« Merdre ! » – Vidéochroniques à Marseille


Jusqu’au 25 mars 2023, Vidéochroniques en collaboration avec l’atelier Tchikebe présente « Merdre ! » une des expositions les plus intéressantes de cette fin d’hiver à Marseille.

Ce « Merdre ! », interjection tonitruante avec laquelle débute l’Ubu roi d’Alfred Jarry, résonne avec une incroyable puissance dans un climat politique et social explosif…

« Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
« Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Après avoir précisé les raisons de ce titre, Édouard Monnet et Thibaut Aymonin expliquent dans leur texte d’intention les origines d’un tel projet :

« L’ingénu désir initial d’une collaboration “entre voisins” réunissant là Vidéochroniques et Tchikébé, soit deux structures proches par leur implantation mais différentes par leurs économies, leurs statuts et leurs modalités de soutien aux artistes, impliquait en effet de considérer les véritables enjeux d’une telle association, par-delà ces multiples hiatus. Notre première approche, la plus prosaïque, fut d’abord de considérer les nombreux artistes qui croisaient nos activités réciproques, puis d’envisager d’autres propositions connexes, chères aux uns ou aux autres. Ce vers quoi toutes convergeaient en définitive relevait du politique, dont la définition oscille depuis l’exercice du pouvoir, et de sa contestation par conséquent, jusqu’à certaines manières d’agir avec autrui, du calcul à la bienveillance ».

« Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
« Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Sans surprise, l’exposition fait la part belle à la sérigraphie au cœur du métier de Tchikebe. Celles et ceux qui ont été militant·e·s du milieu des années 60 jusqu’à la fin des années 70 conservent sans doute la mémoire des odeurs enivrantes des encres et des solvants pendant de la fabrication d’affiches ou d’autocollants pour appeler à des meetings, manifestations, concerts, spectacles ou pour soutenir une des multiples causes qui s’imposaient alors… Certain·e·s s’intéressaient aussi à l’emploi qu’en faisait à l’époque Rauschenberg, Lichtenstein et Warhol.

Cette dualité politique et esthétique dans les usages de la sérigraphie au tournant des années 60-70 marque avec évidence une part non négligeable de la production de Tchikebe. Nombre des œuvres qui sortent de l’atelier depuis 2009 ont un indéniable caractère politique souvent teinté d’impertinence, de raillerie, de malice ou d’ironie… parfois aussi de dérision et de désillusion.

« Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
« Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Un peu plus d’une trentaine d’impressions issues de l’atelier Tchikebe sont déployées dans l’espace avec la volonté affirmée de « déborder du cadre ». Avec imagination, trois accrochages en nuage, appuyés à chaque fois sur un papier peint, construisent des rapprochements et des dialogues malicieux et pétillants sur le capitalisme, l’argent, la consommation, l’art ou la révolte. Si l’on retrouve plusieurs tirages vus ici où là, les sérigraphies se renforcent mutuellement. Cet ensemble montre toute la richesse et la cohérence du fonds de l’atelier au-delà de la remarquable technicité qu’il sait mettre au service des artistes.

La force comme l’habileté de « Merdre ! » est de confronter l’« engagement » des sérigraphies d’artistes imprimées par les frères Ludwig-Legardez avec des œuvres sur papier ou en volume. Toutes expriment des rapports au politique similaires sans jamais se limiter « à quelques slogans bien-pensants et parfois moralisateurs, mais en s’orientant plutôt vers une sorte de politiquement incorrect par ses recours aux détournements, à l’ironie et à la provocation »…

« Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
« Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Il est naturellement impossible dans le cadre de cette chronique de s’attarder sur toutes des œuvres rassemblées pour « Merdre ! ». Dans des regards sur l’exposition, ci-dessous, on se limitera à quelques rapprochements qui nous ont semblé particulièrement pertinents. Le texte d’intention d’Édouard Monnet et Thibaut Aymonin est également reproduit ci-dessous.

Faut-il ajouter que « Merdre ! » est une exposition incontournable ?

Commissariat : Thibaut Aymonin, Julien Ludwig-Legardez, Olivier Ludwig-Legardez, Édouard Monnet

Avec des œuvres de Gilles Barbier, Taysir Batniji, Damien Béguet, Pierre Beloüin et P. Nicolas Ledoux, Damien Berthier, Matthieu Boucherit, Markus Butkereit, Paul Chochois, Frédéric Clavère, Claude Closky, Nicolas Daubanes, Raphaël Denis, Brad Downey, Christophe Fiat, Jean- Baptiste Ganne, Anne-Valérie Gasc, Laurent Lacotte, Thomas Lasbouygues, Pascale Mijares, Monsieur Moo & Louise Drubigny, Gianni Motti, Jean-Luc Moulène, Jonathan Naas, ORLAN, Paper Tigers Collection, Frank Perrin, Mary Pupet, Ian Simms, Jeanne Susplugas, Michèle Sylvander, Mathieu Tremblin, Sarah Venturi, Jacques Villeglé, The Wa, Brigitte Zieger

En savoir plus :
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« Merdre ! » : Regards sur l’exposition

« Merdre ! » - Vidéochroniques en en collaboration avec l'atelier Tchikebe. Photo Vidéochroniques
« Merdre ! » – Vidéochroniques en en collaboration avec l’atelier Tchikebe. Photo Vidéochroniques

Du côté des sérigraphies, un imposant papier peint de Claude Closky (Sans titre (Supermarché), 1996-1999) permet à tout un chacun de mesurer l’ampleur de l’inflation depuis le passage à l’euro. Il sert de support à la sarcastique boite de 8 rockets du Dolly Pran (2015) de Gilles Barbier. Celle-ci fait écho aux flacons de Jeanne Susplugas (CONTAINERS (M.H.), 2019), incisive mise en scène d’une citation extraite du premier roman de Michel Houellebecq « Et puis je prends des calmants, et tout s’arrange, tout s’arrange »…

Claude Closky, Sans titre (Supermarché), 1996-1999 – Gilles Barbier, Dolly Pran, 2015 et Jacques Villeglé, Rue Gérard Deschamps, Issoudun, 2021 – – « Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Jeanne Susplugas, CONTAINERS (M.H.), 2019 - « Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
Jeanne Susplugas, CONTAINERS (M.H.), 2019 – « Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

De l’autre côté, une sérigraphie de Jacques Villeglé (Rue Gérard Deschamps, Issoudun, 2021) rend-elle hommage au peintre Gérard Deschamps rencontré avec Raymond Hains peu après la fondation des Nouveaux Réalistes ou suggère-t-elle un arrachage de l’affiche de Closky ?

Paul Chochois, Billets sentent comme un bouquet, 2019 et 2020 - « Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
Paul Chochois, Billets sentent comme un bouquet, 2019 et 2020 – « Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Sur la gauche, on remarque deux sérigraphies de Paul Chochois (Billets sentent comme un bouquet, 2019 et 2020) réalisées avec des pigments de billets de 5€, 10€ et 20€ extraits au décapant… On se souvient de la découverte de cette série à la Galerie de la Scep. Il nous interpellait alors sur les conditions difficiles des jeunes artistes et sur l’incontournable autoproduction de leurs œuvres pour avoir l’espoir d’être exposé…

« Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
« Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

À gauche, dernière un sac de boxe siglé « Louis Vuiton » une contrefaction Tchikebe (Damien Berthier, Bang me darling, 2011), on retrouve une sérigraphie noire sur flocage de cendres d’Anne-Valérie Gasc (Démocratie, 2015). L’image présente le nuage de poussière après la démolition à l’explosif des 10 tours Démocratie du quartier des Minguettes à Vénissieux en 1994.

Anne-Valérie Gasc, Démocratie, 2015 - « Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
Anne-Valérie Gasc, Démocratie, 2015 – « Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Un peu plus loin, avec la série Bouquet Final (2011), Anne-Valérie Gasc propose les portraits photographiques de trois tours d’immeubles juste avant leur destruction. Ces trois sérigraphies ont été réalisées avec la poudre de béton récupérée dans les gravats après la déflagration.

Anne-Valérie Gasc, Bouquet Final, 2012 - « Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
Anne-Valérie Gasc, Bouquet Final, 2012 – « Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Avec un peu d’attention, on repérera que les œuvres d’Anne-Valérie Gasc sont sous surveillance vidéo (Thomas Lasbouygues, Paper Tiger n° 091, CCTV, 2017)… Ce clin d’œil qui ne manquera pas de faire sourire celles et ceux qui connaissent son travail et notamment son projet Crash box.

Frédéric Clavère, Magritte Babel, 2020-2023 - « Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
Frédéric Clavère, Magritte Babel, 2020-2023 – « Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

En face, sept huiles sur bois de Frédéric Clavère (Magritte Babel, 2020-2023) conduit le regard vers deux sculptures de la série des bunkers de Raphaël Denis (Dunkel Regelbau et Dunkel Regelbau Collapse, 2018) et vers sa sérigraphie sur Chromolux (Qui peux le plus peux le moins, 2015). Son « Art contemporain, service minimum » fait un écho grinçant avec le Nous étions déjà morts dans les années 80 (2020) de Pierre Beloüin & P. Nicolas Ledoux

« Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
« Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Sarah Venturi propose le texte caviardé de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (2016-2018). Les suites de lettres pouvant former les notes do, ré, mi, fa, sol, la et si ont été noircies pour révéler la partition d’une musique cachée qui attend d’être interprétée ou chantée…

Sur la droite, on retrouve la sérigraphie Sans titre (2017) de Michèle Sylvander réalisée à partir d’une photographie où l’on remarque sur le fuselage d’un hélicoptère le mot ART. Cette image, dit-elle, « m’a tout de suite fait penser au plongeon dans le vide d’Yves Klein ».

« Merdre ! » - Vidéochroniques en en collaboration avec l'atelier Tchikebe. Photo Vidéochroniques
« Merdre ! » – Vidéochroniques en en collaboration avec l’atelier Tchikebe. Photo Vidéochroniques

Cette « banane volante » dont le souvenir sinistre est lié à la guerre d’Algérie comme à celle du Viêt Nam trouve un involontaire prolongement avec l’image d’un drone multiplié à l’infini sur le troublant papier peint de Taysir Batniji (Drone_02_A_MV, 2016).

Taysir Batniji, Drone_02_A_MV, 2016 - « Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
Taysir Batniji, Drone_02_A_MV, 2016 – « Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Avec dérision et ironie, celui-ci sert de support à deux œuvres. Sur la gauche, une impression de la série « A kid could do it » de The Wa reproduit une photographie des bunkers du Mur de l’Atlantique. Repeints en blanc, ceux-ci ont servi de support pour des dessins à la manière d’un enfant… Cette œuvre de The Wa résonne avec le papier peint de l’artiste palestinien et avec les bunkers en béton noir de Raphaël Denis…

The Wa, A KID COULD DO IT (L409A- BA16) #2, 2022 - « Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
The Wa, A KID COULD DO IT (L409A- BA16) #2, 2022 – « Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

À droite, une sérigraphie de la série Fonds Verts de Christophe Fiat, La réalité n’arrête pas d’augmenter (2021) exprime dit-il « une inquiétude quant à l’avenir du monde et de la planète, en caractère Futura de couleur blanc sur un à-plat vert, référence aux décors utilisés pour incruster des images et aussi symbole de la lutte écologique »…

Christophe Fiat, Fonds Verts (La réalité n'arrête pas d'augmenter), 2021 - « Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
Christophe Fiat, Fonds Verts (La réalité n’arrête pas d’augmenter), 2021 – « Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Dans la « petite salle », l’accrochage linéaire de huit sérigraphies s’appuie partiellement sur un papier à tapisser de Ian Simms intitulé Sillage (2009). Celui-ci emprunte son titre à l’association Sillages qui a rassemblé un fonds d’archive constitué de photographies, films, extraits de presse, tracts politiques, documents administratifs après la fermeture des chantiers navals de la Seyne-sur-Mer.

« Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
« Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Les lés du papier peint reproduisent sur fond noir les photographies des dossiers de cette archive et de quelques pièces isolées, tombées de leurs chemises. Cette œuvre avait été présentée dans l’exposition Inconsidérations actuelles, par Vidéochroniques, en 2013.

Markus Butkereit, Billowing smoke / Paris 2011, 2011 – Brad Downey, Hand printed edition, 2011 et Jacques Villeglé, Alphabet Sociopolitique, 2017 – « Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

L’accrochage commence avec la reproduction d’une photographie où les rehauts au fumigène pourraient évoquer l’image d’une manifestation (Markus Butkereit, Billowing smoke / Paris 2011, 2011). Il se poursuit avec Hand printed edition (2011) de Brad Downey et un Alphabet Sociopolitique (2017) de Jacques Villeglé construit en autres en hommage à Serge Tchakhotine, auteur en 1939 de Le Viol des foules par la propagande.

Un peu plus loin, une sérigraphie sur papier miroir de Jean-Baptiste Ganne (Lavorate male e lentamente, 2021) précède deux impressions de Jean-Luc Moulène, (Tricolore et Rouge, 2018) et une affiche d’ORLAN (Pétition contre la mort, 2021).

Jean-Baptiste Ganne, Lavorate male e lentamente, 2021 – Jean-Luc Moulène, Tricolore et Rouge, 2018 et ORLAN, Pétition contre la mort, 2021 – « Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Face à ces sérigraphies, se dresse l’Ergonomie de la révolte (2018-2020) de Nicolas Daubanes. Aux 100 briques sur étagères prêtées par le Mrac Occitanie (Musée, régional d’art contemporain Occitanie/Pyrénées-Méditerranée) de Sérignan.

Nicolas Daubanes, Ergonomie de la révolte, 2018-2020 - « Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
Nicolas Daubanes, Ergonomie de la révolte, 2018-2020 – « Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

L’artiste a déposé 80 briques supplémentaires, pour le cas où…

Au revers de cette installation, on découvre le passage à l’acte d’une mièvre bergère assise au pied d’un arbre sur une toile de Jouy dans Shooting Wallpaper (2006) de Brigitte Zieger.

Sur la droite, les tee-shirts de Frédéric Clavère (Ubi sunt qui ante nos in mundo fuere ?, 2023) attendent-ils leur premier lavage pour que l’on cesse de savoir « où sont passés ceux qui nous précédèrent ? »

Avant de quitter cette salle, il faut impérativement accorder attention à deux œuvres discrètes.

« Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
« Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Matthieu Boucherit présente avec Contrepoint #1 (2018) une installation composée d’une piézographie pro charbon sur papier et d’un carnet à partitions posé sur un pupitre. Sur son site l’artiste en donne l’explication suivante :

« La représentation de l’exécution de l’autorité chez les chefs d’orchestre met en avant une codification du langage corporel. Tout aussi spécifique que celle du chef d’orchestre, la pratique politique du discours, étudiée pour devenir communicationnelle, se traduit également en rythmes, en tonalités, mais aussi par la gestuelle. Souvent mises en avant dans la photographie dite politique, les mains se détachent d’un fond neutre ou noir. Éclairées, théâtralisées, elles se baladent dans les airs au rythme du discours, de la “partition” . Dans ce travail, seules les mains gauches sont présentées. Contrairement à la main droite dite militaire qui, chez le chef d’orchestre, donne la mesure et les temps, la main gauche est singulière et est souvent appelée “la main du cœur” ».

Sur un pilier, Les ombres volantes (2017-2018) de Sarah Venturi interloqueront et émouvront celles et ceux qui leur prêteront l’intérêt qu’elles méritent. Ces silhouettes peintes recto verso à l’encre de Chine sont des reprises par calques des contours de groupes de personnages présents dans les collages de la série En vol.

L’artiste nue y compose des scènes érotiques troublantes avec des oiseaux d’espèces menacées. Chaque En vol, dit-elle, « est l’agencement d’une photo de moi et d’une capture d’écran de photo d’oiseau rencontré sur internet. Pendant les séances de prises de vue, les postures ont été improvisées ou créées en fonction de celles des oiseaux rencontrés ».

Dans la petite pièce en alcôve, un ensemble de sérigraphies trois couleurs de Nicolas Daubanes reproduit une partie du calepinage de la prison militaire de Montluc à Lyon.

Nicolas Daubanes, Calepinage, Prison militaire de Montluc à Lyon, 2017 et Raphaël Denis, Black Plaster, Jeune fille aux tresses, 2022 - « Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
Nicolas Daubanes, Calepinage, Prison militaire de Montluc à Lyon, 2017 et Raphaël Denis, Black Plaster, Jeune fille aux tresses, 2022 – « Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Sur le mur, un statement de Laurent Lacotte proclame : « Hurler à la lune, nos niches étriquées ».

Laurent Lacotte, Hurler à la lune, nos niches étriquées, 2023 - « Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
Laurent Lacotte, Hurler à la lune, nos niches étriquées, 2023 – « Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Ce cri ne pourrait-il pas être celui de Gisèle (Jeanne Susplugas, Addicted (Gisèle, 2003), 2022) ?

Jeanne Susplugas, Addicted (Gisèle, 2003), 2022 - « Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
Jeanne Susplugas, Addicted (Gisèle, 2003), 2022 – « Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Plusieurs œuvres de Pascale Mijares jalonnent l’exposition, à commencer par Nul n’a le droit qu’à ce qu’il lui suffit (2009) qui « accueille » avec une ironie mordante les visteur·euse·s…

Pascale Mijares, Nul n’a le droit qu’à ce qu’il lui suffit, 2009 - « Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
Pascale Mijares, Nul n’a le droit qu’à ce qu’il lui suffit, 2009 – « Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

Dans la fosse, au pied de l’escalier métallique, face au drapeau noir de Jonathan Naas (France, 2010), on découvre À coup de dé (2012). Tapis constitué de plusieurs sacs en plastique cousus ensemble qui évoquent l’immigration et le retour au bled, cet étrange « kilim » prend l’allure d’un plateau de Monopoly avec la présence d’une maison verte surdimensionnée…

Pascale Mijares, À coup de dé, 2012 - « Merdre ! » - Vidéochroniques – Marseille
Pascale Mijares, À coup de dé, 2012 – « Merdre ! » – Vidéochroniques – Marseille

À gauche de l’entrée, un grand papier semble vierge… Les plus curieux ne manqueront pas d’utiliser la fonction lampe-torche de leur smartphone pour élucider ce que cache Graffiti (2008)…

« Merdre ! » : Texte de Edouard Monnet et Thibaut Aymonin

Merdre !

C’est précisément par ce mot que débute le premier acte d’« Ubu Roi », célèbre comédie d’Alfred Jarry dont on situe l’origine dans les farces écrites par l’auteur lorsqu’il était lycéen, à l’effet de se moquer du plus grotesque de ses professeurs. C’est donc aussi par ce mot, prononcé par le comédien Firmin Gémier, que débuta la version définitive de la pièce lors de sa première représentation publique au Nouveau-Théâtre, le 10 décembre 1896. Devant le Tout-Paris littéraire et mondain, déjà échauffé par un préambule aussi ennuyeux qu’absurde et la découverte d’un bien maigre décor, cette déclamation fit l’effet d’une bombe, ou plus vraisemblablement celui qu’escompte le gamin sautant à pieds joints dans une flaque de boue au milieu des passants. Le chahut qui s’en suivit fut en outre réactivé à chaque énonciation du mot « merdre », récurrent dans le texte, fût-il pourvu d’un « r » supplémentaire censé en désamorcer l’effet. Ce geste de Jarry en forme d’euphémisme laissa d’ailleurs un souvenir si durable qu’il constitua un legs majeur pour l’art qui allait lui succéder. Sans même détailler son tribut à l’égard d’une pratique qu’on nomma performance quelques décennies plus tard, il fut à l’évidence inaugural des comportements caractéristiques du futurisme et de Dada (1), parmi les autres avant-gardes au sein desquelles il infusa.

Ni les avant-gardes ni la performance, quoique cette dernière soit éventuellement suggérée par son empreinte, sa documentation ou les stigmates de son accomplissement, ne dépeignent cependant les traits saillants de l’exposition qui nous occupe ici tandis que son intitulé pourrait le laisser supposer. Son recours est né d’une intuition, peut-être nourrie d’un contexte politique, social et sociétal fébrile au sein duquel se manifestent indistinctement les luttes les plus légitimes ou émancipatrices et, paradoxalement, les expressions les plus dogmatiques ou autoritaires. L’ingénu désir initial d’une collaboration « entre voisins » réunissant là Vidéochroniques et Tchikébé, soit deux structures proches par leur implantation mais différentes par leurs économies, leurs statuts et leurs modalités de soutien aux artistes, impliquait en effet de considérer les véritables enjeux d’une telle association, par-delà ces multiples hiatus. Notre première approche, la plus prosaïque, fut d’abord de considérer les nombreux artistes qui croisaient nos activités réciproques, puis d’envisager d’autres propositions connexes, chères aux uns ou aux autres. Ce vers quoi toutes convergeaient en définitive relevait du politique, dont la définition oscille depuis l’exercice du pouvoir, et de sa contestation par conséquent, jusqu’à certaines manières d’agir avec autrui, du calcul à la bienveillance.

Initialement indexée sur le médium qui constitue le cœur du métier de Tchikebe, et de son fonds du reste, l’exposition fait la part belle à la sérigraphie. C’était bien normal en la circonstance ! Rappelons à ce stade l’apport historique de cette technique, dont il faut d’abord mentionner l’emploi à des fins militantes : c’est ainsi qu’aux Beaux-Arts de Paris, par exemple, on réquisitionna l’atelier qui lui était dédié pour le reconvertir en « atelier populaire d’affiches » à l’effet de servir la noble cause révolutionnaire de mai 1968. La fameuse figure du poing levé, de même que des slogans mémorables tels que « Voter, c’est mourir un peu », « Les rédactions à désinfecter », « Interdit d’interdire », « CRS SS », etc., en sont les fruits aujourd’hui parfaitement consignés. Mais cet accent porté sur la sérigraphie renvoie aussi à son succès dans les champs de l’art moderne et contemporain. Henri Matisse en fut le chantre européen dans les années 1950 tandis que Warhol, Lichtenstein et Rauschenberg s’y adonnèrent sans compter une décennie plus tard.

Sans qu’elle ait recouru significativement à la sérigraphie, il est une autre expérience fondatrice en matière d’imprimés qui mérite d’être mentionnée. Sa singularité vaut précisément par son double dessein, esthétique et politique. Au sortir de la seconde guerre mondiale, et dans un contexte artistique déjà fortement nourrit par un désir de révolte « héritière du surréalisme français » (2), la revue Les Lèvres nues devient notamment le support des revendications de l’Internationale lettriste puis de l’Internationale situationniste. Mêlant « proses et poèmes, photographies et dessins, chroniques et textes théoriques (cinéma, politique, poésie, musique), saynètes de théâtre et scenarii de films, aphorismes et citations » (3), cette revue, aussi exigeante que virulente, s’est présentée entre 1953 et 1975 comme le support d’un véritable dialogue entre art et luttes, largement teinté de marxisme. C’est d’ailleurs dans son huitième numéro, paru en mai 1956, que Guy-Ernest Debord et Gil Joseph Wolman y délivrèrent leur mode d’emploi du détournement.
Passée cette l’évocation en creux de ces iconographie et littérature glorieuses, la conception de l’exposition supposait de se soustraire à deux écueils, l’un relevant de sa forme, l’autre de sa lecture. Il s’agissait en effet d’imaginer un déploiement dans l’espace qui déborde du cadre, entendu ici littéralement et métaphoriquement, qui induise une porosité des formats, des procédés, des médiums et des espaces investis au service de notre propos  : les travaux encadrés croisent ainsi les œuvres murales, les chevauchant parfois, les techniques et les médiums abondent bien au-delà des seuls imprimés tandis que l’intérieur et l’extérieur se convoquent mutuellement. Ce propos, justement, se voulait d’une autre complexité que ne le laisse souvent entendre l’allusion au politique. Loin de se caractériser par une approche politisée, militante ou manifestaire au mieux, consensuelle ou démagogique au pire, il fait état de stratégies autrement troublantes, ce dont le titre retenu constitue un premier témoignage. On en comprend dès lors que la provocation, l’ironie et le détournement s’y côtoient, forts de leur distance critique et de leur puissance transgressive.

Edouard Monnet et Thibaut Aymonin, Février 2023

(1) Voir à ce sujet : Roselee Goldberg, La performance du futurisme à nos jours, Paris, Thames & Hudson, coll. « L’univers de l’art », p.11-30
(2) Michel P. Schmitt, « Les Lèvres nues. Une arrière-garde en devenir », dans La Revue des revues, n° 55, 2016, p.17 
(3Ibid, p.18

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