Jusqu’au 10 septembre 2023, le MO.CO. Panacée présente « Ana Mendieta. Aux commencements », une importante relecture du travail de l’artiste cubano-américaine. Avec un peu plus d’une centaine d’œuvres produite entre 1968 et 1985, cette monographie veut montrer comment Ana Mendieta « n’a eu de cesse de se réinventer en développant un langage sculptural inédit, souvent éphémère, parfois performatif, nourri de ses recherches sur les mythes originels et l’art rupestre ».
Dans l’introduction à son entretien avec Raquel Cecilia Mendieta pour le catalogue à paraître, Vincent Honoré qui assure le commissariat avec Rahmouna Boutayeb définit clairement les intentions de ce projet :
« L’exposition développe une ambition à la fois simple et complexe : poser sur les œuvres un regard nouveau, presque candide. Elle cherche à oublier toutes les lectures déjà faites de l’œuvre pour retourner à ses origines. Elle ne parle pas à la place d’Ana Mendieta : elle laisse son travail et son énergie créative si particulière se dévoiler au fil des espaces. La tâche qu’elle se fixe est de respecter l’œuvre – il ne s’agit ni de la commenter, ni de l’interpréter, mais de la laisser rayonner pleinement et de laisser se déployer ce que l’écrivain martiniquais Édouard Glissant appelait son “droit à l’opacité”. »
Comprendre qu’« Ana Mendieta. Aux commencements » s’interdit d’interpréter l’œuvre de l’artiste au prisme de sa biographie est essentiel pour éviter tout malentendu.
Ce n’est sans doute pas un problème pour les visiteur·eus·s qui découvrent le travail d’Ana Mendieta avec cette exposition et qui ignorent son histoire. Cela peut être plus épineux pour celles et ceux qui ont traversé les cinquante dernières années en croyant partager certains engagements avec une silhouette mythique de Mendieta. Pour Vincent Honoré, il s’agit avec ce projet de « célébrer sa vie, de montrer une œuvre en grande parti méconnue, méconnue, car l’artiste est emprisonnée dans une narration qui est toujours la même et qu’elle n’a jamais choisie »…
Inutile de recherche ici quelques échos aux manifestations « Where Is Ana Mendieta? ». Le compagnonnage de Mendieta avec le collectif de la A.I.R. Gallery (Artists In Residency), n’est évoqué que dans les notes biographiques du livret de visite et sa performance Rape Scene (1973) n’est que brièvement mentionnée par Géraldine Gourbe dans le catalogue…
« Ana Mendieta. Aux commencements » enchaine plusieurs séquences thématiques aux limites parfois indécises. Si l’exposition n’est pas rétrospective, son parcours débute toutefois par ses premières années de Mendieta à l’université de l’Iowa pour s’achever avec des œuvres créées dans son atelier romain en 1983, deux ans avant sa disparition. La succession des salles montre clairement les articulations, la continuité et l’évolution de son travail.
Les premières années
La première salle montre le passage de ses peintures inspirées par l’art précolombien aux performances où Mendieta engage son corps (Untitled (Glass on Body Imprints), 1972 ; Bird Transformation, 1972 ; Untitled (Cuilapan Niche), 1973) jusqu’à ses « earth-body works » (Untitled (Grass on Woman), 1972), avant d’aboutir à la première Siluetas (Imagen de Yágul, 1973).
Siluetas
Dans la salle suivante, un ensemble de photographies met en évidence les variations de ses Siluetas créées au Mexique (Untitled: Silueta Series, Mexico, 1973-1977) et dans l’Iowa (Untitled: Silueta Series, Iowa, 1976-1978) où dominent les déesses-mères, figures féministes aux bras levés. Sans public, Mendieta s’éloigne alors de la performance, son corps n’est plus qu’une trace. Elle expérimente et multiplie l’hybridation des pratiques artistiques (sculpture, land art, photographie).
Cette séquence est analysée dans un essai très intéressant que signe Carla Guardiola Bravo (Ana Mendieta, un perpétuel devenir) dans le catalogue.
Les espaces suivants reviennent sur un ensemble d’œuvres qu’Ana Mendieta a réalisé à partir de la fin des années 70 et auquel les spectateur·rice·s ont été directement confronté·e·s.
Untitled Siluetas Series
Cette séquence commence avec, pour la première fois, la reconstitution Untitled: Silueta Series que Mendiata avait créée crée en avril 1978 pour l’exposition Spaces II à l’Amelie A. Wallace Gallery au State University of New York College.
Pour Vincent Honoré, il s’agit d’un moment clé du développement de sa pensée, une des premières fois qu’elle crée une Silueta dans et pour un espace d’exposition. Aux yeux du commissaire, cette œuvre préfigure les expérimentations et les sculptures autonomes de 1983-1985.
Le texte de salle souligne que pour « rejouer » cette œuvre, il importait de respecter la volonté de l’artiste d’utiliser des matériaux naturels trouvés localement : « Le bois mort présente un intérêt écologique et essentiel à la biodiversité — il a donc été prélevé de manière ciblée, dans le respect de l’environnement, en collaboration avec le service de préservation du Littoral. Le MO.CO. s’est associé avec les ayants droit de l’artiste pour proposer, non pas une reconstruction, mais une interprétation de l’œuvre avec l’aide d’étudiants du MO.CO. Esba et d’après la documentation photographique conservée dans les archives de l’artiste ».
Les éléments
La salle suivante présente Ñáñigo Burial une pièce créée par Ana Mendiata en 1976 pour sa première exposition personnelle à New York à la 112 Greene Street Gallery. Quarante-sept bougies votives noires, achetées dans un magasin spécialisé en produits vaudous et rites occultes, forment une silhouette aux bras levés dont la taille est celle du corps de l’artiste.
Le titre renvoie à l’Abakuá, une fraternité qui s’inscrit dans la tradition de la santeria afro-cubaine qui croise la religion Yoruba des esclaves africains et le catholicisme avec des influences amérindiennes qu’Ana Mendieta connaissait bien depuis l’enfance..
L’œuvre est activée en période de pleine lune, jusqu’à ce que les bougies aient complètement fondu. Pour Rahmouna Boutayeb, dans cette installation « processuelle aux contours toujours évolutifs, Mendieta convoque le vaudou, l’occulte, les rituels funéraires mexicains et l’informe. La sculpture ne se fige pas. Elle est d’ailleurs conçue pour être réactivée. »
Énergie
Quelques œuvres graphiques et un film super 8 transféré en numérique (Anima, Silueta de Cohetes [Firework Piece], 1976) évoquent le travail de Mendieta avec le feu dans une réflexion sur son rapport aux éléments et à l’énergie. Le texte de salle relatif à ce thème fait référence aux relations de Mendieta avec Nancy Spero, Howardena Pindell et Kazuko Miyamoto et à sa participation aux débats féministes de l’époque, sans que les liens avec les œuvres exposées soient très explicites… Il faut lire l’article de Géraldine Gourbe dans le catalogue à paraître pour en percevoir le sens.
Le rituel
L’accrochage de la seconde salle qui ouvre dans la deuxième coursive de La Panacée est construit autour d’une vitrine qui montre pour la première fois une main en fonte, Branding Iron (1976), réalisée par Mendiata à la fonderie de l’Université d’Iowa. Plusieurs photographies témoignent de l’usage de ce fer à marquer pour la création de Siluetas dans l’Iowa et au Mexique en 1977. Pour l’une d’elles, montre l’artiste est recouverte de tissu noir comme une momie. Son corps repose sur un drap blanc marqué d’empreintes de mains. Le livret de visite précise : « L’œuvre fait référence à la déesse maya Ixchel, déesse du tissage, de la médecine et de la naissance. Dans le codex maya dit Codex de Dresde, la déesse est aussi associée au déluge et à la destruction du monde. Elle est également la déesse de la lune et de la maternité. »
Ces images voisinent avec d’autres Siluetas. Ici, elle est creusée dans la berge d’une rivière, là l’artiste couvre entièrement son corps de boue et pose contre un arbre. En face, sur un corps en terre à Old Man’s Creek, l’artiste a ajouté des marques de pigment rouge, en référence aux rituels afro-cubains. On retrouve cette couleur du sang vue auparavant dans plusieurs de ses Siluetas mexicaines de 1976, dans un caveau mésoaméricain à Oaxaca, ainsi que dans certains de ses films (Energy Charge, 1975 ; Anima, Silueta de Cohetes, 1976)…
Le texte de salle accroché dans la coursive intitulé Le rituel souligne : « Ana Mendieta est fascinée par l’imagerie des déesses, les rites afro-cubains ou haïtiens, les pratiques sculpturales ancestrales, les rituels funéraires, l’archéologie qu’elle étudie. (…) Elle forge son propre syncrétisme culturel, religieux et magique qui inclut sa culture familiale catholique. Le motif universel de la main se décline en œuvres graphiques et sculpturales. Il se charge d’une haute intensité spirituelle. »
Corps paysage
La séquence suivante rassemble des photographies d’interventions qui se fondent dans la nature.
Dans la conversation avec Vincent Honoré reproduite dans la catalogue à paraître, Raquel Cecilia Mendieta précise : « 1979 marque un tournant dans sa production. Les sculptures s’intègrent tellement dans leur environnement qu’il est parfois difficile de les distinguer. Elle disait qu’elles étaient “camouflées”. Ces œuvres montrent comment elle est passée des Siluetas à des figures plus universelles et, quelque part, “primordiales”. »
Cet enchainement se prolonge avec une photographie couleur de Furrows, une œuvre extérieure créée lors d’une résidence en avril 1984 à Providence. Le contour d’un corps féminin englobe le visiteur qui la traverse…
L’image conduit le regard vers la reconstitution d’Anima, une silhouette de 140 cm de long par 65 cm de large formée de quinze cristaux de roche noire plantés dans l’herbe. L’œuvre paraît évoquer une sépulture ancienne et un éventuel rite sacré de communion avec la nature… Elle faisait partie d’un ensemble de sculptures en extérieur de Mendieta au Lowe Art Museum de Miami en 1982.
Rahmouna Boutayeb, qui partage le commissariat avec Vincent Honoré, signe pour le catalogue à paraître un article très documenté sur les interventions de Mendieta depuis Ñáñigo Burial jusqu’à Anima.
Les Vénus
Au début des années 80, les Siluetas sont devenues plus schématique. La grande salle aux colonnes rassemble deux séries essentielles que Medieta photographie avec un nouvel appareil, un Mamiya moyen format de 2 ¼ pouces, qui lui permet de faire des tirages plus imposants. Elle privilégie le noir et blanc, même si, comme le confie Raquel Cecilia Mendieta, elle aurait aimé montrer ses sculptures « sous la forme “de tirages Cibachrome taille réelle” afin qu’elles aient “beaucoup d’impact”. »
La série des Sandwomen, tracées dans le sable du littoral, occupe la première partie des cet espace. Ochún, le dernier film qu’elle réalise sur une plage de Key Biscayne à Miami voisine avec Isla une superbe photographie dont la « silhouette fait référence à Cuba, à l’exil et au retour à la terre natale »… Quant au titre du film, il emprunte le nom de la déesse de la féminité, de l’amour et de la rivière dans la santería.
Au centre, une femme de sable, couverte de 31 coquillages, reconstitue une intervention de 1983.
La seconde partie de cette salle est consacrée au retour de Mendieta à Cuba à partir de janvier 1980, avec les photographies des Esculturas Rupestres (Sculptures rupestres) qu’elle grave en 1981 sur les parois d’une grotte dans les Escaleras de Jaruco, un parc national dans la région de La Havane.
Ces images dégagent une étrange sensation de surnaturel et de magie. Le livret de visite explique que Mendieta nommera plus tard ses sculptures « d’après des divinités féminines taïnos telles que Lyare (mère), Maroya (lune), Bacayu (lumière du jour) ou Guanaroca (première femme) »…
Sur la droite, deux Stonewomen de 1983 relient la série des Sandwomen et celle des Esculturas Rupestres.
L’atelier à Rome
La dernière salle du parcours regroupe un ensemble d’œuvres qui évoquent son séjour dans l’atelier romain mis à sa disposition pendant un an pour le prix de l’académie américaine de Rome dont elle fut la lauréate en 1983.
Une superbe sélection de dessins est accroché autour d’un totem sur lequel les motifs sont tracés à la poudre à canon. Cette œuvre de 1985 fait écho aux sept sculptures verticales en bois créées à Rome. Plusieurs dessins renvoient aux Sandwomen vues auparavant et notamment El Laberinto de Venus (1982). En Italie, Medieta réalisa 11 bas-reliefs en sable et en terre. Très fragiles, ces œuvres conservées dans des musées américains ne voyagent pas ou très rarement…
Parmi les deux dessins sur papier d’amate, le livret de visite s’attarde sur Itiba Cahubaba (Old Mother Blood). Il précise que cette œuvre fait référence à Itiba, une divinité des Taïnos qui « succombe à un accouchement, énergisant avec son sacrifice l’humanité et l’univers des Taïnos. Ses quatre fils seront les créateurs de l’océan et de la terre et engendreront la Terre-Mère. »
Deux photographies documentent d’autres interventions extérieures en Floride (Ceiba Fetish, au sud de Miami, dans le quartier cubain de Little Havana en 1981 et Árbol de la Vida crée avec deux amis en 1982 sur le même site que Anima).
Un polaroid montre le projet (La Maja de Yerba) qu’elle avait imaginé en 1984 pour l’université de Bard au nord de New York.
À l’issue du parcours de « Ana Mendieta. Aux commencements », on comprend mieux les intentions des commissaires dans leur volonté d’accueillir le « droit à l’opacité » d’Ana Mendieta. Ce que Vincent Honoré définit comme l’antonyme de la « transparence », un concept dit-il, qui « permet d’envisager les constructions interculturelles en préservant leur part de mystère ».
Comme annoncé, l’exposition ne cherche ni à interpréter ni à commenter une œuvre que les commissaires affirment aborder comme des archéologues qui ne détiennent aucune vérité.
Quelques textes de salle assez succincts et un livret d’aide à la visite sont à la disposition des visiteur·euse·s pour découvrir la centaine d’œuvres exposées, en accepter la part de mystère et en apprécier ce qui continue à rendre ce travail encore pertinent…
En 1983, Mendieta écrivait : « Mon art est fondé sur la croyance en une seule énergie universelle qui traverse toute chose, des insectes à l’homme, de l’homme au fantôme, du fantôme à la plante, de la plante à la galaxie. Mes œuvres sont les veines qui irriguent ce fluide universel. » (Extrait d’« Ana Mendieta : A Selection of Statements and Notes, 1988, trad. Française dans le catalogue de l’exposition « Ana Mendieta. Le temps et l’histoire me recouvrent » au Jeu de Paume à Paris en 2018.
Nul doute que « Ana Mendieta. Aux commencements » fera sans doute écho, même confusément, aux préoccupations de celles et ceux qui passeront à La Panacée cet été.
La lecture du catalogue à paraître aux éditions This Side Up enrichit notablement l’expérience de la visite. Vincent Honoré en assuré la direction éditoriale. Une introduction de Numa Hambursin et Álvaro Rodríguez Fominaya est suivie par des contributions signées par Géraldine Gourbe, Carla Guardiola Bravo et Rahmouna Boutayeb. Elles sont complétées par un entretien de Vincent Honoré avec Raquel Cecilia Mendieta.
L’exposition est coproduite avec le musée MUSAC, Museo de Arte Contemporáneo de Castilla y León en Espagne, en collaboration avec le Musée des beaux-arts La Chaux-de-Fonds en Suisse.
En savoir plus :
Sur le site du MO.CO.
Sur le site Ana Mendieta
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