Jusqu’au 15 janvier 2023, Julien Creuzet présente au sous-sol de La Tour à Luma Arles une de ses installations les plus abouties dans laquelle il joue habilement avec les formes, les mots et les sons. Il nous invite à traverser divers temps et lieux géographiques dans le Chaos-monde cher à Edouard Glissant.
Comme à son habitude, Julien Creuzet propose pour cette exposition arlésienne un titre poétique et énigmatique qui, dit-il, a l’ambition de « donner quelque chose de vaste à l’imaginaire partagé » :
Orphée ruminait des mots à l’étouffée.
Sous la pluie fine du brouillard ardent,
Anyway les serpents sont-ils sourds et muets ?
Oubli enfoui au fin fond de l’insomnie.
Dans un entretien avec Vassilis Oikonomopoulos et Martin Guinard, reproduit dans la publication qui accompagne l’exposition, Julien Creuzet explique sa convocation du poète et musicien, héros de la mythologie grecque : « J’aimais bien Orphée comme une certaine conception de la musique, comme une certaine idée de la mythologie. J’aimais aussi l’idée de contraster avec le son de la lyre, qui deviendrait le signe d’un tambour, qui aurait une histoire bien plus lointaine, ancestrale, transgénérationnelle ».
À propos de la pluie fine…, il évoque à la fois la rosée matinale et la nuée ardente de l’éruption du 8 mai 1902 qui a tout dévasté sur son passage… «Ce brouillard, extrêmement chaud, était une petite pluie fine avec sa poésie. Cette chaleur sulfureuse s’est déversée comme de la douceur, voilà, comme une douceur assez acide ».
Si le vers suivant semble interroger la surdité et le mutisme des serpents, Julien Creuzet rappelle « Quand un volcan commence à manifester son tremblement, son éruption à venir, les serpents tremblent »…
L’hendécasyllabe qui termine le quatrain est pour lui une « phrase essentielle, la ritournelle de l’exposition »…
«La ritournelle presque infinie qui resterait comme un très bon refrain pop : “Oubli enfoui au fin fond de l’insomnie”, comme une phrase difficile à dire, tellement il y a d’assonances. Et dans tout ça, entre les explosions, entre le passé mythologique ou dans lequel on a une sorte d’héritage, il y a une quête des profondeurs, sur une identité, sur une histoire, sur une manière de se définir. Comme des oublis qu’on va retrouver sans prévenir puisqu’ils apparaitront un beau jour de façon transgénérationnelle ».
Dans la vidéo disponible sur le site de Luma Arles, Julien Creuzet ajoute :
« “Oubli enfoui au fin fond de l’insomnie” pose une question peut-être de façon poétique qui parlerait du manque, le manque pour les cultures afrodiasporiques. C’est-à-dire qu’il y a une césure comme dirait Glissant, c’est une nouvelle histoire qui commence avec un oubli »…
Après avoir atteint le niveau -3 de La Tour dessinée par Frank Ghery, dans ce qu’il est convenu d’appeler l’« underground », on plonge dans une expérience multisensorielle, « une sorte de cinéma étendu… Un cinéma à vivre où plusieurs personnages interagissent, peut-être dansent, peut-être se mettent à s’animer. Ces personnages seraient de très vieilles statues provenant du continent africain »…
« Orphée ruminait des mots à l’étouffée (…) » nous propose un paysage à découvrir, à décoder, sans parcours établi…
Ce paysage visuel et sonore, «avec sa profondeur de champ », baigne dans une lumière étrange et changeante produite une multitude d’images projetées sur des écrans placés au plafond de la galerie. Il est impossible d’identifier ce que sont ces images, issues de scènes marines et de paysages de bords de mer dont tout signifiant a été éliminé par ponçage…
Julien Creuzet évoque aussi la pensée de Césaire et particulièrement son Cahier d’un retour au pays natal qui aurait été commencé sur une petite île de la côte Adriatique de la Croatie, nommée Martiniska…
Dans certains dessins, on croit reconnaître quelques silhouettes surchargées de Gauguin. Quant aux figures dansantes, elles emprunteraient aux danses de résistances des paysans rhénans de la renaissance allemande gravés par Urs Graf comme à quelque portrait du Royaume du Bénin du XVIe siècle. Les chorégraphies des « fétiches » africains réalisées en motion capture sont-elles des hybridations entre ces danses des paysans rhénans et celles des esclaves antillais ?
« Perdre les géographies, perdre les délocalisations, et parfois perdre un peu l’autre, le spectateur, celui qui regarde, celui qui m’écoute… Cette perte-là génère une matière dans laquelle il y a des choses qu’on peut attraper, mais qui sont des choses qui glissent et qui peuvent nous échapper », affirme Julien Creuzet dans l’entretien cité ci-dessus.
Dans cet environnement où se succèdent transparences et opacités, la déambulation se transforme imperceptiblement en une sorte de rêverie, une fiction onirique où s’entrecroisent souvenirs personnels, bribes de lecture, fragments d’expositions, séquences visuelles… et qui conduisent aussi à s’interroger sur la manière où l’autre est regardé, « comme étant toujours autre, comme étant une représentation et pas une identité, une individualité »…
Les sculptures, les peintures, les animations, les musiques qui peuplent ce paysage entremêlent les références, les récits, les voyages. Elles renvoient entre autres à la notion de l’Ici et de l’Ailleurs importante pour Julien Creuzet. Parmi ces références, l’artiste évoque le séjour en Martinique d’André Breton en 1941, sur la route de son exil new-yorkais et notamment sa rencontre avec Aimé Césaire que le surréaliste relate dans le chapitre « un grand poète noir » dans son ouvrage Martinique charmeuse de serpents, reproduit dans la publication éditée par Luma Arles…
À la fin de la vidéo « Let’s get personal », Julien Creuzet précise :
« Je crois qu’à travers cet ensemble, j’ai envie de qu’on continue ces mouvements d’émancipation, ce qu’on va appeler la pensée décoloniale, qui est pour moi une pensée intersectionnelle au sens où le décolonial ne concerne pas uniquement les personnes racisées, mais tout un chacun. C’est comme une manière de défaire tout un tas de dogmes de l’histoire de l’humanité : comment reprendre possession de son corps, comment reprendre possession de sa tête, comment reprendre possession de son sexe… comment exister. »
Puis il termine ainsi :
« Cette exposition est un engagement sous la forme d’un partage joyeux. Ce n’est pas un geste inquisiteur. Je crois que c’est un geste de générosité dans la manière dont le corps du spectateur peut être sollicité, comment le regard du spectateur peut être stimulé. Et pour moi, c’est un moment joyeux »…
Commissariat : Vassilis Oikonomopoulos et Martin Guinard assistés par Claire Charrier.
À voir ou à revoir impérativement !
L’exposition est accompagnée par une remarquable publication éditée par Luma Arles sous la direction de Vassilis Oikonomopoulos et Martin Guinard.
Entretien de Julien Creuzet avec Vassilis Oikonomopoulos et Martin Guinard. Textes de Estelle Coppolani, Christian Joschke et Maboula Soumahoro.
En savoir plus :
Sur le site de Luma Arles
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Julien Creuzet sur le site de la galerie High Art
Julien Creuzet représentera la France à la 60e Exposition Internationale d’art — La Biennale di Venezia en 2024.
Julien Creuzet : Repères biographiques (extraits du site de l’Institut français)
Julien Creuzet est un artiste plasticien, vidéaste, performeur et poète, né en 1986 au Blanc Mesnil. Il vit et travaille à Montreuil. Il a passé l’essentiel de son enfance en Martinique. Ces premières années dans les Caraïbes, au croisement des cultures africaines, indiennes et européennes, imprègnent une œuvre dans laquelle le mélange des imaginaires tient une place centrale. Passé par l’École supérieure d’arts & médias de Caen/Cherbourg et par l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon, il est également diplômé, en 2013, du Fresnoy – Studio national des arts contemporains. Il enseigne aux Beaux-Arts de Paris.
Julien Creuzet a présenté son travail dans plusieurs expositions personnelles, dont récemment à LUMA Arles (2022) ; Camden Arts Center, London (2020) ; CAN Centre d’art Neuchâtel, Suisse (2019) ; VR Arles Festival dans le cadre de l’exposition hors-les-murs du Palais de Tokyo à l’occasion des Rencontres d’Arles (2018) ; Fondation d’Entreprise Ricard et Bétonsalon – centre d’art et de recherche, Paris ; galerie NaMiMa de l’École nationale supérieure d’art et de design de Nancy (2016) et Frac Basse-Normandie, Caen (2015). Son travail a également été présenté au sein de nombreuses expositions collectives : « Aujourd’hui aura lieu », exposition hors-les-murs du Palais de Tokyo dans le cadre de la 12ème Biennale de Gwangju (2018) ; « Le centre ne peut tenir », Lafayette Anticipations, Paris, 2018 ; « A Cris Ouverts » 6ème édition des Ateliers de Rennes, biennale d’art contemporain (2018) ; aux Rencontres de Bamako, 11ème Biennale africaine de la photographie (2017) ; à la 14ème Biennale de Lyon (2017) ; au Frac Pays de la Loire (Carquefou, 2016) ou encore à La Galerie, centre d’art contemporain (Noisy-le-Sec, 2015).
Il est lauréat du prix Étant donnés 2022 organisé par la Villa Albertine et le Comité Professionnel des Galeries d’Art, du prix BMW Art Journey 2021 et nominé du prix Marcel Duchamp 2021.
Il est représenté par High Art (Paris), Andrew Kreps Gallery (New-York), Document (Chicago).