Jusqu’au 4 juin 2023, la Collection Lambert présente avec « Une histoire intime de l’art », une très large sélection des 600 œuvres de la donation d’Yvon Lambert à l’État français. Tous les espaces d’exposition des hôtels de Caumont et de Montfaucon ont été mobilisés pour accueillir 250 œuvres produites par près de 90 artistes de l’exceptionnel ensemble conservé à Avignon.
« Une histoire intime de l’art » emprunte son titre et fait écho à un imposant et remarquable ouvrage consacré à la Donation Yvon Lambert co-édité par Dilecta, le Centre national des arts plastiques (Cnap) qui assure la gestion du fonds depuis 2012 et la Collection Lambert.
L’exposition est très largement inspirée par la publication au point qu’il est impossible de considérer cette dernière comme un catalogue qui accompagnerait la présentation à la Collection Lambert…
Une fois n’est pas coutume, on commencera donc cette chronique en évoquant l’ouvrage « Une histoire intime de l’art ».
« Une histoire intime de l’art » – Un livre
Pavé de plus de 400 pages, « Une histoire intime de l’art » rappelle par son format, sa reliure en dos carré, sa couverture et son plat verso rigides, les premiers catalogues publiés par la Collection Lambert. Coédité par le Centre national des arts plastiques (Cnap), la Collection Lambert et les Éditions Dilecta, l’ouvrage a été réalisé sous la direction de Jean-Baptiste Delorme (Cnap) et Stéphane Ibars (Collection Lambert).
Avec une mise en page soignée et la reproduction de 250 œuvres emblématiques de la donation, « Une histoire intime de l’art » a, selon le texte de sa présentation, l’ambition de dresser « un portrait de l’art de ces soixante dernières années à travers les goûts et les passions d’Yvon Lambert qui, depuis l’ouverture de sa première galerie parisienne en 1965, n’a eu de cesse de soutenir la création la plus audacieuse de son époque ».
L’ouvrage montre parfaitement comment cette collection est le résultat des choix passionnés et audacieux d’un des marchands d’art majeurs de la seconde moitié du XXe siècle et du début du XXIe. Il en retrace le cheminement et les engagements auprès des avant-gardes de l’art minimal et de l’art conceptuel au tournant des années 1960-70 en France. Il examine ensuite comment Yvon Lambert soutient l’émergence d’une nouvelle peinture figurative et expressive dans les années 1980. « Une histoire intime de l’art » illustre enfin la cohérence de son support aux artistes qui explorent la société à travers la photographie, la vidéo, l’installation et la performance après l’ouverture de sa galerie rue Vieille du Temple dans le Marais puis d’un espace dans le quartier de Chelsea à New York.
Après la reproduction d’un texte de Alfred Pacquement (Still Alive) publié dans le catalogue de l’exposition inaugurale de la Collection Lambert à Avignon en 2000, Stéphane Ibars revient longuement sur l’itinéraire d’Yvon Lambert et sur l’aventure avignonnaise de la Collection (Si une accumulation reflète une vie, la qualité de cette accumulation reflète la qualité de cette vie).
Jean-Baptiste Delorme analyse l’originalité de Lambert comme donateur marchand et la Donation au prisme des collections publiques françaises (La Donation Yvon Lambert : portrait d’un marchand français au XXe siècle).
Après un bref regard d’Aurélien Lemonier sur l’architecture de la Collection Lambert, cinq essais d’historiens et critiques d’art étudient la donation dans les grands mouvements artistiques de ces soixante dernières années et la manière dont elle peut être associée aux bouleversements esthétiques et sociaux qui ont construit l’histoire de l’art contemporain.
Béatrice Gross revient sur les nouvelles avant-gardes des années 1960-1970 avec Actualité d’un bilan : avant-gardes des années 1960 et 1970 dans la Donation Yvon Lambert. L’émergence d’une nouvelle peinture figurative dans les années 1980 est examinée par Pascale Le Thorel dans Yvon Lambert : figurations années 1980. Donatien Grau pose un regard singulier sur la question de l’antique dans l’art contemporain et chez Lambert (L’antique : enjeu contemporain de l’art).
L’attachement aux artistes issus de la Pictures Generation et du renouveau de la photographie, la question du réel telle qu’elle est investie par les pratiques pluridisciplinaires à la charnière du XXe et du XXIe siècle sont analysés successivement par François Aubart (À partir des années 1980 : ce qui rapproche et anime les corps) et Nicolas Bourriaud (Les années 2000 ou la question du réel).
On espère un jour voir cet ouvrage complété par second volume autour des archives du galeriste. En attendant, « Une histoire intime de l’art » s’impose comme un incontournable dans la bibliothèque des amateurs d’art contemporain…
« Une histoire intime de l’art » – Une exposition
L’accrochage présenté dans les espaces d’exposition des hôtels de Caumont et de Montfaucon est logiquement inspiré par les différents chapitres de la publication. Il s’articule en conséquence en six sections thématiques. De manière assez inattendue, « Une histoire intime de l’art » propose un parcours chronologiquement à rebours. Il commence à l’étage de l’Hôtel de Caumont par les œuvres les plus récentes. Ensuite, il remonte le temps au fil des salles de l’entresol puis de l’enfilade des salons du rez-de-jardin pour se terminer avec les nouvelles avant-gardes des années 1960 et 1970 dans les volumes lumineux de l’Hôtel de Monfaucon.
• De retour du réel
• Je reflèterai ce que tu es – Présences intimes
• La peinture est morte! Vive la peinture!
• Les nouveaux anciens La question de l’antique
• Au-delà du paysage
• Ruptures et promesses – Les nouvelles avant- gardes
Cette construction affirme la volonté de montrer « la permanence du regard prescripteur du collectionneur et prouve toute l’actualité des mouvements qui ont transformé l’art à partir des années 1960 et influencent encore les pratiques contemporaines ».
On peut s’interroger sur le choix d’une présentation à rebours pour cette histoire intime de l’art… La présence de l’installation Sas de contamination de Thomas Hirschhorn dans les premières salles de l’Hôtel de Caumont explique en partie cette construction du parcours. Créée spécialement pour l’inauguration de la Collection Lambert à Avignon en 2000 et jamais remontrée depuis, elle a été réactivée à l’occasion du projet « notre musée » en septembre dernier. Qu’elle soit restée en place pour « Une histoire intime de l’art » apparaît comme une évidence… D’autres contraintes tel que le volume des espaces et l’importance de l’éclairage naturel ont sans doute également orienté ces options pour l’accrochage.
Selon Stéphane Ibars, le regard rétrospectif sur sa collection n’est pas essentiel chez Yvon Lambert. Son attention, rappelle-t-il, s’est toujours portée sur la création la plus contemporaine, et elle le reste peut-être encore plus aujourd’hui. Pour les deux hommes, commencer cette histoire intime de l’art avec les œuvres les plus récentes de la donation, par celles qui rendent compte de « la manière dont nous pensons le monde, et comment nous le racontons » actuellement, s’imposait avec évidence.
Il convenait donc de proposer aux visiteur·euse·s, en en particulier aux jeunes générations, de débuter d’abord par des artistes partis à la rencontre du réel et par des œuvres qui « refléteraient ce qu’ils/elles sont ». Cette option audacieuse fait le pari, semble-t-il, réussi, que la (re)découverte de pièces plus anciennes et plus radicales, notamment de celles des nouvelles avant-gardes des années 1960-70, serait ainsi plus limpide… et montrerait ainsi la cohérence des choix du collectionneur.
Celles et ceux qui connaissent bien le fonds conservé à Avignon et l’itinéraire d’Yvon Lambert n’auront guère de difficulté à retrouver dans les séquences de cette histoire intime de l’art la « succession d’émotions » qui a forgé cette collection unique. Le parcours antichronologique leur permettra sans doute de renouveler leurs regards sur les œuvres exposées et de percevoir sous un autre angle les « raisons » et les circonstances qui ont conduit à leurs acquisitions.
L’accrochage, malgré quelques séquences parfois assez denses, réserve de nombreux moments réussis et émouvants. On retient particulièrement la présentation des œuvres associées à celles de Nan Goldin dans la longue salle de l’entresol à l’Hôtel de Caumont, en dépit des reflets et effets de miroirs ou de la lumière froide et bleutée tombant de l’éclairage zénithal sur la superbe série de Roni Horn (Untitled (Isabelle Huppert), 2005-2007).
Dans l’Hôtel de Montfaucon, la salle de grande hauteur est à couper le souffle par la juxtaposition des pièces maîtresses qui sont exposées (Carl Andre, Robert Barry, Daniel Buren, Donald Judd, Sol LeWitt, Fred Sandback, Richard Serra), par la cohérence de leur accrochage et par un éclairage magistral.
À l’étage, dans le grand volume en « L » inondé de lumière, l’enchainement de huit pièces conclut le parcours de main de maître. On ne pouvait trouver plus évidents que Ardennes Slate Line (1978) de Richard Long et One and Three Boxes (1965) de Joseph Kosuth pour le terminer.
Chaque séquence est introduite par un texte qui en définit les enjeux et qui motive les raisons pour lesquelles les œuvres qui y sont exposées ont été sélectionnées. Une citation d’un poète ou d’un auteur souvent très contemporains (Olga Tokarczuk, Tony Kushner, René Ricard, Kae Tempest) est généralement placée en exergue. Ils sont quelquefois accompagnés de brefs extraits de l’ouvrage « Une histoire intime de l’art ». La plupart du temps, quelques lignes rappellent l’engagement d’Yvon Lambert dans la période évoquée.
Les artistes « majeurs » font l’objet de cartels développés qui débute par un souvenir d’Yvon Lambert. Ces lignes rédigées à la première personne sont les rares occasions où le marchand – collectionneur s’exprime directement. Souvent émouvantes, elles illustrent les rapports singuliers et amicaux que le galeriste entretenait et continue d’entretenir avec les artistes. La plupart de ces commentaires reprennent tout ou partie des « Récits d’Yvon Lambert » publiés au printemps 2020 sur la page Facebook de la Collection Lambert pendant le confinement et qui sont rassemblés ici. Ces textes renforcent l’idée qu’une publication à partir de ses archives s’imposera, à un moment ou à un autre, comme indispensable… Pour les mêmes artistes, des commentaires audio à destination des adultes et des enfants sont accessibles en salle via un QR Code.
Commissariat de Stéphane Ibars en collaboration avec le Centre national des arts plastiques (Cnap).
Ci-dessous, quelques regards photographiques sur le parcours d’exposition sont accompagnés des textes de salle et des cartels développés. Quelques éléments biographiques à propos d’Yvon Lambert extraits du dossier de presse sont également disponibles.
En savoir plus :
Sur le site de la Collection Lambert
Suivre la Collection Lambert sur Facebook et Instagram
Consulter les œuvres de la Donation Yvon Lambert dans la base de données des œuvres du Fonds national d’art contemporain, collection de l’État gérée par le Cnap.
« Une histoire intime de l’art » – Regards sur le parcours de l’exposition
De retour du réel
La manière dont nous pensons le monde – et, ce qui est probablement plus essentiel, comment nous le racontons – est d’une importance majeure. Ce qui arrive, mais n’est pas raconté cesse d’exister. […] Celui qui contrôle et qui tisse le récit gouverne.
Olga Tokarczuk, Le Tendre narrateur, 2020
Réinstallée pour la première fois depuis l’ouverture de la Collection Lambert en 2000, l’installation de Thomas Hirschhorn est « un chemin, un passage » que l’on emprunte pour accéder aux expositions et à travers lequel on se contamine au réel et à l’art ; dans lequel l’art lui-même est contaminé par la réalité.
Cet étrange cabinet de la mémoire du monde présent où se mêlent images de presse, archives vidéo, peintures et sculptures récoltées dans la rue ou achetées dans des brocantes, reproductions d’œuvres célèbres et architecture précaire, constitue un témoin privilégié du rapport que les artistes entretiennent avec le réel depuis près de trente ans.
Quand, à la charnière des XX et XXI° siècles, le monde réel se voit recouvrir par l’envahissante toile médiatique et son flot d’informations féroces et artificielles déjà mis en exergue par la Pictures Generation dans le courant des années 1980, tout semble se jouer comme s’il appartenait aux artistes de plonger au cœur de la réalité la plus brute pour en rapporter de précieux fragments.
Dans un geste qui rappelle la posture de l’ethnographe, pour reprendre la formule du critique d’art Hal Foster, il s’agit pour les artistes de partir à la rencontre du réel partout où il se trouve pour documenter, rendre compte, transfigurer, « enregistrer ce qui disparaît sous nos yeux » (Nicolas Bourriaud).
À travers les images et les formes sensibles présentées ici, s’invite la possibilité de mettre en évidence la tension entre le réel, sa représentation spectaculaire ou faussée et sa transposition dans des événements imaginaires ; d’inventer les bases de récits communs racontant nos rapports au monde.
Pierre Bismuth, Christian Boltanski, Candice Breitz, Mircea Cantor, Marcel Dzama, Douglas Gordon, Thomas Hirschhorn, Jonathan Horowitz, Žilvinas Kempinas, Barbara Kruger, Bertrand Lavier, Adam McEwen, Jonathan Monk, Cady Noland, Tsuyoshi Ozawa, Adam Pendleton, Charles Sandison, Andres Serrano, David Shrigley, Nick van Woert.
Douglas Gordon
Yvon Lambert : Déjà, ses jeux de mots en français me séduisaient, la vivacité de son esprit m’impressionnait ainsi que sa capacité intuitive à restituer notre monde. Je compris au fil de nos discussions que son projet allait être violent, intimement inspiré par l’idée du constat de mort, et associant sa connaissance des travaux du célèbre professeur Charcot sur l’hystérie à sa passion pour le cinéma dont il me cite des scènes entières de film comme Pierrot le fou, de Jean-Luc Godard.
Les œuvres de Douglas Gordon ont ceci de particulièrement beau et terrifiant qu’elles déploient devant nous un univers sensible aussi sombre que séduisant, fait d’une multitude de dualités à travers lesquelles les images, les objets, les personnages et les références puisées dans la culture populaire luttent entre eux et contre eux-mêmes. Le bien et le mal, l’amour et la souffrance, l’intime et l’universel… sont autant de rencontres et de combats qui explorent devant nos yeux ce que nous sommes au plus profond de nous, chacun et collectivement.
Dans une série de photographies devenue emblématique, « Self-portrait of You + Me» (2008), Douglas Gordon troue, brûle ou déchire des portraits d’acteurs français comme Raimu, Romy Schneider ou Jeanne Moreau. Il cherche précisément à éprouver la résistance de l’image à sa défiguration, à trouver le point de butée au-delà duquel un visage devient méconnaissable, se transforme en un « vous et moi » anonyme. Nicolas Bourriaud
Adam Pendleton
L’histoire est une variation sans fin, une machine sur laquelle nous pouvons nous projeter nous-mêmes ainsi que nos idées; autrement dit, c’est notre présent. Adam Pendleton
À travers une œuvre protéiforme où se mêlent peintures, vidéos, photos et installations, Adam Pendleton construit un travail fondé sur la réappropriation de formes et de sources diverses provenant du quotidien, du champ de l’art, de la littérature et de l’histoire, liées à des problématiques de race, genre, politique.
En faisant dialoguer ensemble ces éléments souvent séparés par les discours établis, l’artiste invente de nouveaux systèmes de pensée et de représentation plus ouverts.
Remember Leona et Maybe/I Am sont réalisées alors que l’artiste n’a que vingt ans. Il y recombine ensemble des phrases prélevées dans de célèbres textes de James Baldwin, Toni Morrison, Adrienne Rich ou Audre Lorde pour développer une œuvre poétique et puissante dans laquelle transparait la nécessité d’inventer des récits qui nous permettront de nous épanouir alors même que les contextes de domination sociale et raciale sont toujours à l’œuvre.
David Shrigley
Les mondes singuliers de David Shrigley se déploient à travers une multitude de médiums et de pratiques allant du dessin à l’installation et à la sculpture, en passant par l’animation, la photographie, la vidéo ou la production musicale. Ils sont peuplés d’antihéros maladroits, loufoques, faussement naïfs et parfois méchants, embarqués dans le chaos d’un monde absurde où toute activité humaine semble inexorablement vouée à l’échec.
Les personnages aux traits fragiles y partagent des vies désœuvrées avec une foule d’animaux et de créatures fantastiques semblant avoir été expulsées d’un conte pour enfant ou de l’imaginaire halluciné d’un auteur de science-fiction. Les situations tragi- comiques inventées par l’artiste nous dérangent autant qu’elles nous enchantent et nous plongent dans un état de sidération permanente où l’humour et le drame se disputent la meilleure place pour ouvrir le champ à une poésie hors du commun.
Andres Serrano
Yvon Lambert : La série photographique des « Nomads » a été ma première rencontre avec l’œuvre d’Andres. C’était à la fin de l’année 1980, dans une galerie new-yorkaise, la Stux Gallery. Immédiatement, je dis à l’ami avec qui je voyageais que je voulais exposer cet artiste dont je ne connaissais encore rien. Il y avait bien eu tous les scandales qui annonçaient la vague du politically correct, avec les foudres du National Endowment for the Arts, furieux de savoir que des aides à la création puissent être utilisées pour défendre des œuvres que les membres de la commission jugeaient obscènes. Mais j’avoue que je découvrais l’œuvre de Serrano, sans être au courant des problèmes que le Piss Christ avait pu susciter…
Considéré comme sujet à polémiques, Andres Serrano est un cas à part dans le milieu de la photographie internationale. Si son œuvre dérange par sa force de représentation de notre monde actuel, elle est pourtant intimement associée à l’histoire de l’art, celle de la peinture baroque en particulier. C’est à travers ce double prisme qu’il est passionnant de décrypter ce travail, à travers l’inquiétant visage d’une Amérique qui se dévoile à l’aube du troisième millénaire au reste du monde, et avec les grands maîtres du passé dont Serrano ne retient que la part la plus sombre. On pense à Titien, Delacroix, Tintoret, Vélasquez, Goya, El Greco, Zurbarán, Géricault ou Courbet…
Cady Noland
Soit le lit de mort d’Abraham Lincoln, 16 président des États-Unis, assassiné le 15 avril 1865. À travers des images issues de la mythologie américaine ou de simples objets de consommation courante, Cady Noland révèle la violence quotidienne à l’œuvre dans une société transformée par le dispositif fictionnel de l’American Way of Life.
The Lincoln Years consiste en une photographie ancienne d’un intérieur domestique reproduite sur une plaque de métal. On y aperçoit un lit dont les draps semblent froissés et témoignent ainsi de la présence passée d’un corps. Le texte qui jouxte la photographie est issu du magazine American Heritage et raconte que le président Lincoln est mort au petit matin après avoir passé la nuit inconscient dans cette chambre; un sympathisant sudiste lui ayant tiré une balle dans la nuque la veille à la sortie d’un théâtre. La photographie a été prise sans autorisation, une minute seulement après que le corps du président mort a été transporté en dehors de la chambre, laissant un oreiller encore ensanglanté. Sur la chaise près du lit, Mary Lincoln a veillé son mari toute la nuit et supplié le docteur au petit matin qu’il la tue elle aussi.
L’intimité du lit froissé se frotte à l’Histoire collective des États-Unis et à la violence de certains de ses événements fondateurs. Dans cet aller-retour savamment mis en scène à travers une œuvre qu’elle place contre le mur, à même le sol, et dont la surface est réfléchissante, Cady Noland remet le spectateur et son affect au centre d’une histoire commune dont il devient étrangement le voyeur.
Bertrand Lavier – Delfino, 1988 et Stresa #4, 2003 – Barbara Kruger – Untitled (Who do youthink you are), 1997 – Une histoire intime de l’art à la Collection Lambert – De retour du réel
Je reflèterai ce que tu es – Présences intimes
Tous vous êtes formidables, Tous et un par un. Tony Kushner, Angels in America, 2007
Le corpus d’œuvres exposé fait émerger une série de réflexions sur ce qu’est l’intime en art, sur les possibilités qu’il offre dans la représentation de nos corps, de celle de nos rapports à l’espace, au temps et à la communauté de celles et ceux qui partagent notre existence.
Nan Goldin – dont un ensemble exceptionnel d’œuvres a rejoint les collections publiques grâce à la Donation Yvon Lambert – fait figure de pionnière en la matière, tant son œuvre apparaît, photographie après photographie, comme un interminable journal intime de ce qu’elle nomme ses « obsessions ».
Si ce sont des fragments de mondes, des collections d’êtres singuliers qui nous sont présentés par ses œuvres et par celles des artistes qui lui sont ici associées, ce n’est pas par refus de penser l’universel, mais bien pour témoigner du monde tel qu’il apparaît depuis les années 1980 ; celui du repli sur soi, du retranchement et de l’atomisation des individus et des différences.
Car si comme dans le célèbre slogan des années 1970, « ce qui est personnel est politique ! », ces récits de l’intime constituent autant de possibles pour nous penser collectivement, les uns avec les autres, ici et maintenant.
Nan Goldin
Yvon Lambert : Lorsqu’elle est loin de moi, il n’y a pas une semaine où je ne feuillette ses catalogues y découvrant continuellement une nouvelle image. C’est alors à son rire en cascade que je pense, à ses yeux si tendres, lorsque maquillés, ils donnent l’illusion de la joie même si Nan paraît fatiguée ou préoccupée. Je pense aussi à son petit appareil photographique qui ne la quitte pas, comme un gri-gri la protégeant à jamais, et enfin à cette phrase qu’elle cria dans un endroit qui lui était interdit : « I’m not a man, I’m not a woman, I’m Nan Goldin ».
Nan Goldin quitte sa famille peu de temps après le suicide de sa sœur ainée Barbara. Elle s’initie très tôt à la photographie, à la School of the Museum of Fine Arts de Boston et au sein d’une famille recomposée faite de ses nouveaux amis artistes, drag-queens, transsexuels, gays, toxicomanes, naviguant dans les lieux de la contre-culture de Boston, New York, puis Londres, Berlin, Paris, Bangkok, Tokyo… À travers les images qu’elle capture de leur vie, elle constitue un interminable journal intime de ce qu’elle nomme ses « obsessions ».
Chaque photographie est une histoire et la somme de toutes ces images forment une immense mémoire de ces vies croisées, partagées, dans cette tribune située « de l’autre côté » pour reprendre le titre de son ouvrage The Other Side dans lequel résonnent les mots de Lou Reed – Hey babe, take a walk on the wild side, I said hey Joe, take a walk on the wild side…
Dans les photographies de Nan Goldin les êtres se rencontrent, rient, s’enlacent, s’embrassent, s’étreignent, s’aiment, souffrent, pleurent, meurent, vivent de la manière la plus intense qui soit. Mais la drogue et le sida ont envahi les lieux de vie de cette autre famille de manière explosive, alors on y meurt beaucoup. Cet ensemble de portraits, c’est donc aussi autant de traces de la vie d’êtres chers qui disparaissent là où les souvenirs de sa sœur tant aimée manquent cruellement. S’il constitue un témoignage particulier et sensible de la vie d’un petit groupe d’individus, il nous touche pourtant par son indéniable portée universelle.
Rei Naito
Yvon Lambert : Dans la même lignée de l’oeuvre de Felix Gonzalez-Torres, elle a su parfaitement intégrer les leçons des maîtres tout en apportant sa propre conception de ce que constitue l’art minimal. Nous ne sommes plus dans les manifestes et la radicalité des années 1960 mais dans un acte éminemment sensible et tendre.
Réalisée en organza de soie, la sculpture Pillow for the Dead fait partie à l’origine d’un ensemble d’œuvres installées dans un monastère carmélite de Francfort en 1997. 304 oreillers y avaient été alignés, en souvenir des figures anonymes représentées dans la peinture murale du réfectoire.
Cette sculpture délicate, dont les 21 grammes évoquent le poids de l’âme humaine, nous confronte ici à la fragilité de l’existence, en même temps qu’elle se présente à nous tel un mausolée sur lequel s’étendront certainement les fantômes de celles et ceux, disparus trop tôt, qui peuplent les photographies de Nan Goldin.
Bruce Nauman
Yvon Lambert : J’ai connu Bruce Nauman il y a très longtemps. Il me serait impossible de dire quand je l’ai rencontré la première fois, mais je me souviens que c’était lors du vernissage d’une exposition chez Léo Castelli. J’avais déjà repéré son travail en Allemagne, chez Konrad Fischer. En 1986, j’organisai enfin avec lui une première exposition de dessins dont certains font partie de ma collection, et je renouvelai cette belle expérience en 1989.
Réputé pour ses installations vidéos ou réalisées à partir de néon, Bruce Nauman est représenté dans la Donation Yvon Lambert à travers une série de photographies et de dessins dont certains ont ensuite servi à produire des œuvres en trois dimensions.
À travers un rapport souvent cru et subversif à la représentation des corps, l’artiste offre un regard nécessaire et sans concession sur la condition humaine, sur l’aliénation produite par la société contemporaine. Ici la description de deux corps séparés — masculin et féminin — se masturbant, évoque autant l’atomisation des êtres et des relations qu’ils entretiennent que la possibilité de la naissance d’un désir libéré de la présence d’un(e) autre.
Roni Horn
Untitled (Isabelle Huppert) consiste en une série de vingt séquences de cinq portraits d’Isabelle Huppert réalisée par l’artiste américaine Roni Horn. Durant chacune de ces sessions, l’actrice se met dans la peau d’un des rôles qu’elle a joués pour le cinéma, sans fard, dégagée des artifices habituellement employés par l’industrie cinématographique décor, lumière, maquillage, costumes.
Par cette performance capturée par l’artiste, Isabelle Huppert questionne la mémoire de certains de ses rôles passés qui imprègnent aujourd’hui nos souvenirs communs. Dominique (L’Ecole de la chair), Jeanne: (La Cérémonie), Erika (La pianiste), Lola (Après l’amour) ou Emma (Madame Bovary) partagent un temps l’espace du studio de Roni Horn, puis celui des salles du musée sans que nous puissions les identifier totalement.
Reflétant une variété vertigineuse de visages et d’émotions, l’actrice et son image se font les médiatrices des réflexions sensibles menées par Roni Horn depuis le milieu des années 1970 sur l’identité des êtres, la construction du sujet, l’influence de l’espace et du temps sur les individus tout au long de leur vie.
En 2001, pour Yvon Lambert, à l’occasion de l’exposition « Collection d’artistes », Roni Horn avait accepté d’enregistrer le récit de la collection de jouets de son cher ami Felix Gonzalez-Torres, comme elle l’avait fait lors de son oraison funèbre en 1996. Chilly Willy, Dingo, Lucy, Fred Pierrafeu, Charlie Brown, Wilma, Minnie, Pebbles, Rocky, Mickey, Barney, Betty imprègnent ainsi à nouveau les salles de leurs noms merveilleux et racontent la personnalité d’un artiste hors du commun, en même temps qu’ils nous ramènent comme par surprise à la candeur de notre propre enfance.
Ta vie a une transparence précieuse à travers laquelle j’ai observé le monde en train de devenir plus présent à lui-même, à travers laquelle je suis devenue, moi aussi, plus présente à moi-même.
Jonathan Monk
Né au moment où l’art conceptuel et minimal transforme radicalement les usages de l’art, Jonathan Monk développe une œuvre faite d’allers retours incessants entre la réappropriation de formes historiques issues des nouvelles avant-gardes et des questionnements plus intimes où se jouent ses relations au monde de fort ou à son entourage proche. Souvent chez l’artiste, les oeuvres s’activent selon des protocoles où des règles du jeu impliquent différents acteurs : visiteurs, collectionneurs, galeristes, etc.
We See How to See Through Me se présente à travers plusieurs sculptures dont les formes géométriques semblent emprunter autant à Sol LeWitt qu’à Léonard de Vinci. Conçues à partir du du corps de l’artiste, elles évoquent une certaine proximité intellectuelle entre les réflexions des artistes de la Renaissance italienne dont les œuvres ont remis l’Homme au centre de la représentation et celles des fondateurs de l’art minimal et conceptuel pour qui l’expérience des corps est à remettre au cœur des réflexions d’une société en plein bouleversement.
Christian Boltanski
Yvon Lambert : [L’œuvre présentée ici et intitulée Les Images noires] fait à mon sens parfaitement le pont entre les œuvres minimales de ma collection et les préoccupations plus contemporaines de certains artistes d’aujourd’hui. En effet, le jeu très minimal réside dans cet ensemble de monochromes noirs qui rappellent ceux de Brice Marden, d’Allan McCollum ou plus loin dans le temps de Barnett Newman et d’Ad Reinhardt. Mais la disposition de ces cadres noirs évoque moins la mort de la peinture, prônée par les grands maîtres de l’Art américain dès la fin des années 1950 que la disparition des images comme autant du souvenir qui s’évanouit. Accrochés comme les tableaux qu’on trouvait dans les intérieurs des grandes maisons bourgeoises du XIXe siècle, ces cadres font ainsi penser à d’hypothétiques visages qui auraient pu se retrouver ensemble dans cette galerie de portraits, mais qui aujourd’hui ont été effacés de la mémoire. Il ne reste plus alors des photographies que le format, dont le noir bien sûr symbolise aussi l’œuvre funeste de la mort. L’effet de miroir que provoque la surface des cadres en verre pose en même temps une autre interrogation : que reste-t-il en effet, du reflet de notre propre visage répété à l’infini dans cette salle sombre, dont la lumière, très subtile et douce, renforce l’évocation de cette mise en scène quasi dramatique, énigmatique et mystérieuse – ce que j’aime dans le travail de Christian.
Depuis la fin des années 1960, le travail de Christian Boltanski imprègne le monde de l’art avec une charge émotionnelle et poétique des plus singulières. À travers installations et photographies, l’artiste nous embarque sur les traces de l’histoire et d’un passé fait de drames et de traumatismes. Il les convoque en leur donnant une puissance sensible universelle telle que nous nous engageons sans limite à ses côtés dans une réflexion essentielle sur la vie, la mort, la culpabilité ou l’unicité l’être.
Louise Lawler
Internationalement connue pour ses photographies d’œuvres prises dans leur contexte d’exposition, l’artiste américaine Louise Lawler tient une place centrale dans la vie d’Yvon Lambert. Aussi, quand celle-ci se trouve bloquée à Paris au lendemain des attentats terroristes contre les tours du World Trade Center, elle est invitée par le collectionneur à séjourner à Avignon.
Au cours des longues visites qu’elle effectue à la Collection Lambert, elle produit une série de photographies devenue célèbre sur lesquelles apparaissent les wall drawings de Sol LeWitt et les autres œuvres qui y étaient alors présentées. On y reconnaît les cadrages si particuliers qui permettent à l’artiste de montrer comment les différents contextes de présentation ou les dispositifs d’installation influencent la compréhension que nous avons des œuvres que nous rencontrons. Mais ici, l’actualité s’invite de manière incongrue, quand certains titres se réfèrent de manière directe au drame du 11 septembre 2001.
La peinture est morte ! Vive la peinture !
Mais le tableau est toujours là pour nous dire où nous sommes.
René Ricard, Le serment d’allégeance, 1969
À partir des années 1960, au moment où Yvon Lambert entame sa carrière de galeriste et défend en pionnier les nouvelles avant-gardes artistiques – art conceptuel, art minimal, land art — la peinture est remise en question par une nouvelle génération d’artistes et de critiques engagés dans la redéfinition du champ de l’art dans sa globalité. Objets spécifiques, œuvres à l’état de concept ou autres arts d’attitudes témoignent de nouvelles manières de penser, de concevoir ou de partager l’art et semblent condamner la peinture à sa disparition inéluctable. « La peinture est morte ! » diront certains à l’unisson. C’est sur ce constat aussi triste qu’erroné que de jeunes artistes décident dans les années 1980 de célébrer à nouveau cette pratique indissociable de la notion même d’art. Avec une certaine ironie, la mort de la peinture pousse alors certains à jouer avec sa dépouille dans une danse effrénée et constitue pour beaucoup le meilleur moment pour commencer à peindre.
Cette peinture du recommencement, dont l’héroïsme et la vitalité s’inscrivent au cœur du foisonnement créatif des années 1980, séduit rapidement Yvon Lambert. Guidé par une passion indéfectible pour la nouveauté, il accueille dans sa galerie une multitude de peintres qui, s’ils ambitionnent de souffler un vent nouveau, partagent avec les artistes de la génération précédente – non sans une certaine jubilation – le programme singulier du galeriste. Certains ont vu dans les choix d’Yvon Lambert une rupture totale et condamnable avec ce qui constituait l’âme de la galerie. C’était mal comprendre la vision d’un homme à l’écoute des évolutions de l’histoire de son temps, tout comme le constat d’une mort irrémédiable de la peinture au cours des décennies passées avait évacué trop rapidement un pan entier de la création la plus avant-gardiste.
Remonter le temps depuis les années 1980 jusque dans les années 1960 en présence des œuvres de la Donation Yvon Lambert permet de faire l’expérience des bouleversements esthétiques liés à la pratique de la peinture tout en éprouvant la permanence d’un médium au centre des réflexions sensibles de la seconde moitié du XXe siècle.
Miquel Barceló, Jean-Michel Basquiat, James Bishop, Jean Charles Blais, Francesco Clemente, Robert Combas, Enzo Cucchi, Louis Jammes, Anselm Kiefer, Loïc Le Groumellec, Robert Mangold, Brice Marden, Agnes Martin, Olivier Mosset, Dennis Oppenheim, Edda Renouf, Robert Ryman, Julian Schnabel, Niele Toroni
Robert Combas
Yvon Lambert : Le garçon était si drôle avec son visage encore enfantin, si bavard, curieux de tout, et surtout si enthousiaste, que je lui proposai rapidement sa première exposition en 1982. Ses toiles et ses dessins correspondaient totalement à l’attente d’un public plus jeune et moins attentif aux considérations théoriques qui sous-tendaient les œuvres de mes artistes antérieurs. Alors qu’avant, les visiteurs et les collectionneurs pénétraient dans ma galerie en se demandant toujours ce qu’ils allaient trouver, et aussi ce qu’il fallait comprendre, là, c’était la gaieté partagée et la drôlerie communicative qui s’affichaient sur mes murs.
Figure de proue de la figuration libre au début des années 1980, Robert Combas insuffle à cette décennie une énergie nouvelle qui brasse et transforme les références culturelles sans aucune barrière, dans un geste aussi coloré que jubilatoire qui place le désir au cœur de l’acte créatif. Comme chez Jean-Michel Basquiat de l’autre côté de l’océan Atlantique, l’imagerie populaire, la publicité, la bande dessinée, la télévision, la musique, l’histoire de l’art et celle des hommes, se déploient sur une multiplicité de supports, depuis les toiles libres, les meubles et les sculptures, jusqu’aux taies d’oreillers, les disques vinyles et les draps et se mélangent dans une sorte de cadavre exquis qui semble s’inscrire au plus profond de nos vies.
Miquel Barceló
Yvon Lambert : C’est un carton d’invitation qui m’a donné envie d’en savoir plus sur ce jeune artiste espagnol alors inconnu à Paris. Dans le sud de la France, à Montpellier, la galerie Medamothi organisait en mai 1983 une exposition de Miquel Barceló. Le carton me plut et je téléphonai pour savoir s’il était possible qu’on m’ouvre exceptionnellement ce petit espace le dimanche, ne pouvant venir avant à cause de ma présence obligatoire dans la galerie en semaine. Une heure plus tard, Miquel déjà au courant m’appela à Paris pour me prévenir qu’il m’accueillerait. […] Tous les deux, nous avons visité son exposition, discuté de son travail. J’avais un véritable coup de foudre pour ce garçon qui paraissait déjà si déterminé sur son œuvre, mais l’heure passait et je devais retourner à la gare prendre mon train pour Paris. Miquel me regarda et me dit avec son merveilleux sourire : « Tu ne pars pas à Paris, je rentre demain à Barcelone, j’ai déjà pris la réservation de mon ticket d’autobus, je veux que tu voies mon atelier, donc tu m’accompagnes ! » [..]
À l’instar d’autres grands peintres de la scène internationale (Jean-Michel Basquiat, Anselm Kiefer, Julian Schnabel, Francesco Clemente…), Miquel Barceló emprunte aux grands maîtres de la modernité pour inventer une peinture du recommencement, dont l’héroïsme et la vitalité s’inscrivent au cœur du foisonnement créatif des années 1980. Il s’impose aujourd’hui comme un artiste aux multiples facettes, maniant la peinture, la sculpture, la céramique avec une singularité hors norme, capable de réaliser une marine ou une nature morte, de travailler la terre cuite et de se confronter en même temps à la monumentalité de la célèbre cathédrale de Majorque ou au plafond de la Salle des droits de l’homme du Palais des Nations Unies à Genève.
Jean Charles Blais
Yvon Lambert : Il fallut quelques expositions collectives où figurait ce jeune artiste, tout juste sorti de l’école des beaux-arts de Rennes, pour que je me décide à le représenter dans la galerie. J’avais déjà commencé en ce début des années 1980 à esquisser un tournant majeur dans ma vie de marchand, en exposant un peu timidement des peintures plutôt figuratives qui rompaient totalement avec mon programme ha habituel, toujours ardu et radical. (…) Comme me le rappelle aujourd’hui Jean Charles, je me le mis un peu de temps encore à me déterminer, voulant découvrir ce garçon qui passait souvent dialoguer avec moi dans la galerie et qui s’avérait intelligent, raffiné, avec une vraie culture personnelle. (…) Comme c’est souvent le meilleur moyen de me stimuler un peu, je pris rendez-vous sur l’heure et repartis de chez lui avec une première série de dessins achetés en deux minutes, et une date pour sa première exposition. Je lui dis juste : « Seras-tu prêt dans deux mois ? », et il me répondit « oui », trop ravi qu’une telle précipitation lui permette d’achever toute une belle suite d’œuvres.
Jean Charles Blais – Sans titre, 1989 – Une histoire intime de l’art à la Collection Lambert – La peinture est morte Vive la peinture
Les œuvres de Jean Charles Blais entretiennent une relation particulière et sensible avec les matériaux qui les constituent. Les affiches, morceaux de cartons, canettes, bidons, tissus, etc. que l’artiste récupère, constituent le point de départ de l’œuvre en même temps qu’ils en dictent la forme. Corps surdimensionnés, comme à l’étroit dans leur cadre, visages absents ou minuscules, les figures humaines qui peuplent les œuvres de Jean Charles Blais sont affectées, contraintes par les matériaux qui leur ont donné naissance et aspirent à une liberté qu’elles semblent gagner en sortant du cadre ou évoluant progressivement vers une abstraction qui s’affirme d’avantage.
Francesco Clemente
Proche de Jean-Michel Basquiat et de Andy Warhol avec lesquels il collabore, Francesco Clemente s’impose comme une figure majeure du retour à la peinture figurative dès le début des années 1980 et lors de sa participation remarquée à la 39° édition de la Biennale de Venise. Proche des mouvements de la transavanguardia en Italie et de l’expressionnisme abstrait aux États-Unis – où il s’installe dès 1980 -, il développe une peinture foisonnante où se mêlent influences spirituelles, religieuses, littéraires et poétiques.
Dans son œuvre I Pensieri dell’Archeologia, l’artiste renverse le titre de l’ouvrage du célèbre philosophe post-structuraliste Michel Foucault dont le visage apparaît au centre – L’archéologie du savoir – et nous présente Les pensées de l’archéologie, à travers la représentation symbolique de divers monuments antiques.
En fondant ici son œuvre sur l’héritage architectural de notre civilisation occidentale, l’artiste signe un véritable manifeste de ce qu’il faut alors considérer comme une nouvelle peinture, où le geste se construit avec jubilation à travers l’âme des fantômes des grands maîtres du passé.
Anselm Kiefer
Yvon Lambert : Depuis ma rencontre avec Anselm, je constitue un petit ensemble d’œuvres fait d’acquisitions et de cadeaux personnels. Avec ses 5 mètres de long, Die Rheintöchter est la pièce la plus imposante de ma collection. Réalisée en plomb, avec de la craie et un élément photographique, elle représente tout ce que j’aime chez cet artiste. Les œuvres sur papier ont toutes pour moi une histoire que je partage avec Anselm comme la passion pour les grands mythes des origines, sa découverte de l’histoire de mon pays à travers l’arbre généalogique des Reines de France, son érudition pour l’opéra allemand, la littérature et la constitution de la langue française qu’il connaît parfaitement désormais. […]
Pour Cette obscure clarté qui tombe des étoiles, j’ai ainsi vu Anselm semer dans les champs des milliers de graines de tournesols, photographier les fleurs sous le soleil de septembre, les faire sécher dans l’atelier puis les utiliser comme matériaux bruts, constitutifs de l’œuvre. Tour à tour, les tournesols sont devenus arbres de vie dans les plus récents autoportraits ; en prenant directement racine dans le ventre de l’artiste, ils ont servi aussi à d’incroyables cosmogonies où chaque graine noire symbolise les étoiles d’un savant système solaire.
Né en Allemagne deux mois à peine avant la capitulation du Troisième Reich, Anselm Kiefer entame dans les années 1970 une œuvre qu’il situe au cœur même des plaies ouvertes de l’histoire du XXe siècle. De Velimir Khlebnikov à Paul Celan, de Richard Wagner à Pierre Corneille, d’Emmanuel Kant et Caspar David Friedrich aux Reines de France, Anselm Kiefer fouille l’héritage du passé dans un geste puissant dont la force et l’érudition sont aussi admirables qu’étourdissantes.
Julian Schnabel
Je me suis dit que si la peinture est morte, alors c’est un bon moment pour commencer à peindre. Julian Schnabel
Yvon Lambert : Julian venait souvent à Paris. Ses séjours étaient à chaque fois l’occasion de réceptions où il savait inviter tous les gens importants de notre petit milieu de l’art qui s’agrandissait avec la recrudescence de nouveaux collectionneurs venus de tous horizons. Il faut dire que les heureux élus de ces soirées étaient assez épatés par ce jeune homme multipliant les expositions dans le monde entier et qui, lorsqu’il s’installait à Paris, vivait dans l’appartement que son ami Andy Warhol lui prêtait. Moi, je connaissais cet appartement de la rue du Cherche-Midi que Warhol avait racheté à Violet Trefusis, une femme écrivain dont la vie peu ordinaire m’avait intéressé. À la fin des années 1970, je passai déjà plusieurs fois des soirées assez chic et « destroy » dans ces pièces un peu abandonnées que Warhol avait eu la bonne idée de laisser telles quelles. « Tu dois faire une exposition », me répétait inlassablement Julian, phrase reprise par toute l’assistance un peu mondaine de ces dîners, « Mais oui, Yvon, tu dois exposer Schnabel ! »
En 1987, j’organisai ainsi une exposition très impressionnante, avec d’immenses bâches peintes qui tombaient de la verrière jusqu’au sol. Je lui achetai une toile d’un grand format de la série des assiettes cassées qu’il avait réalisée après nos discussions sur Flaubert et l’Égypte.
Au début des années 1980, Julian Schnabel apparaît comme une figure centrale du néo-expressionnisme et développe une peinture où le geste s’impose par sa violence et son lyrisme, où se mêlent des matériaux aussi divers que la toile, la bâche ou des assiettes cassées. Sur des formats parfois démesurément grands, il invente les territoires de récits héroïques où se côtoient les références à la peinture classique, à la littérature et au monde tels qu’il apparaît alors – fragmenté et chaotique – et dont la jeunesse semble vouloir s’emparer avec une énergie et une fougue jubilatoires.
Louis Jammes
Yvon Lambert : Louis Jammes fit partie au début des années 1980 de cette nouvelle génération qui a renouvelé le regard sur l’art figuratif. Bien que photographe, il possédait, avec ses amis peintres, ce dynamisme formidable où les références artistiques n’étaient plus du tout en relation avec ce que je défendais auparavant. Jean Charles Blais, Robert Combas et Louis Jammes apportèrent ainsi ce vent de jeunesse nécessaire à ma galerie.
Louis Jammes profita de cette impulsion du marché pour voyager régulièrement entre New York et Paris où il participait aussi là-bas à ce même phénomène bien sûr amplifié, tout ce qui se fait aux États-Unis étant toujours décuplé à plus grande échelle ! C’est à cette période où l’art était partout, dans la rue avec Keith Haring, dans les boîtes de nuit avec Julian Schnabel ou Jean-Michel Basquiat et lors de vernissages toujours plus extravagants, que Louis rencontrait toute cette « Jet Set » qu’il représentait à travers des polyptyques photographiques retouchés ensuite à l’acrylique.
Tel un prestigieux défilé de mode ou un casting rêvé pour le cinéma, les stars du moment se prêtaient au jeu. Jean-Michel Basquiat posa magnifiquement, ainsi qu’Andy Warhol ou Lou Reed. Brion Gysin et William Burroughs, ces deux monstres sacrés de la Beat Generation, se mirent également en scène à travers six photographies attestant de leur fidèle amitié.
Témoin de cette grande fête un peu excessive des années 1980, Louis Jammes se consacra après cette période à des causes beaucoup plus sérieuses et émouvantes. Il partit d’abord à Tchernobyl photographier les enfants dont on ignorait les possibles radiations corporelles, puis les conflits monstrueux de l’ex-Yougoslavie furent le théâtre de son action de plus en plus déterminée.
Jean-Michel Basquiat
Yvon Lambert : Jean-Michel Basquiat habitait dans l’ancienne maison de Warhol, Great Jones Street, et, pour préparer notre exposition, nous buvions d’excellents vins laissés dans la cave. Comme des confrères parisiens avaient déjà organisé des manifestations en rassemblant des tableaux provenant de différentes collections, j’expliquai à Jean-Michel que je ne ferais une exposition avec lui que si les œuvres étaient réalisées uniquement pour ma galerie et que s’il était présent au vernissage, ce qui n’avait pas été le cas pour les autres. Je lui expliquai que je n’avais jamais fait de contrats avec mes artistes et que seule la relation de confiance m’unissait à eux et leur œuvre. Finalement, il resta un mois à Paris, en janvier 1988, pour mon plus grand bonheur. L’exposition fut un succès délirant et son séjour ne fut pas de tout repos.
Son séjour était rythmé par ses allers et venues entre Paris et Amsterdam, car l’absorption de drogues dures était devenue un besoin de plus en plus conséquent dans son quotidien […] Et comme il avait compris que je passais tous mes week-end anxieux comme le serait un père pour son fils en danger, il me rapporta un jour de son périple cette paire de sabots qu’il avait achetée dans une boutique de souvenirs hollandaise et qu’il avait dessinée durant son voyage dans le train. Chaque fois que je regarde ces sabots, que je les pose sur mon bureau, c’est toute la tendresse de ce garçon qui me revient en mémoire, ce sentiment d’urgence et sa vitalité refont immédiatement surface.
Me sachant collectionneur — je lui avais déjà acheté toiles et dessins —, il sut m’offrir des raretés qui peuvent s’intégrer à son œuvre, mais qui témoignent surtout d’une très grande amitié instinctive et généreuse. Car dans le même registre, à côté de ces sabots, je conserve un carnet de dessins peu banal : un livre ancien dont je suis amateur, avec une reliure en marocain et ses pages vierges, livre qu’il a rempli page après page de graffitis, d’esquisses, et de croquis. Entre les feuilles, on peut trouver des morceaux d’herbes brisées ou des cendres provenant d’un joint de marijuana qu’il devait fumer lors de la création de l’ouvrage. Je referme alors ce livre comme je range mes sabots, avec dévotion et fierté. En effet, que représentent ces deux objets sinon des preuves d’amour et de tendresse ?
Edda Renouf
Yvon Lambert : Edda aurait pu, d’un point de vue artistique, être la petite fille d’Agnes si elle en avait eu une, tant le travail sur toile ou sur papier s’inscrit dans la même lignée minimale et poétique. Elle est venue me voir dans ma galerie, rue de Echaudé, un jour d’automne de 1971. Elle connaissait mon espace et savait qui j’étais. Pour elle, je représentais surtout des jeunes artistes américains, ce qui l’avait convaincue de franchir le pas et perdre un peu sa timidité de jeune étrangère à Paris. Elle arriva donc son carton à dessins sous le bras et s’installa à mon bureau afin que je regarde son travail. De grandes œuvres sur papier très simples et très discrètes, avec des petites lignes tracées au crayon, avaient été glissées dans ce carton. Cet ensemble était d’une grande sensibilité et d’une réelle délicatesse.
Je lui demandai alors aussi ses projets puisqu’elle venait de passer son diplôme, et Edda m’explique qu’elle devait rentrer aux États-Unis pour tenter sa chance. Je la regardai en souriant et lui dit qu’elle ne pourrait pas partir à New York maintenant puisque, lui proposant une exposition très vite, elle devait rester à Paris pour se mettre tout de suite au travail.
Robert Ryman
Yvon Lambert : À New York, j’étais allé dans l’atelier de Robert Ryman à l’époque où l’orientation américaine de ma galerie s’affirmait par l’enchainement d’expositions décisives. Les œuvres m’impressionnaient par leur radicalité tout en s’intégrant dans la tradition très ancienne de la peinture […] L’année 1969 fut pour la galerie une étape importante. Je réalisais coup sur coup trois expositions d’artistes alors inconnus en France et que j’introduisais à Paris. Entre la première exposition de Richard Long et celle de Brice Marden venait celle de Robert Ryman. Quel programme !
[…] Robert Ryman vint ainsi à Paris pour l’installation de ses pièces dans la galerie d’autant plus que cette série d’œuvres était in situ. Les peintures, si discrètes que les visiteurs ne les voyaient pratiquement pas, étaient faites à même le mur sur de fines pellicules en plastique de format carré, retenues par des bandes de scotch qu’il avait collées pour fixer ce support invisible. Après avoir enduit toute cette surface en débordant sur le mur blanc, il enleva les rubans adhésifs, car la peinture en séchant retenait miraculeusement cette surface collée sur la paroi de la galerie. J’étais impressionné par cette technique, nouvelle à mes yeux, et qui nécessitait une grande concentration pour un résultat minimal quasi invisible. Ces œuvres questionnent les relations entre la forme et le fond et remettaient en question l’idée de picturalité.
Les œuvres de Robert Ryman imprègnent les murs des musées d’une étrange présence. Fragiles, comme suspendues dans l’espace et dans le temps, elles persistent silencieusement aux côtés du visiteur dans une tension sensible jusqu’à l’insoupçonnable ; entre l’affirmation de leur existence à nos côtés et la conscience de leur inéluctable disparition à la fin de l’exposition.
Agnes Martin
Yvon Lambert : Agnès Martin fut pour moi quelqu’un de très éloigné, puisqu’elle avait fait le choix de s’installer définitivement au Nouveau Mexique, dès 1967, date à laquelle je devais commencer justement à m’intéresser à son travail. J’avoue que de tous les artistes que j’ai présentés dans ma galerie, c’est celle avec qui j’ai eu le moins de relations. Si l’on peut parfois sentir en moi quelques légères déceptions concernant certains artistes, je trouvais au contraire cet éloignement choisi par cette femme très stimulant. D’abord, Agnès Martin représentait à mes yeux une autre génération d’artistes, qui annonçait un peu celle que je défendais. J’aimais à imaginer sa grande proximité d’âge et de style avec les grands peintres américains qui avaient nourri mes premières passions en matière d’art contemporain. Avec les œuvres que j’exposais d’Agnès Martin, j’avais l’impression de côtoyer un peu aussi ses amis prestigieux. Ad Reinhardt et Barnett Newman, Mark Rothko et Ellsworth Kelly. Mais alors que je n’aurais jamais représenté ces artistes, suffisamment connus en Europe, le travail d’Agnès Martin n’avait pas été encore montré à Paris […]
Chez elle, la formulation géométrique reflète l’ordre logique de l’esprit humain. Aussi, la répétition des lignes horizontales ou verticales, leurs structures et leurs rythmes confèrent à la peinture une représentation particulière de l’espace et du temps, à la fois intemporelle et infinie. Agnès Martin résuma d’ailleurs son œuvre en écrivant « Le travail artistique est la stimulation de nos sensibilités. Le retour à la mémoire des moments de perfection ».
Brice Marden
Une grande partie de mon attitude a à voir avec la défense de la peinture, seulement la peinture en soi, qui a été soumise à des attaques. On continue toujours à dire que la peinture est morte. La peinture n’est pas morte. C’est exactement ce que c’était lorsqu’ils peignaient dans les grottes. Brice Marden
Yvon Lambert : Je ne peux évoquer Brice sans citer l’une des pièces majeures de ma collection. Il s’agit d’un triptyque Mur chez Lambert fait de panneaux peints à l’huile et à la cire. Il fut spécialement réalisé pour mon ancien appartement de la rue Servandoni. En 1974, Brice avait choisi un espace et peint cette œuvre chez moi avant d’encastrer le triptyque aux dimensions du mur. Tant de couches de matières picturales passées si délicatement pendant plusieurs semaines ont été nécessaires pour donner cette transparence inouïe, afin que la lumière change à chaque instant, selon l’endroit où l’on se place pour regarder ce mur aux couleurs grises, brunes et vertes. Après l’installation de son exposition dans ma galerie, il vécut donc chez moi près d’un mois et chaque jour, après ma journée de travail, j’y remontais, attiré par l’odeur si entêtante de la peinture, et en sachant également que Brice m’emmènerait ensuite dîner dehors […]
Dans les années 1960, Brice Marden s’inscrit aux côtés de celles et ceux qui, tels Robert Mangold, Agnès Martin, James Bishop ou Robert Ryman, ont continué de peindre malgré la mort annoncée du médium. Il s’engage très tôt dans une quête infinie de l’épure où le geste persiste avec une élégante discrétion, couche après couche, dans la transparence des aplats d’un savant mélange de peinture à l’huile, de cire d’abeille et de térébenthine, appliqués au couteau et à la spatule sur de grands panneaux.
Dessins, gravures et peintures abstraites sont autant d’« espaces » où se joue l’expérience des lieux qu’ils habitent.
Robert Mangold
Yvon Lambert : Robert Manglod est très secret, mais ses œuvres parlent d’elles-mêmes. Elles dialoguent toujours discrètement avec les artistes de ma collection. Il y a bien sûr des filiations classiques que l’on peut proposer entre les dessins de Mangold et ceux de Ryman ou certaines œuvres de Barry. Pourtant, c’est toujours à Matisse que je pense lorsque je contemple [ses œuvres]. Elles s’inscrivent à mes yeux non pas véritablement dans la lignée des créations très minimales telles qu’ont pu les concevoir Sol LeWitt ou Donald Judd, à savoir selon des théories presque mathématiques et formalistes. Mangold est un amoureux du trait, de la ligne et du geste qui accompagnent l’œuvre, un peu comme on peut le remarquer dans les sublimes œuvres sur papier d’Ellsworth Kelly qui a été si influencé par son long séjour parisien au début des années 1950.
Si Robert Mangold refuse de se voir attribuer la qualité de peintre et de voir ses toiles qualifiées de peintures, il semble pourtant bien se livrer à ce que l’on pourrait décrire comme une peinture du recommencement. Conçues à partir de l’assemblage d’éléments colorés se référant à des formes architecturales ou à des objets industriels, les œuvres de l’artiste jouent avec l’espace de la toile, autant qu’avec l’espace des lieux qui les accueillent. Comme chez Robert Ryman, chacune de ses propositions invite à une contemplation attentive, car au-delà de la rigidité apparente de la géométrie de formes minimales, le geste de l’artiste s’impose dans toute sa délicatesse et sa fragilité, jouant avec poésie entre symétrie et asymétrie, dissolution et résolution.
James Bishop
Formé, comme Cy Twombly, au célèbre Black Mountain College, James Bishop part pour l’Europe dès la fin des années 1950 et s’installe en France après avoir parcouru l’Italie et la Grèce. Il partage avec Yvon Lambert un amour inconditionnel pour les peintures de Matisse, notamment pour ses papiers colorés et collés, découvertes lors d’une exposition à Paris en 1961.
Très tôt, il développe un travail de peinture où la toile carrée se décompose en deux espaces rectangulaires dont le second est lui-même subdivisé en plusieurs carrés. D’abord intéressé par les qualités du blanc, qui répond aux problématiques de nombreux artistes des années 1960 en quête d’épure, il lui préfère ensuite les tonalités brunes qui semblent permettre à son œuvre de se déployer avec davantage de sensualité.
Tout comme chez Robert Ryman, les œuvres de James Bishop révèlent non seulement leur présence dans les lieux qu’elles investissent, mais aussi leur processus de création, à celles et ceux qui prennent patiemment le temps d’en observer la manifestation.
Niele Toroni
Yvon Lambert : Si je dois caractériser Niele Toroni, c’est sans hésiter sa fidélité qui me vient immédiatement à l’esprit. Fidèle en amitié car je partage son aventure artistique et son côté épicurien depuis plus de trente ans, fidèle dans son œuvre, car je ne connais pas d’autres artistes qui ont suivi comme lui le même chemin sans jamais se détourner du but.
En 1970, Yvon Lambert organise la première exposition personnelle de Niele Toroni dans une galerie. L’artiste y présente des « Empreintes de pinceau nº 50 à intervalles réguliers (30 cm) ». Suivront quinze expositions, organisées jusqu’en 2013 dans les différentes galeries d’Yvon Lambert. Elles permettront au public de découvrir les célèbres empreintes de pinceau de l’artiste appliquées à même le mur, dans les angles, sur des piliers ou des vitres, des toiles accrochées, des toiles cirées déroulées sur le sol, des feuilles de papier calque ou des pages de journaux.
Reconnaissable entre tous, ce geste réduit à sa forme la plus minimale (et essentielle ?) intervient comme un nécessaire toilettage du regard, véritable étendard face à l’idée d’art comme simple objet de consommation ou de décoration. Au gré des œuvres, des supports et des espaces, l’énoncé et la trace se pensent et se déplacent dans l’environnement du visiteur et l’invitent à une nouvelle expérience consciente et sans cesse renouvelée de l’art
Les œuvres présentées ici racontent toute la force vitale à l’œuvre dans le travail de Niele Toroni et l’amour infini d’Yvon Lambert pour un geste aussi radical que sensuel qui nous place au cœur de la peinture-même, inlassablement.
Les nouveaux anciens – Passions antiques
Nous avons la jalousie
et la tendresse, les malédictions et les dons.
Mais la détresse d’un peuple qui a oublié ses mythes et imagine que d’une manière ou d’une autre il n’y a que triste affliction, faite d’inquiétude et d’isolement –
maintenant,
mais la vie dans tes veines est divine, héroïque.
Kae Tempest, Les nouveaux anciens, 2017
La Donation d’Yvon Lambert est marquée, quelle que soit l’époque de création des œuvres, par une série de gestes entretenant d’étroites relations avec la question de l’antique.
Dessins, photographies, peintures ou installations invitent à leurs côtés autant de formes, de personnages et de lieux issus de la poésie, de la philosophie et de l’histoire de l’antiquité grecque et romaine. Les figures d’Achille, Patrocle, Vénus, Pan, Sappho, Commode ou les villes de Sperlonga et Hierapolis deviennent ainsi les compagnons de route d’artistes aux avant-postes de la création de leur temps qui dessinent les contours d’une réflexion sur la puissance évocatrice des mythes. Toutes et tous semblent alors surgir d’une mémoire collective que nous aurions laissée un temps en suspens et s’imposent à nous pour mieux nous faire comprendre qui nous sommes.
Passionné d’histoire de l’art et de littérature, Yvon Lambert partage avec les artistes qu’il défend le pressentiment que l’antique apparaît de nouveau comme un « espace de jeu, de découverte », « un espace politique pour les artistes » selon les mots de Donatien Grau. Un territoire dans lequel se cristallisent à travers les références aux – mythes et aux légendes d’un autre temps – les troubles de nos sociétes contemporaines et où semble s’envisager, secrètement, des destinées communes.
Jannis Kounellis, Louise Lawler, Giulio Paolini, Haim Steinbach, Cy Twombly
Cy Twombly
Yvon Lambert : Cy Twombly a la même passion que moi pour la mythologie. Nous avons la même manière d’aborder ces histoires où le destin des humains est soumis aux seuls caprices des dieux et déesses, non pas en érudits, mais avec une instinctive mise en relation entre toutes les époques de l’histoire de l’art. […] À force d’avoir vu Cy travailler dans son atelier, j’avoue être une des personnes privilégiées qui sait à coup sûr transcrire ces écritures qui se dissimulent dans ses œuvres. Entre les graffitis que photographiait Brassaï et les inscriptions pornographiques des toilettes de jardins publics, ces phrases comblent toujours mon imaginaire. Parfois, une tache remplace un mot, comme celle qui macule la dernière partie [du polyptyque de Pan].
À travers les œuvres présentées dans cette salle se découvre toute la singularité d’un geste inclassable. II s’impose lentement, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans la discrétion de traits volontairement gauchis par l’artiste et dans la puissance de traces de peinture qui envahissent la toile avec une vigueur hors du commun – pleines de vie.
En un pas de côté poétique qui le place à l’écart de toute école de pensée, Cy Twombly plonge au cœur de ces vies passées en compagnie des dieux de l’Antiquité ou de la dramaturgie de l’histoire qui nous précède pour mieux raconter l’expérience de nos vies présentes.
Louise Lawler
Yvon Lambert : Si Sappho and Patriarch est une œuvre mystérieuse, avec cette lumière bleutée qui souligne les plis de la longue tunique de marbre au premier plan, tout en mettant l’accent sur le buste de cet homme dont le socle disparaît dans l’obscurité, elle répond aussi à la question que pose Louise Lawler sur la marie-louise qui borde l’image « Is it the work, the location, or the stereotype that is the institution? ». Par le cadrage qui intensifie la forte présence des sculptures antiques disposées dans cette salle de musée, on comprend qu’à la manière de Marcel Broodthaers qui avec son Département des Aigles questionnait la fonction première du musée, Louise Lawler interroge à son tour le statut de toutes ces collections. Elle évoque le regain de la politique culturelle internationale en matière de scénographie, où la surenchère des acquisitions va de paire avec la manière ostentatoire de les présenter. Comme l’avaient compris les Romains, la richesse d’un pays se mesure à la magnificence de son patrimoine culturel.
Jannis Kounellis
En 1979, Yvon Lambert s’intéresse au tableau Judith décapitant Holopherne, peint par Artemisia Gentileschi au XVIIe siècle et conservé au musée des Offices à Florence. Il le place au centre d’un projet d’exposition qui réunit certains artistes de sa galerie, de Joseph Kosuth à Douglas Huebler, de Cy Twombly à Daniel Buren ou encore Jannis Kounellis. À travers cette exposition devenue historique, on redécouvre la peintre de la Renaissance formée dans l’atelier de son célèbre père (Orazio Gentileschi) où elle fut violée par un assistant avant d’être au centre d’un procès retentissant et éprouvant qui dura près de neuf mois.
C’est dans le cadre de cette invitation que Jannis Kounellis réalise à Rome cette œuvre où le fer à repasser écrase une grive tachetée qui devient un parfait symbole pour les luttes féministes. L’installation est déposée sur une plaque de marbre dont l’épitaphe mentionne Avignon, en référence aux célèbres Demoiselles de Pablo Picasso, mais aussi en prémonition de la ville que l’œuvre rejoindra plus tard.
Haim Steinbach
Depuis le début des années 1980, Haim Steinbach crée des installations à partir d’étagères sur lesquelles il dispose différents objets qu’il collecte et accumule au fil du temps.
Des paires de chaussures de sport Nike, des boîtes de céréales Cheerios, des ballons de basket et une multitude d’objets issus de la production industrielle y rencontrent des objets uniques dans une apparente équivalence de valeur. Souvent agencés par paire et savamment mis en scène, ils semblent avoir été organisés par quelque archéologue présentant un panorama de la société de consommation de ces quarante dernières années.
Ainsi sortis d’un dispositif hystérique où s’enchaînent à un rythme effréné, conception, production, marketing, publicité, désir de consommation, achat, obsolescence puis disparition, chaque objet devient l’élégant fantôme d’histoires communes ou plus intimes.
L’œuvre présente dans la Donation Yvon Lambert a ceci de précieux qu’elle a été réalisée à partir d’objets de collection entretenant un rapport très particulier avec la passion du collectionneur pour l’antiquité et les objets rares.
Giulio Paolini
Yvon Lambert : Avec élégance et raffinement, Giulio rappelle qu’on peut s’approprier tous ces mythes magnifiques sans pour autant les sacraliser, comme les Anciens le faisaient en choisissant pour leurs sculptures et leurs édifices les plus beaux marbres, les matériaux les plus précieux pour les mosaïques ou les œuvres en bronze. Inspiré par les peintres néoclassiques qui, directement influencés par les canons esthétiques de l’époque classique recopiaient inlassablement les modèles pour créer à leur tour leurs propres œuvres, Paolini reprend ces formes qu’il désacralise. Il assemble par exemple des colonnes doriques qui ne sont que de simples moulages en plâtre, des châssis qui se juxtaposent et des débris de verre qui font miroiter les images lointaines des attributs et pouvoirs des dieux. Mais cette désacralisation n’est justement pas un désir de banaliser ces grands mythes par des matériaux pauvres. C’est au contraire l’idée de concevoir un monde artistique où l’essence même de la mythologie serait partout, en nous et dans la nature, dans la vie quotidienne, contemporaine, et donc aussi dans n’importe quel matériau.
Au-delà du paysage
La volonté de renverser les modèles traditionnels de l’art et de l’institution, associée à un désir profond de relier l’art à la vie, conduit certains artistes à investir de nouveau la question du paysage à partir des années 1960. La nature devient alors le point de départ et parfois de destination de nouvelles recherches formelles. Interventions monumentales faites de spirales de terre, de travées creusées dans les montagnes, d’empaquetages d’îles, de ponts et de frontières ou autres gestes parfois presque imperceptibles et éphémères s’inscrivent dans le paysage avec une puissance sensible inédite.
Qu’ils convoquent la mémoire de lieux ancestraux ou bouleversent des situations historiques ou géopolitiques issues de l’après-guerre, ces aller-retours entre l’espace d’exposition et le monde extérieur matérialisent de nouveaux rapports au monde et influencent encore aujourd’hui un large pan de la création artistique contemporaine.
Marcel Broodthaers, Christo, Spencer Finch, Douglas Huebler, On Kawara, Richard Long, Dennis Oppenheim, Giuseppe Penone
Christo
Yvon Lambert : J’ai acquis ce dessin (Valley Curtain, Rifle, Colorado) à la fin de ma première exposition de Christo. Bien que complètement impliqué dans ce projet qui renouvelait d’une certaine manière les démarches préparatoires d’un artiste, puisqu’il devait trouver désormais des sommes folles, convaincre des banquiers, des assureurs, des mécènes, des bénévoles, afin de réaliser une œuvre éphémère, je ne pus me rendre dans le Colorado pour voir en vrai cette installation. Je travaillais en effet beaucoup à cette époque à Rome où j’étendais mes activités de marchand. J’avais pourtant participé à la production en vendant le mieux possible les croquis préparatoires, les maquettes et tous les dessins qui permettraient au projet d’exister aux yeux des futurs sponsors, et donc de rendre possible cette entreprise que tout le monde pensait irréalisable.
Si le dessin exposé ici est le plus important de ma collection, j’ai également de nombreuses études de Christo qui me rappellent toutes ses installations à travers le monde depuis Valley Curtain. Et, parisien dans l’âme, je ne pouvais pas ne pas posséder aussi une œuvre autour du seul projet réalisé à Paris. Avec le Pont-Neuf empaqueté en 1985, je pus ainsi retrouver Jeanne-Claude et Christo, ces deux globe-trotters que je vois surtout à New York. Pendant plus de dix ans, je sollicitais des rendez-vous partout, dans les ministères, rencontrant dès le milieu des années 1970 Michel Guy, alors ministre de la Culture, et Jacques Chirac, alors maire de la Ville de Paris, que j’essayais de convaincre en allant voir tous ses conseillers. J’ai bien sûr suivi toute la construction éphémère de ce projet grandiose où tous les parisiens semblaient redécouvrir le pont le plus beau de la capitale.
Dennis Oppenheim
Yvon Lambert : Slide Dissolve Sequence for Toward Becoming a Scarecrow fut acquis lors de sa deuxième exposition, en 1971. Comme autant d’images qui composent le synopsis d’un film, en 156 séquences, Dennis se métamorphose en épouvantail. Torse nu, on le voit de dos s’enfoncer progressivement dans une forêt. Au détour d’une clairière, il sélectionne des branchages, amasse des fougères, taille des rameaux d’arbres qu’il fixe au fur et à mesure sur son corps, comme une lente métamorphose intime et végétale, à laquelle on assiste en voyeur tel Actéon qui surprit Diane dans son bain. Sortant d’une telle expérience, Dennis revient naturellement de la forêt totalement identifié à un épouvantail, sur lequel les oiseaux viendront narguer les jardiniers voulant protéger leurs butins de cerises, de prunes et de mirabelles gorgées de soleil.
Plus qu’à la mythologie grecque, en regardant cette œuvre que je préfère de Dennis, je pense à Kérouac et ses déambulations qui ont donné lieu à un nouveau genre cinématographique, les Road Movies où les Hells Angels et les Hippies remplaçaient la jeunesse dorée des années 1950 et 1960. D’ailleurs, à la même époque, Al Pacino incarnait un clochard céleste dans un film magnifique qui s’intitulait lui aussi Scarecrow. Les artistes du land art ont été les premiers à mettre en scène ce retour très fort vers la nature. Ce montage photographique m’évoque enfin le père spirituel de toute cette génération, Walt Whitman, qui raconte en 1882, dans Specimen Days, cette même identification progressive au règne végétal.
On Kawara
Yvon Lambert : Dans cette période de mon activité de marchand, Lawrence Weiner et On Kawara représentaient certainement la part la plus radicale de ce que je défendais. Si aujourd’hui, ces formes artistiques sont assimilées dans le champ de la création à travers les collections des musées et tous les manuels d’art contemporain, je crois qu’à cette époque, nous n’avions aucune idée de ce que nous faisions. Seul le plaisir de la découverte dictait mes choix. […]
La réception quotidienne de ses télégrammes était le point de départ d’une aventure avec lui qui dure depuis près de trente ans. J’avais bien sûr conscience que cette série de messages constituait déjà une œuvre à part entière, mais ce qui me plaisait tant dans cet envoi, c’était d’un point de vue personnel l’encouragement si fort que ces télégrammes suscitaient en moi. J’imaginais On quitter son appartement new-yorkais à des heures régulières, faire son parcours qu’il connaissait les yeux fermés jusqu’à la poste puis dicter ces quelques mots à l’opératrice qui devait être habituée à ses venues quotidiennes. […] Dans ma collection, j’ai une autre série d’œuvres qui fonctionne selon un principe similaire, les cartes postales où On a inscrit simplement l’heure à laquelle il s’est levé.
À travers ses peintures de dates ou de lieux, les télégrammes et les cartes postales qu’il envoie à ses collectionneurs et amis, le décompte de millions d’années ou l’archivage des personnes qu’ils a rencontrées, des lieux qu’il a fréquentés, On Kawara nous raconte son expérience de l’espace et du temps, nous offrant par là même la possibilité d’une réflexion universelle sur la façon dont nous inscrivons nos esprits et nos corps dans la traversée de la vie.
Marcel Broodthaers
Yvon Lambert : Marcel aimait comme moi Baudelaire et Mallarmé, et parlait d’art avec une ironie que je n’ai jamais retrouvée par la suite chez d’autres artistes. Il abordait notamment le marché de l’art et l’argent avec une dérision incroyable, mais ce cynisme dénotait toujours une pertinence géniale quant à la manière d’analyser notre époque. Nous sommes devenus amis très rapidement, amitié qui fut malheureusement de courte durée, car il était déjà malade quand je le connus. Que dire de son humour noir qu’il poussa au point de décéder le jour de son anniversaire, comme s’il avait tout organisé…
C’est avec une poésie inouïe que cet artiste polymorphe infiltre le monde de l’art. À travers photographies, dessins, installations ou vidéos, il scrute les mécanismes sensibles à l’œuvre dans l’acte de création et décrypte les rapports entre les institutions muséales, les oeuvres et leurs différentes audiences. L’objet et son image – sa représentation – y semblent piégés en permanence au cœur d’un jeu savant où les frontières entre fiction et réalité se brouillent avec humour.
Dans sa vidéo La pluie, il s’empare de la figure héroïque de l’auteur, écrivant coûte que coûte, inlassablement, alors que son texte s’efface au fur et à mesure qu’une pluie de décor de cinéma s’abat sur lui. Dans son installation exposée à l’étage, Sac de tabac belge, il semble rapprocher les relations de pouvoir présentes dans le monde des institutions culturelles aux processus de colonisation et d’appropriation des ressources premières.
Ruptures et promesses – Les nouvelles avant-gardes
Qu’il s’agisse des luttes féministes, des luttes pour l’égalité raciale, des révoltes étudiantes ou encore de celles dénonçant la guerre, « les années 1960 ont regorgé de politique et de révolution » (Sol LeWitt). Les artistes y ont participé soit de manière directe en manifestant, soit depuis leur champ propre – l’art – en questionnant le rapport de l’œuvre à l’objet, à la marchandise et à l’institution. L’art minimal, l’art conceptuel et le land art naissent de cette nécessité de transgresser les frontières établies pour inventer de nouvelles relations aux œuvres d’art.
C’est ainsi que les artistes inscrivent l’objet dans une relation de distance inédite et aboutissent à des pratiques où l’utilisation du langage comme vecteur de l’idée devient une condition essentielle, parfois même suffisante à l’existence de l’œuvre. « L’idée devient une machine à faire de l’art » énonce Sol LeWitt dans Artforum en 1967.
Et avec une élégance et une exigence inouïes, l’œuvre se trouve réduite à un minimalisme formel qui fait résonner le célèbre mantra de Frank Stella, « ce que vous voyez est ce que vous voyez ».
En 1967, quand il ouvre sa galerie dans le 6e arrondissement de Paris, rue de l’Échaudé, Yvon Lambert s’engage en pionnier aux côtés de cette génération d’artistes et participe avec eux aux révolutions esthétiques à l’œuvre. Il construit la programmation avant-gardiste qu’on lui connait désormais, guidé par l’intuition que là se joue une histoire dont il faut embrasser la trajectoire, coûte que coûte.
Carl Andre, Robert Barry, Marcel Broodthaers, Daniel Buren, Daniel Dezeuze, Donald Judd, On Kawara, Joseph Kosuth, Sol LeWitt, Richard Long, Jonathan Monk, Robert Ryman, Fred Sandback, Richard Serra, Richard Tuttle, Lawrence Weiner
Richard Tuttle
Yvon Lambert : Très tôt, j’ai eu envie d’exposer Richard Tuttle. C’est à la galerie de Betty Parsons que j’avais vu pour la première fois ce travail si déconcertant. […] Il m’est toujours difficile de parler de lui tant ma compréhension de son œuvre passe presque uniquement par la tendresse. J’aime tout son travail depuis trente ans et je ne peux rien dire de plus. En voyant sur mes murs ces œuvres faites de « bouts de ficelle », de quelques traits de crayons mêlés à des traces de pinceaux, je sais que tout cela repose sur le presque rien, je m’en moque. C’est ce presque rien si subtil qui m’émeut tant. […] Cet artiste que je prends peut-être pour l’un des plus grands et des plus secrets a su parfaitement déceler ce virage merveilleux qui s’est opéré dans ma vie de marchand de tableaux vers 1966.
Proche d’Agnès Martin dont il partage le goût pour la subtilité et la délicatesse des lignes, Richard Tuttle produit des œuvres qui habitent les espaces d’exposition avec un mélange singulier de discrétion et d’affirmation de leur présence pure. Chaque forme, chaque trait, chaque matériau, choisi pour son apparente modestie, nourrit un système poétique qui déjoue les catégories traditionnelles et nous invite à réfléchir la relation intime que nous entretenons avec les œuvres. Leur fragilité, la fugacité de leur apparition dans les salles du musée, nous plongent presque par surprise dans une réflexion plus large sur l’existence des choses et des êtres dans le monde.
Donald Judd
Yvon Lambert : Si je n’ai jamais réalisé d’expositions personnelles de Donald Judd, ses œuvres ont pourtant été présentées dans ma galerie et je possède un très bel ensemble composé de dessins et de sculptures. Quelques mois avant sa mort, je le croisais à New York, à deux pas de son studio de Spring Street. Spring Street. Nous bavardions ainsi plusieurs heures dans un café de Soho. « Pourquoi ne m’as-tu jamais exposé ? » me demanda-t-il souriant. Nous riions ensemble, moi ne sachant pas quoi répondre à part « Cela ne s’est jamais présenté » […] Nous avions nos cafés pour nos rendez-vous, nos lieux pour nous promener, comme cette librairie qui n’existe plus aujourd’hui, Jaap Reitman, où nous consultions et commentions les nouvelles parutions de livres d’art. Régulièrement, lors de ces rapides séjours, je lui achetais des pièces qu’il me montrait dans son atelier […]
Au début des années 1960, Donald Judd entame un travail de redéfinition de l’art à travers une double pratique d’artiste et de critique. Il publie ainsi dès 1965 Specific Objects, texte fondateur qui pose les bases de l’art minimal, tout comme les célèbres Paragraphes sur l’art conceptuel de Sol LeWitt nourriront deux ans plus tard les réflexions sur l’art conceptuel.
Généralement constituées d’un ou plusieurs modules répétés et alignés verticalement ou horizontalement, parfois produites par des entreprises spécialisées, les œuvres de Donald Judd visent à révéler l’espace dans lequel elles s’intègrent. Elles invitent ainsi le visiteur à ne plus contempler de manière passive mais à faire lui-même l’expérience physique et mentale des œuvres et des espaces qu’elles occupent.
Carl Andre
Yvon Lambert : Je suis un inconditionnel du travail de Carl. Depuis 1971, date de sa première exposition dans la galerie, je me rends compte que j’ai acquis des pièces qui composent maintenant un ensemble très intéressant.
Carl Andre – Third Copper Corner, 1973 et Tenth Copper Corner, 1975 – Une histoire intime de l’art à la Collection Lambert – Ruptures et promesses – Les nouvelles avant-gardes
Outre les deux sculptures au sol si représentatives de son œuvre, j’ai également l’une des pièces les plus anciennes, datant de 1962 : une petite sculpture désormais historique en bois peint. On peut tout à fait comprendre, à partir de cette pièce, la genèse de l’art minimal, en y décelant déjà, par exemple, le rôle essentiel de Tony Smith, qui dicta les préoccupations de toute une génération d’artistes, de Sol LeWitt à Richard Serra, de Dan Flavin à Donald Judd, et dont les idées de modularité et de sérialité sûrent générer ces créations si passionnantes.
Robert Barry
Yvon Lambert : Avec Robert, il s’agit d’un travail tout en poésie, où les mots à peine inscrits au crayon sur le support pictural agissent comme des zones de sensibilité, s’intégrant parfois dans la composition de l’œuvre, mais débordant aussi du cadre fixé par l’artiste. En effet, des mots sont coupés par le bord du papier. Le dessin n’est pas enfermé dans son format premier, il se continue par le recul de ces invisibles frontières qui séparent la forme du fond. Les mots sont là, ils débordent et peuvent s’étendre au-delà de l’œuvre, dans l’imaginaire du spectateur comme sur des murs blancs.
Influencé par les écrits d’Herbert Marcuse et de Maurice Merleau-Ponty, Robert Barry s’intéresse d’abord aux différents modes de perceptions invisibles comme les ultrasons, les ondes électromagnétiques et les radiations. Ainsi, lors de la première exposition de l’artiste dans la galerie d’Yvon Lambert au début des années 1970, aucune œuvre physique n’est installée. Le public a simplement reçu un carton d’invitation mentionnant les dates de la manifestation à laquelle il est convié à venir méditer dans les murs de la galerie.
Ce n’est qu’ensuite que les mots font leur apparition dans les œuvres de l’artiste, de manière tout aussi radicale et poétique, recouvrant dessins, peintures ou encore les murs des galeries et musées comme en témoigne l’escalier de la Collection Lambert. Suscitant autant d’associations d’idées que de résonances avec les espaces qu’ils investissent, les mots chez Robert Barry invitent à la méditation, à la contemplation, mais. aussi à redéfinir les rapports que nous entretenons avec l’œuvre.
Richard Serra
Yvon Lambert : Lorsqu’en 1972, je publiai un catalogue autour de l’exposition de groupe que j’avais organisée à Paris, « Actualité d’un bilan », je profitai d’un séjour à New York pour rendre à Richard une visite dans son atelier. Tout un ensemble de sculptures imposantes qui était en attente dans ce grand atelier constituait une très belle manifestation. Des pièces en plomb, avec du caoutchouc et différentes matières plastiques représentaient une énergie incroyable. Les matériaux paraissaient se plier aux ordres de l’artiste. Rien ne semblait lui résister et ces souvenirs dans son atelier m’ont profondément marqué. Je me consolais en me disant que mes efforts seraient un jour récompensés à Paris.