular de Cultura (CPC) [Centre populaire de la culture] et l’União Nacional dos Estudantes [Union nationale des étudiants].

C’est ainsi qu’il devient l’un des protagonistes du film Cinco vezes favela [Cinq fois favela] (1965) produit par le CPC, jalon du Cinema Novo et du débat sur les conditions sociales et culturelles des populations ouvrières et noires dans les médias audiovisuels brésiliens. Bulbul s’affirme dès lors comme l’un des acteurs les plus importants de sa génération, travaillant avec des réalisateurs tels que Leon Hirszman, Nelson Pereira dos Santos et Glauber Rocha. Tout en côtoyant l’environnement intellectuel et politisé de ce groupe de cinéastes, Bulbul participe à des débats avec les mouvements noirs naissants dans le pays, ce qui le conduit à repenser sa production artistique.

En 1971, Bulbul apparaît dans le long métrage Compasso de espera, réalisé par Antunes Filho. Il y joue le rôle d’un poète noir ayant acquis une certaine notoriété dans un milieu bourgeois et intellectuel majoritairement blanc, affrontant de fait le racisme atavique de la société brésilienne, encore masqué par le mythe de la démocratie raciale. Bulbul se procure alors les rushes du film d’Antunes Filho et s’en sert pour réaliser son premier court métrage, Alma no olho [L’Âme dans l’œil]. Compte tenu de la précarité du matériel, qui limite le contrôle du contraste photographique et restreint le tournage à de courtes prises, Bulbul joue lui-même dans une séquence de plans iconiques qui condensent de manière expérimentale et provocante les stéréotypes de l’homme noir dans l’histoire du Brésil.

Outre le fait qu’il s’agit d’une création sans précédent dans le cinéma brésilien, ce court métrage marque le début de l’engagement de Bulbul en faveur d’un cinéma réalisé et produit par des Noirs. Son legs aux générations futures comprend le long métrage Abolição [Abolition] (1988), synthèse des débats sur le processus grotesque d’abolition de l’esclavage afro-brésilien qui aurait eu lieu en 1988, et la fondation du Centro AfroCarioca de Cinema [Centre de cinéma afro-carioca] (depuis 2007) et des Encontros de Cinema Negro – Brasil, África e Caribe [Rencontres du cinéma noir – Brésil, Afrique et Caraïbe], un événement qui, pour la quatorzième année consécutive, se consacre au renforcement du protagonisme du cinéaste noir brésilien en relation avec le continent africain et ses diasporas.

Seba Calfuqueo

Seba Calfuqueo - Alka Domo, 2017 - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
Seba Calfuqueo – Alka Domo, 2017 – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles

Dans la plupart de ses œuvres, Seba Calfuqueo (1991, Santiago, Chili) aborde ou expose, de manière militante et critique, son ascendance mapuche et la discrimination à laquelle iel est confronté·e au quotidien pour son appartenance à un groupe indigène et, au-delà, pour ne pas correspondre aux récits hétéronormatifs dominants. Ces questions sont abordées directement et avec force dans l’une de ses premières œuvres, You Will Never Be a Weye (2015), enregistrement filmé d’une performance dans laquelle Calfuqueo révèle comment l’histoire des Machis Weyes (individus ne se conformant pas à la binarité de genre) a été effacée à la suite de l’endoctrinement catholique imposé par les colonisateurs et la politique de l’État chilien.

À l’intersection et dans la juxtaposition de la domination et de la répression, Seba Calfuqueo trouve le terrain idéal où repenser le statut politique, culturel et social du peuple et de la culture mapuches dans la société chilienne contemporaine. Il importe donc, par-delà sa pratique artistique, que Calfuqueo soit membre des collectifs féministes Mapuche Rangiñtulewfü et Yene Revista et collabore à la publication de textes en langue mapuche, œuvrant à sa stimulation et à sa préservation. Son travail part souvent du vaste champ de l’art de la performance, fût-ce dans son acception la plus classique, ou comme un moment à enregistrer sur vidéo et à montrer plus tard dans un espace d’exposition avec des éléments utilisés pendant la performance elle-même, ou encore inspiré et lié à celle-ci sur le plan conceptuel, par exemple dans les répliques en céramique des bidons d’eau employés dans Ko ta mapungey ka [L’eau est aussi un territoire] (2020), où l’artiste oppose l’exploitation néolibérale capitaliste violente de l’eau au Chili à la relation symbiotique que le peuple mapuche entretient avec les lacs et les fleuves.

Manthia Diawara

Manthia Diawara – An Opera Of The World, 2017 – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles.r Anicet

La vie et l’œuvre de Manthia Diawara (Bamako, Mali, 1953) sont marquées par une expérience personnelle et une profonde connaissance académique et intellectuelle de l’histoire et de la culture noire africaine et afro-américaine. Écrivain, cinéaste, critique et professeur de littérature comparée et de cinéma, Diawara suit dans ses films les préceptes du cinéma ethnographique d’auteurs comme Jean Rouch, dont l’importance est reconnue et remise en cause dans Rouch à l’envers (1995). Diawara explique : « j’ai fait ce film sur Rouch comme un rite de passage pour moi-même. […] Je voulais en passer par Rouch afin de rendre visibles de nouvelles voix et images africaines, celles qui bravent les stéréotypes et le primitivisme. » Le désir de subvertir les dynamiques conventionnelles de l’anthropologie et de transformer l’« objet d’étude » d’antan (l’Africain noir) en agent de la controverse sous-tend la majorité des films de Diawara. Le réalisateur mène l’intrigue de la scène, pose des questions, cherche des réponses, joue le rôle socratique de celui qui admet (ou feint) de ne rien savoir en vue d’aller au fond des choses.

Jaider Esbell

Jaider Esbell - Carta ao velho mundo [Lettre au vieux monde], 2021 - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
Jaider Esbell – Carta ao velho mundo [Lettre au vieux monde], 2021 – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles

Né dans la région aujourd’hui délimitée en tant que terre indigène Rasposa Serra do Sol, Jaider Esbell (1979, Roraima, Brésil-2021, São Sebastião, São Paulo, Brésil) était un artiste et écrivain macuxi. Depuis la mise en place, en 2013, du I Encontro de Todos os Povos [Première rencontre de tous les peuples], Jaider Esbell occupait une place centrale, interdisciplinaire et plurielle dans le mouvement de consolidation de l’art indigène contemporain au Brésil en combinant les rôles d’artiste, curateur, écrivain, éducateur, activiste, organisateur et catalyseur culturel. Dans sa première œuvre littéraire, Terreiro de Makunaima. Mitos, lendas e estórias em vivências [Terreiro de Macunaïma. Mythes, légendes et histoires nés d’expériences] (2010), Esbell se présente comme le petit-fils de Macunaïma, et prône la réappropriation de cette figure par les indigènes, considérant que dans la culture macuxi, Macunaïma est l’un des « enfants du Soleil », artisan de la création mythique de toutes les plantes comestibles existant dans la forêt, et donc très différent du « héros sans caractère » éponyme du roman de Mário de Andrade (1928).

Alliant peinture, dessin, écriture, installation et performance, son travail entremêle mythes indigènes, critiques de la culture hégémonique et inquiétudes socio-environnementales, flirtant parfois avec le monde poétique et parfois prenant une position politique et militante claire. Dans la performance Carta dos Povos Indígenas ao Capitalismo [Lettre des peuples indigènes au capitalisme] (2019), présentée à Genève, Esbell remet aux représentants de la banque suisse UBS une lettre visant à défendre le droit à une vie digne pour tous les êtres qui habitent la planète. Le ton prophétique de la lettre reprend la pensée du chaman Davi Kopenawa qui prédit que le ciel va nous tomber sur la tête. Selon Esbell, la nature nous prévient d’une catastrophe, et nous devons y prêter attention. La performance est un geste envers la justice sociale et la visibilité des peuples de la forêt.

Noa Eshkol

Même dans la pénombre, je chante encore, OEuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles. OEuvres de Zózimo Bulbul, Noa Eshkol, Regina Silveira et contribution A Ronda da Morte [La Ronde de Mort] par Hélio Oiticica. Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Joana Luz
Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles. Œuvres de Zózimo Bulbul, Noa Eshkol, Regina Silveira et contribution A Ronda da Morte [La Ronde de Mort] par Hélio Oiticica. Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Joana Luz

Noa Eshkol (1924, Palestine-2007, Israël) était une artiste, chorégraphe, danseuse et professeure. Dans les années 1950, avec l’architecte Avraham Wachman, Eshkol élabore un système de notation du mouvement (Eshkol Wachman Movement Notation, EWMN) qui recourt à une combinaison de symboles et de chiffres pour noter les mouvements du corps et les organiser en catégories pouvant être étudiées et répétées.

Eshkol a monté plusieurs chorégraphies à l’aide du système EWMN, où, sans dépendre de la musique ni du costume, la danse devient un processus d’interaction entre les corps dans l’espace et une activité communautaire. L’EWMN transcende ainsi le domaine de la danse et se révèle un outil d’observation de la relation entre tout corps et son environnement pouvant s’appliquer à divers domaines, y compris l’étude du langage et du comportement.

En 1973, pendant la guerre du Kippour, Eshkol abandonne la danse pour réaliser ses Tapis muraux. Cette œuvre est réalisée uniquement avec des matériaux réutilisés, jamais achetés : l’artiste récupère des vêtements et des chiffons usagés, et les tapis sont cousus avec l’aide de ses danseurs. Ces compositions oscillent entre abstractions et natures mortes. Dans La Maison de Bernarda Alba (Vierge) (1978), par exemple, un arrangement de couleurs claires entoure un carré de tissu vert. Le titre fait allusion à la pièce de théâtre du même nom de Federico García Lorca, dans laquelle des tensions croissantes se font jour entre une mère manipulatrice et ses cinq filles. Dans la composition, le carré représente une sorte de fenêtre, suggérant une échappatoire possible au régime répressif de la maison.

Naomi Rincón Gallardo

Même dans la pénombre, je chante encore, OEuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles. Naomi Rincón Gallardo, Resiliencia Tlacuache [La Résilience de l’oppossum], 2019. Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Joana Luz
Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34e Bienal de São Paulo à LUMA Arles. Naomi Rincón Gallardo, Resiliencia Tlacuache [La Résilience de l’opossum], 2019. Les Forges, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Photo © Victor & Simon / Joana Luz

L’artiste et chercheuse Naomi Rincón Gallardo (1979, Caroline du Nord ; vivant à Mexico) évolue entre la performance et la vidéo pour construire des récits imaginaires, souvent inspirés de mythes, d’histoires et de récits mésoaméricains de résistance à la dépossession hétéropatriarcale et coloniale. Dans ses histoires, les croyances ancestrales se mêlent à des références esthétiques contemporaines, comme le bricolage et la théorie queer, créant un univers visuellement saturé et abondant, mais aussi familier dans sa construction presque artisanale. Rincón Gallardo a recours à des stratégies issues du féminisme militant et de la théâtralité radicale, domaines dans lesquels elle agit à la fois en tant qu’artiste et provocatrice afin de proposer des modèles d’interaction et de rencontres sociales queer. La référence directe et explicite de certaines œuvres à des épisodes où des femmes indigènes ont lutté pour leur territoire confirme la complexité d’une pratique actuelle et exigeante, mais aussi enracinée dans la cosmologie indigène dense de la Mésoamérique.

Sangre pesada [Sang lourd] (2018), par exemple, est né d’une enquête sur le monde minier de Zacatecas, dans le centre du Mexique, où l’extraction de l’argent a commencé dès le XVIe siècle. Dans cette installation vidéo à trois canaux, l’artiste oppose la sagesse et les mythes locaux à l’héritage destructeur des processus d’exploitation coloniaux et néocoloniaux. De la même manière, dans des œuvres comme Resiliencia Tlacuache [La Résilience du tlacuache], elle étudie les procédures d’expropriation à l’oeuvre dans l’État de Oaxaca au Mexique. En traitant de questions contemporaines pressantes par le biais de fables et de légendes souvent cachées et passées sous silence, et en donnant toute son importance à la musicalité, Rincón Gallardo aborde des thèmes essentiels à la conception même de la 34e Bienal, comme la liberté qui peut jaillir d’une création née de la solitude et de l’invisibilité, et l’importance du chant dans la résistance aux traumatismes et menaces de toutes sortes.

Carmela Gross

Carmela Gross - Boca do Inferno, 2020
Carmela Gross – Boca do Inferno, 2020 – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles

Carmela Gross (1946, São Paulo) participe à la Bienal de São Paulo pour la deuxième fois en 1969, année d’obtention de sa licence d’art à la FAAP, où elle suit un cours conçu par Flávio Motta à partir de sa proposition de former les professeurs d’art plastique. Depuis lors, Carmela Gross structure son travail selon une vision complexe du projet et du dessin. Consciente de la capacité du dessin, en tant qu’action formative, à imprégner d’intentionnalités l’organisation matérielle du monde, elle explore souvent de nouvelles manières de subvertir l’opération même du dessin en employant des techniques et des langues dans le but de créer des gribouillis, des bruits et des contours.

Ces procédures créatives uniques s’appuient sans cesse sur son observation de l’espace urbain. Le groupe d’œuvres qu’elle a présenté à la Bienal de 1969, par exemple, faisait référence à des éléments urbains voilés ou cachés, d’ordinaire invisibles aux passants. Dans le contexte de l’intensification de la censure et de la violence d’État pendant la dictature militaire, une grande bâche gris-vert recouvrant une grande structure métallique, A carga [La Cargaison] (1968), représentait plus qu’une sculpture mystérieuse : elle exprimait la menace et le danger alentour. Presunto [Jambon] et Barril [Tonneau], les autres œuvres de cet ensemble, sont aussi des exercices de recensement d’un paysage urbain dont l’ambivalence vacille entre opacité et morbidité.

En plus des travaux présentés en 1969, Carmela Gross expose une œuvre inédite à la 34e Bienal. Composée de plus de 150 monotypes, Boca do Inferno [La Bouche de l’enfer] est le résultat, selon l’artiste, d’un « exercice quotidien consistant à faire et refaire des masses sombres, des taches explosives, des trous boueux, du feu noir, des nuages de suie… ». Carmela Gross a bâti une collection d’images de volcans qu’elle a traitées numériquement afin de former un groupe de symboles à fort contraste et aux contours nets. Elle a ensuite retravaillé ces images en esquissant des centaines de petits dessins sur papier au crayon et à l’encre de Chine.

Puis, dans un atelier d’impression, elle a appliqué de la peinture directement sur des plaques de métal pour créer des masses sombres vouées à être imprimées sur du papier ou de la soie selon un procédé qui suppose une certaine dose de hasard. Ainsi, en accumulant de multiples étapes de synthèse et de transfert, l’artiste a mis sur pied un immense panneau de taches convulsées qui, par leurs répétitions et leurs différences, métabolisent sa révolte contre le contexte brésilien contemporain. C’est en raison de ce sentiment de soulagement et de défiance que Gross a donné à son œuvre le surnom de Gregório de Matos, poète de l’État de Bahia du XVIIe siècle.

Sueli Maxakali

Sueli Maxakali - Yãmây-Homem-espírito, 2009 et Andorinha Tartaruga - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
Sueli Maxakali – Kũmxop koxuk yõg, 2021 – 34e Bienal de São Paulo. © Levi Fanan – Fundação Bienal de São Paulo

Sueli Maxakali (1976, Santa Helena de Minas, Brésil) est l’une des cheffes des Tikmũ’ũn, plus connus sous le nom de Maxakali, peuple indigène de la région située entre les actuels États brésiliens de Minas Gerais, Bahia et Espírito Santo. Contraints de quitter la terre de leurs ancêtres pour survivre aux diverses agressions qui se sont accumulées au fil des siècles au point de les exposer au risque d’extinction dans les années 1940, les Tikmũ’ũn ont conservé leur langue et leur culture, et sont aujourd’hui répartis en communautés dans la vallée du Mucuri, au Minas Gerais. La vie dans les communautés traditionnelles s’articule autour et à partir de leur relation avec la myriade d’esprits qui peuplent la forêt atlantique, les Yãmĩyxop, et de leurs collections respectives de chants, sorte d’index de tous les éléments de la vie tikmũ’ũn – plantes, animaux, lieux, objets. La plupart de ces chants se chantent en chœur, comme la forme la plus essentielle de relation avec les esprits yãmĩyxop, invités par les communautés à chanter, danser et manger lors du rituel.

Souvent destiné à la guérison et à la transformation du monde, le chant se pratique chez les Tikmũ’ũn comme un élément qui structure la vie : c’est par le chant que les souvenirs se perpétuent et que se forment les communautés. Chaque membre du peuple tikmũ’ũn possède et veille sur une partie du répertoire de chants des Yãmiyxop. Ce corpus renferme l’univers tikmu’un, qui comprend tout ce que ce peuple voit, ressent et avec quoi il interagit, mais aussi la mémoire des plantes et des animaux aujourd’hui disparus ou demeurés sur leur terre natale, dont les Tikmu’un ont été bannis au cours de la guerre coloniale.

En plus d’être cheffe, éducatrice et photographe, Sueli est une réalisatrice de films. Avec Isael Maxakali — son partenaire, qui est aussi artiste, cinéaste, chef et enseignant —, elle a produit certains des films les plus emblématiques de l’art indigène contemporain (pour reprendre la définition de Jaider Esbell), visant à enregistrer et à diffuser les traditions et les rituels ancestraux tout en transcendant, par la poésie, son engagement dans le combat pour les droits des peuples originels. Pour la 34e Bienal, l’artiste présente l’installation Kumxop Koxuk Yõg [Les Esprits de mes filles], collection d’objets, de masques et de robes faisant référence à l’univers mythique des Yãmĩyhex – femmes-esprits. Tous les travaux de l’exposition ont été réalisés avec des femmes et des jeunes filles de la communauté qui prennent soin de chacun de ces esprits yãmĩy.

Le processus collectif de création de l’œuvre fait écho à l’organisation de la communauté tikmũ’ũn elle-même, et partant, il étire et secoue le sens, les limites et la pertinence de la production artistique dans un contexte aussi spécifique en nous présentant d’autres régimes de paternité et de créativité. La participation de Sueli Maxakali à la Bienal s’inscrit dans le droit fil de la lutte de son peuple pour la terre, à commencer par la construction d’un nouveau village dans la municipalité de Ladainha, dans l’État du Mina Gerais, où le projet Aldeia-Escola-Floresta [Village-École-Forêt] est en cours de développement par le biais d’initiatives visant à reconnaître le savoir traditionnel tikmũ’ũn, à former de jeunes artistes et cinéastes, à s’occuper de fermes et à encourager la reforestation.

Gala Porras-Kim

Gala Porras-Kim - Whistling and Language Transfiguration (WaLT), 2012 - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
Gala Porras-Kim – Whistling and Language Transfiguration (WaLT), 2012 – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles

Gala Porras-Kim (1984, Bogota, Colombie) sonde les contextes politiques, sociaux, économiques et spirituels qui déterminent la valeur des objets dans l’histoire du colonialisme. Elle s’attache aux restes humains et aux biens matériels et immatériels des cultures indigènes convertis en biens culturels préservés par la suprématie politique et intellectuelle occidentale. L’analyse de l’artiste va des processus violents d’extraction et de circulation de ces objets aux méthodologies de stockage et de classification utilisées par les collectionneurs et/ou les institutions culturelles qui les reçoivent, notamment les musées d’histoire et d’anthropologie.

Porras-Kim cherche à renverser le langage et les opérations du pouvoir qui imposent une forme unilatérale de compréhension et d’écriture de l’histoire. Elle explore, par exemple, la façon dont les méthodes employées par les musées pour définir la valeur physique et spirituelle de certains artéfacts peuvent entrer en conflit avec leurs véritables significations et raisons d’être, ainsi qu’avec les identités des cultures qui les produisent. Son protocole de recherche dépasse la représentation symbolique des artéfacts et implique les institutions mêmes auxquelles appartiennent les collections et/ou les objets de son étude. Elle entend exposer et, à l’occasion, démasquer les manipulations que les politiques d’acquisition et de mécénat des biens culturels ont instaurées, en cherchant à établir de nouveaux paradigmes législatifs qui promeuvent l’équité entre les cultures et les formes de connaissance.

Dans WaLT (Sifflement et transfiguration du langage) (2012), Porras-Kim étudie la possible traduction des langues zapotèques – minoritaires –, ainsi que les implications politiques et linguistiques de leur représentation. Les langues zapotèques, dont la tradition orale est originaire de l’État de Oaxaca au Mexique, sont de nature tonale et peuvent donc se reproduire par des sifflements – stratégie employée par cette civilisation amérindienne pour empêcher les Espagnols de déchiffrer ses messages.

WaLT est une installation qui comprend un vinyle des langues parlées directement traduites en sifflements, une partition transcrivant les sifflements en notes de musique, et une sorte de manuel linguistique permettant d’identifier les variations verbales dans la traduction enregistrée. Les langues zapotèques sont aujourd’hui victimes du peu d’attention accordée par les gouvernements mexicains successifs à la préservation et au renforcement des cultures originelles du pays. WaLT utilise les langues zapotèques tonales comme des messages codés tout à la fois cachés et présents qui résistent à la domination linguistique imposée par la colonie des siècles plus tôt.

Alice Shintani

Alice Shintani - Mata, 2022 - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
Alice Shintani – Mata, 2022 – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles

Alice Shintani (1971, São Paulo) explore l’une des intersections les plus subtiles qui existent entre l’art et le quotidien. Son travail ne commente pas l’actualité, ni ne s’impose dans le tissu urbain comme un monument inerte, mais traite plutôt des expériences intimes des affections et de la violence quotidiennes qui se trouvent contrebalancées par le processus graduel de la création impliquant couleurs, formes et lumière. Après avoir étudié et travaillé dans le domaine de l’ingénierie informatique, Shintani a aiguillé sa pratique vers les arts au milieu des années 2000. Elle se garde toutefois de conformer sa production aux cadres et aux structures du circuit artistique établi. Si une grande partie de son œuvre peut être qualifiée de peinture, elle se nourrit malgré tout d’expériences directes avec l’environnement urbain et les événements sociétaux, tout en expérimentant des moyens de circuler dans des contextes variés et parmi des publics moins familiers de la liturgie des espaces d’exposition.

Mata [Forêt/Tuer] (2020-2022) a été conçu au fur et à mesure, sans plan établi hormis un penchant pour les gouaches sur papier, avec des compositions librement inspirées des éléments de la flore et de la faune amazoniennes. Les lignes qui traversent le papier d’un bord à l’autre brossent de vastes champs de couleur schématiques dont le cadrage serré rogne les formes, rejetant ainsi la description technique attendue de l’illustration botanique. Toutes les images ont un fond peint en noir, élément qui renforce la luminosité des couleurs utilisées par l’artiste et agit comme une métaphore de l’incertitude et de l’obscurité qui caractérisent le temps présent.

Amie Siegel

Amie Siegel - Asterisms, 2020
Amie Siegel – Asterisms, 2020 – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles

L’une des façons d’aborder le travail d’Amie Siegel (1974, Chicago, Illinois, États-Unis) – film, vidéo, photographie, installation ou peinture – est de considérer chaque œuvre comme une étude de cas. Siegel s’attache au train où vont les choses en voyant clair dans le jeu de leurs apparences et en prenant en compte les couches de circulation, les influx économiques, les formes de regard et les procédés de construction de la valeur. D’ordinaire insaisissables, ces aspects du monde se donnent ici à voir grâce à un long processus de recherche et d’enquête permettant à Siegel de découvrir et de mettre en lumière des fils et des liens entre des éléments apparemment déconnectés, puis à travers le déploiement par l’artiste de matériaux et de médias qui suivent, enregistrent, inscrivent et/ou reflètent leur mouvement. Le montage et le remake sont des ressources constantes dans l’univers de Siegel, non seulement lors de la création directe de films ou de l’utilisation de tropes cinématographiques, mais aussi en tant que relations sous-jacentes entre différentes pièces qui forment des constellations ou des généalogies (pour reprendre le titre d’une œuvre de 2016) à la fois subtiles et extrêmement précises ajoutant des enchevêtrements et des complexités supplémentaires à la densité de ses récits sur la société contemporaine.

Dans Astérismes (2021), installation vidéo faisant l’objet d’une co-commande pour la 34e Bienal par la Fundação Bienal de São Paulo, Siegel explore les processus de déplacement géologiques et sociaux à l’échelle planétaire en abordant le contexte spécifique des Émirats arabes unis. Siegel nous y fait voir les camps de travailleurs migrants qui fournissent la main-d’œuvre aux usines d’or et de récupération du pétrole ; le paysage surréaliste d’un palais royal où l’on élève et dresse des pur-sang arabes pour le spectacle ; le projet de construction d’îles artificielles à Dubaï ; un village abandonné et quasiment submergé par le sable du désert… Chacun de ces segments se présente dans un format cinématographique singulier et est projeté sur une forme qui oscille entre mur et sculpture. Dérivée de la superposition de ces différents formats de projection, la forme ressemble à une étoile stylisée, un astérisme – un groupe informel d’étoiles, et les lignes utilisées pour les relier mentalement, dont on peut identifier la forme la nuit dans le ciel si l’on y prête assez attention.

Regina Silveira

Regina Silveira - Série Dilatáveis, 1981-2020
Regina Silveira – Série Dilatáveis, 1981-2020 – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles

Regina Silveira (1939, Porto Alegre, Brésil) reçoit une première formation artistique à Porto Alegre, au Brésil, et à Madrid, en Espagne, mais c’est à Porto Rico qu’elle affine les exercices qui définissent le cœur même de son œuvre. Invitée à implanter un modèle d’enseignement expérimental à l’université de Porto Rico, Silveira teste intensivement les techniques graphiques de reproduction de l’image et vit dans un environnement qui débat de l’art comme d’un territoire propice à la circulation des images, des discours et des systèmes idéologiques de représentation.

À son retour au Brésil en 1973, adepte des méthodologies contemporaines de création, Silveira poursuit son travail de professeure d’université à São Paulo, et, en tant qu’artiste, elle s’impose comme une chercheuse hors pair en spécificités des moyens techniques et des langages de l’art. D’innombrables œuvres de Silveira remettent en cause les limites de la représentation et de la perception visuelle. À cette fin, l’artiste étudie la manière dont l’appareil optique traite ce que nous voyons et comment le dessin peut manipuler ces processus, les dilater, les déformer, les conduire à l’absurde. Les points de départ de ces exercices sont généralement des icônes facilement reconnaissables – escaliers, labyrinthes, ombres – transformées par des opérations de permutation et des insertions dans des images photographiques, dans des systèmes de représentation ou directement dans l’espace architectural.

Regina Silveira réalise Dilatáveis [Dilatables] dans le cadre de son doctorat à l’Escola de Comunicação e Artes de l’université de São Paulo, intitulé Simulacros [Simulacres]. Dans cette série, des photographies issues de tirages à large diffusion ont été reproduites avec un fort contraste, en ayant recours à l’héliographie – pratique perdue – dans sa version originale. En inaugurant l’usage de projections rendues difformes par l’exagération des variables de la perspective qui, au cours des décennies suivantes, allait devenir l’un de ses domaines d’expérimentation privilégiés, Silveira crée, à partir de ces figures, des ombres disproportionnées empreintes de connotations symboliques. L’artiste met l’accent sur le poids des signes iconiques de la vie politique et culturelle brésilienne de l’époque (quoique toujours bien vivants) et matérialise leur présence oppressante dans l’imaginaire national en soulignant le caractère menaçant qu’a pris la promesse du bonheur, du progrès et de l’ordre en devenant le slogan incontournable du régime dictatorial en vigueur au Brésil ces années-là.

Daiara Tukano

Daiara Tukano - Namiriwi'í- Casa da noite, 2020 - Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo - Luma Arles
Daiara Tukano – Namiriwi’í- Casa da noite, 2020 – Même dans la pénombre, je chante encore, Œuvres de la 34ᵉ Bienal de São Paulo – Luma Arles

Daiara Hori (1982, São Paulo, Brésil), dont le nom traditionnel est Duhigô, est membre du clan Uremiri Hãusiro Parameri du peuple des Yepá Mahsã, aussi appelés les Tukano, issus de la région amazonienne de l’Alto Rio Negro. À sa naissance, sa famille vivait à São Paulo et a rejoint le grand mouvement politique indigène qui a précédé l’Assemblée constituante brésilienne (1987 – 1988). Artiste, enseignante, militante des droits des indigènes et communicatrice, Tukano, qui est licenciée en droits de l’homme et chercheuse en droit des peuples autochtones à la vérité et la mémoire, coordonne également Rádio Yandê, première radio indigène en ligne au Brésil.

Son travail est indissociable de la culture ancestrale du peuple tukano qui, à l’instar d’autres ethnies autochtones d’Amazonie, a recours à la médecine ayahuasca dans ses rituels. Influencée par cette pratique, dont les visions mystiques, connues sous le nom de hori, imprègnent toute la culture visuelle tukano, Daiara conçoit des images évoquant des aspects de l’existence qui passent le plus souvent inaperçus.

Tukano refuse la classification simpliste de son travail comme « art » au sens occidental du terme et considère les images qu’elle crée, abstraites ou figuratives, comme des « messages » dont la valeur transcende le seul plaisir esthétique. Pour la 34e Bienal, Daiara expose Festa no Céu [Fête au paradis], ensemble de quatre toiles suspendues représentant les oiseaux sacrés – l’aigle surnommé harpie féroce, le vautour royal, le héron coiffé et l’ara à ailes vertes, ou miriã porã mashã – qui, à en croire le peuple tukano, accomplissent une cérémonie afin de porter le poids du ciel et d’empêcher le soleil de brûler les sols fertiles. Au dos de chaque tableau, se trouve une cape faite de plumes entrelacées dans des motifs géométriques aux racines ancestrales en référence aux grandes capes en plumes qui, selon l’artiste, ont « cessé d’être confectionnées à cause de l’accaparement des terres, du génocide des peuples indigènes et de l’extinction continue des oiseaux sacrés. Ce travail se concentre sur le sacré mais convoque aussi le deuil lié à la perte de tant d’anciens, jadis gardiens de ces histoires dont [elle a] fait l’expérience et qu’[elle a] partagées avec [ses] proches ».

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