Liv Jourdan et Mathis Pettenati – The Third Garden au Frac Sud à Marseille


Jusqu’au 11 juin 2023, Liv Jourdan et Mathis Pettenati présentent avec « The Third Garden » une exposition très réussie qui mérite un passage par le Frac Sud – Cité de l’art contemporain à Marseille. Pour les deux jeunes artistes, « The Third Garden » a l’ambition d’offrir « une expérience sensible et immersive » et la volonté de « mettre en forme une circulation synesthésique ; la couleur d’un accord sonore peut entrer en résonance avec la texture d’une odeur… afin que les sens ne soient pas coupés les uns des autres ».

Récemment diplômés de la Villa Arson, Liv Jourdan et Mathis Pettenati ont investi avec talent et habileté le plateau expérimentations du Frac, « avec l’idée de tiers-paysage défini par Gilles Clément, jardinier-paysagiste-biologiste, (…) comme un jardin ayant été traversé par l’activité humaine puis délaissé ».

Liv Jourdan et Mathis Pettenati - « The Third Garden » au Frac Sud
Liv Jourdan et Mathis Pettenati – « The Third Garden » au Frac Sud

En pénétrant dans ce « tiers-jardin », on perçoit immédiatement les intentions des deux artistes. Les accords d’une boucle sonore composée par Liv Jourdan (Germinal Wish [4:50] et With Cells [7:54], 2023) envahissent subtilement l’espace. À mesure que l’on avance dans la diagonale du plateau, ils se conjuguent avec les effluves d’huiles essentielles auxquels se mêle une note de purin d’ortie que les nez les plus fins et les jardiniers auront sans doute reconnu…

Liv Jourdan - Nettles and Powder, 2023. Céramique, parfum, textile - « The Third Garden » au Frac Sud
Liv Jourdan – Nettles and Powder, 2023. Céramique, parfum, textile – « The Third Garden » au Frac Sud

On les sent d’abord à proximité d’une très belle céramique de Liv Jourdan (Nettles and Powder, 2023) dont la forme évoque à la fois l’urne, le vase, le pique-fleur, le diffuseur et un étrange végétal au large tronc dont certains fragments tels des lichens semblent s’être détachés. Le titre renvoie sans ambiguïté aux urticacées et sans doute à leurs usages comme fertilisant ou à leur qualité de plantes médicinales et sanitaires…

Liv Jourdan - From Dawn to Here, 2023 - Textile teint, parfum, terre, céramique, feuilles d'acanthe 260 x 510 cm - « The Third Garden » au Frac Sud
Liv Jourdan – From Dawn to Here, 2023 – Textile teint, parfum, terre, céramique, feuilles d’acanthe 260 x 510 cm – « The Third Garden » au Frac Sud

Un peu plus loin, le drapé d’une imposante tenture (From Dawn to Here, 2023) attire irrémédiablement le regard. Ses tissus ont été teints dans des bains successifs d’ortie, d’oignons, de choux, de garance, de curcuma… Ses plis reposent sur un sol de terre végétale où l’on distingue des tessons de céramique et sur une litière de feuilles d’acanthe…

Derrière ce rideau de scène, on aperçoit une fresque (Germinal Wish, 2023), mélange de pigments et d’argile dont les formes végétales se développent dans l’angle de l’espace, enveloppent une des deux fenêtres et lancent des rinceaux vers l’autre ouverture.

À propos de son travail, Liv Jourdan résume ainsi les ressorts de sa démarche artistique : « Je m’inspire de recherches sur les symbioses, les mutualismes et les parasitages pour donner forme à des milieux ornementaux qui touchent les différents sens. Les dynamiques ornementales, hybrides entre figure et abstraction, m’évoquent des phénomènes d’énergies, d’échanges, de liens qui sont au cœur du vivant, des relations entre humain.e.s et non humain.e.s. Ce sont ces strates d’interconnexion qui m’intéressent ».

Ces œuvres de Liv Jourdan laissent apparaître quelques « symbioses » avec trois tableaux carrés au format 180 × 180 cm de Mathis Pettenati (Chrysalis Shoe II, Chrysalis Shoe II et Sprouting Shoe IV, 2022) qui partagent le motif d’une basket parasitée par des formes organiques.

Liv Jourdan et Mathis Pettenati - « The Third Garden » au Frac Sud
Liv Jourdan et Mathis Pettenati – « The Third Garden » au Frac Sud

Les « couleurs-peintures » et les « couleurs-teintures » des deux artistes construisent un troublant dialogue où des correspondances fluides paraissent à la fois évidentes et en même temps équivoques et incertaines.

Mathis Pettenati - Chrysalis Shoe II et I, 2022. Huile, acrylique et vernis sur coton - 180 x 180 cm - « The Third Garden » au Frac Sud
Mathis Pettenati – Chrysalis Shoe II et I, 2022. Huile, acrylique et vernis sur coton – 180 x 180 cm – « The Third Garden » au Frac Sud

Dans un dialogue avec Vittorio Parisi à propos de l’exposition Timeline of a Fruit Puddle à la Villa Arson en 2022, Mathis Pettenati confiait : « Il y a beaucoup de formes organiques dans mes travaux et j’aime bien me dire que le cycle de la peinture et le cycle du vivant sont mis en parallèle. Ça commence par une idée qui germe, qui peu à peu se répand sur la toile, fleurit puis se retrouve infestée de champignons. C’est le moment de passer à un autre format. Il y a aussi quelque chose d’aliénant dans le fait de peindre les mêmes images “en boucle”. J’oublie presque le sujet du tableau à force de le répéter. »

Au sujet de sa série des « Sprouting Shoes », il précisait : « En fait, les Sprouting Shoes sont arrivées assez spontanément ; cela a fait partie des associations d’idées que j’ai pu avoir et auxquelles je me suis accroché. L’idée était de créer un mashup entre deux sujets que je peignais c’est-à-dire entre des chaussures et des arbres. Il y a aussi une petite anecdote suite à une balade sous-marine en Méditerranée durant laquelle j’ai croisé une chaussure posée dans le fond de l’eau et qui servait d’habitat à de nombreuses algues. C’était à un moment où j’ai commencé à peindre les premières Sprouting Shoes et cette rencontre hasardeuse arrivait au bon moment. Je me suis rendu compte, après coup, que je peignais en quelque sorte la collection de chaussures de Michel Blazy et le fait d’imaginer une rencontre entre Guston et Blazy m’a beaucoup amusé ».

Une œuvre récente de Mathis Pettenati semble un peu en décalage avec « The Third Garden ».

Mathis Pettenati - Receipt Landscape IV, 2023. Papier thermique, Photographies argentiques - 170 x 138 cm - « The Third Garden » au Frac Sud
Mathis Pettenati – Receipt Landscape IV, 2023. Papier thermique, Photographies argentiques – 170 x 138 cm – « The Third Garden » au Frac Sud

Receipt Landscape IV (2023) est composée d’un tapis de tickets de caisse, de paiement par carte bancaire, de reçus de jeux. Sur ce fond, la silhouette hivernale d’un arbre ou celle d’un palmier est rapidement tracée à l’encre ou à la bombe. Des brulures laissent apparaître des photographies de ciel, de paysage maritime ou industriel, de trains… Avec ce « paysage des reçus », on semble ici s’être éloigné de l’idée de tiers-paysage…

L’expérience de « The Third Garden » mérite sans aucun doute d’être éprouvée. Il faut aller découvrir la manière avec laquelle Liv Jourdan et Mathis Pettenati « terrestrialisent » les éléments décoratifs avec lesquels ils travaillent…

Commissariat de Muriel Enjalran.

À lire, ci-dessous, la note d’intention de Muriel Enjalran, quelques repères biographiques et un bref échange avec les artistes extraits du livret disponible à l’entrée de « The Third Garden » via un QR Code.

En savoir plus :
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« The Third Garden » : présentation de Muriel Enjalran

Le Frac invite Liv Jourdan et Mathis Pettenati, récemment diplômés de la Villa Arson, à investir son plateau expérimentations. 1+1=3. Composant un milieu pictural visité par les formes du vivant, les deux artistes nous plongent au cœur d’une symbiose fantasmée, convoquant les différents sens. Se manifestant par éclosions multiples, la peinture touche aux flux du vivant, au tissu des lisières, à l’enroulement des rocailles. Elle finit par donner naissance à une nouvelle forme : celle d’un jardin commun. Les différentes représentations d’un monde vivant en mutation, parfois parasité, dialoguent ici et ouvrent un champ de lecture en trois temps. Si les pratiques des deux artistes s’affirment dans leurs singularités, il est ici question de les observer vivre ensemble.
Muriel Enjalran

Repères biographiques :

Liv Jourdan, née en 1988, vit et travaille à Nice. Diplômée de la Villa Arson en 2021, elle a également suivi un parcours en psychologie clinique et pratique le théâtre. Ses recherches pluridisciplinaires l’amènent à aborder la peinture dans son champ élargi, à travers une fluidité sensorielle et une esthétique des lisières aux confins des arts sonores, de l’olfaction et de la poésie. Engagée dans les nouveaux récits de l’anthropocène, elle explore les relations entre élans ornementaux et psychologie du lien, entre affects et mondes du vivant.

Né en 1997 à Toulouse, Mathis Pettenati vit et travaille à Bruxelles. Issu d’une pratique de dessin et d’impression, il a commencé à peindre à la fin de son cursus à la Villa Arson dont il est diplômé depuis 2021. Il est lauréat du prix de la Francis bacon MB Art Foundation 2021. Sa peinture, qu’on pourrait aujourd’hui qualifier de « painterly painting », se déploie sur grands formats et en série. Habités par des motifs végétaux difficilement identifiables, les tableaux de Mathis Pettenati se construisent spontanément dans l’atelier en suivant des règles énoncées par l’artiste.

Liv Jourdan et Mathis Pettenati à propos de « The Third Garden »

Liv, Mathis, on lit dans vos parcours que vous explorez différents territoires de la peinture, à la frontière parfois avec d’autres disciplines. Comment avez-vous procédé pour cette première collaboration et quelles formes ont pris vos échanges ?

Comme nous devions travailler à distance, entre Bruxelles et Nice, nous avons cherché comment nos processus de création pouvaient résonner entre eux en explorant des pistes qui ne relèvent pas strictement de la peinture : si la création du visuel de communication à quatre mains a été une étape importante, nous avons également échangé des musiques et des textes, partagé un atelier parfum, cherché des correspondances entre les « couleurs-peintures » et les « couleurs-teintures », et bien sûr des images de nos travaux respectifs en cours. Cela nous a permis de nourrir un lien, d’alimenter un cycle de « digestion » commun et de laisser apparaître peu à peu les symbioses, malgré la distance. Nous tenons également à garder une marge de liberté et d’improvisation sur la période de montage d’exposition.

Votre installation in situ offre aux visiteurs une expérience picturale et sensitive particulière. Pouvez-vous décrire la manière dont vous cherchez à interroger les perceptions et sensations des visiteurs ?

Nous proposons une expérience sensible et immersive et souhaitons mettre en forme une circulation synesthésique ; la couleur d’un accord sonore peut entrer en résonance avec la texture d’une odeur… afin que les sens ne soient pas coupés les uns des autres. Nous sommes allés piocher dans nos pratiques respectives pour en observer des éléments du vivre ensemble.
C’est aussi avec l’idée de tiers-paysage défini par Gilles Clément, jardinier-paysagiste-biologiste, que nous avons voulu penser cet espace ; comme un jardin ayant été traversé par l’activité humaine puis délaissé. Devenant alors une réserve de rencontres un peu aléatoires entre plusieurs formes vivantes, d’abord inscrites dans un cycle de renouvellement rapide qui se stabilise ensuite autour de certaines symbioses. Nous travaillons l’un et l’autre avec des éléments décoratifs que nous tentons de « terrestrialiser ». L’ornement est ici au service du vivant, un vivant que nous ne cherchons pas vraiment à contrôler, n’excluant pas des moments de surprise.

Vos travaux instaurent un dialogue immédiat avec la matière, le vivant, la nature. Comment se tisse ce lien et comment les notions de transformation et de cycle sont-elles à l’œuvre ?

Nous cherchons, dans cet espace, à évoquer les différentes étapes d’un même cycle. Sa fin serait marquée par des décompositions, précédée par des floraisons et des chrysalides qui succèderaient à une phase de germination. Le dialogue entre matière, nature et vivant se fait parfois au sein même de la composition d’un tableau. Il est possible ici de mettre en parallèle le cycle de la peinture et celui du vivant. Semis, symbiose, floraison, décomposition. Les propriétés des matières utilisées par une sorte d’alchimie fantasmée donnent à observer de la vie dans des images figées. D’autre part, la palette est semblable à une liane qui pourrait connecter entre eux l’argile pigmentée, des toiles ayant trempé dans des jus végétaux, de la matière organique vivante et des éléments impalpables comme des « couleurs » sonores et olfactives.

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