Roberto Huarcaya – « Traces » aux Rencontres d’Arles 2023


Avec « Traces », Roberto Huarcaya, figure majeure de la photographie péruvienne, présente dans une des trois salles à l’étage de Croisère, une sélection des photogrammes créés depuis une expérience fondatrice et déstabilisante dans la forêt amazonienne, en 2012.

Exposition incontournable des Rencontres d’Arles 2023, « Traces » est sans doute une des installations les plus spectaculaires et réussies qui joue à la perfection avec les contraintes du lieu et qui surtout montre des images saisissantes et dérangeantes.

Roberto Huarcaya - « Traces » aux Rencontres d’Arles 2023  - Photo Roberto Huarcaya
Roberto Huarcaya – « Traces » aux Rencontres d’Arles 2023 – Photo © Roberto Huarcaya

Entre deux ensembles aux teintes ocre et bistre, où l’on distingue d’énigmatiques silhouettes humaines de la série des Andegramas (2017-2022), serpente un long ruban suspendu aux poutres de la charpente. D’un côté, on découvre un extrait des imposants Amazogramas en noir et blanc réalisés entre 2014-2022 qui sont à l’origine de ces projets.

Roberto Huarcaya - Amazogramas, 2014 - Exposition Traces - Les Rencontres d’Arles 2023
Roberto Huarcaya – Amazogramas, 2014 – Exposition Traces – Les Rencontres d’Arles 2023

De l’autre côté, on reste captivé par les couleurs fascinantes de quelques Oceanogramas que Roberto Huarcaya a produits en 2019 au bord de l’océan Pacifique.

Roberto Huarcaya - Océanos, 2019 - Exposition Traces - Les Rencontres d’Arles 2023
Roberto Huarcaya – Océanos, 2019 – Exposition Traces – Les Rencontres d’Arles 2023

Cependant, on aurait aimé que l’introduction d’Alejandro Castellote, commissaire de l’exposition, soit complétée par quelques informations plus fournies sur le travail de Huarcaya…

Pour en savoir plus, il faut donc recourir au site de l’artiste avec notamment un texte du photographe et ceux que signent Alejandro Castellote, Jorge Villacorta, Miguel Wagner et Carlo Trivelli. Les lignes qui suivent empruntent à ces documents ainsi qu’à la galerie Rolf Art de Buenos Aires qui représente l’artiste.

Amazogramas

Quelques photogrammes de la série « Amazogramas » sont accrochés sur le côté gauche de la vague qui ondule au centre de l’espace d’exposition.

Roberto Huarcaya - Amazogramas, 2014 - Exposition Traces - Les Rencontres d’Arles 2023   - Photo Roberto Huarcaya
Roberto Huarcaya – Amazogramas, 2014 – Exposition Traces – Les Rencontres d’Arles 2023 – Photo © Roberto Huarcaya

L’aventure qui a conduit à cette importante série commence en 2012. L’organisation écologiste WCS (Wildlife Conservation Society) invite alors un groupe de peintres, cuisiniers, sculpteurs, musiciens et photographes à passer une semaine dans la réserve naturelle de Bahuaja Sonene, située dans la forêt amazonienne au sud-ouest du Pérou. L’idée était d’inciter ces créateurs à imaginer une proposition pour donner une plus grande visibilité à la réserve.

Roberto Huarcaya raconte :

« À partir de cette expérience et de multiples voyages dans la réserve, je me suis impliqué dans le territoire, dans le paysage, dans le temps. Peu à peu ont émergé une série d’idées et de sensations, telles que les différents états de conscience, les différentes stimulations de tous nos sens, la relation particulière avec le temps, la beauté écrasante de la nature, mais aussi son mystère et son agressivité mortelle. Son immensité insaisissable, son absence de distances, sa présence sont extrêmement déroutantes pour un citadin habitué à une nature culturellement domestiquée.

(…) J’ai commencé à chercher des représentations visuelles qui pourraient contenir mes expériences avec différents équipements, appareils numériques, photo et vidéo, chambres photographiques 10 x 12 cm et 20 x 25 cm, appareils panoramiques, couleur et noir et blanc.

Cependant, je n’ai pas réussi à générer des images qui s’approchaient de ce que je voulais transmettre en termes de sensations et de concepts.
L’un des facteurs qui me gênait était un point commun à tous ces formats : la représentation de la perspective optique. Cette forme de représentation ne parvenait pas à traduire correctement le territoire, le paysage de la jungle. Peut-être parce que dans la forêt vierge, il n’y a presque pas de distance pour construire une image traditionnelle, c’est une marée verte et dense qui la recouvre entièrement.

J’ai donc décidé d’expérimenter la partie la plus primitive de
la photographie, de prendre des photos sans appareil et de faire de grands photogrammes, en me détachant de tout appareil de médiation. Il s’agissait simplement d’approcher la forêt par un contact direct, de l’embrasser d’une certaine manière avec le papier photosensible et de chercher sa trace par un contact direct. Le plus primaire des photographes en contact avec un espace tout aussi primaire en termes naturels. Je n’ai pu obtenir que des images qui contenaient, portaient, condensaient plusieurs des couches de sens que mes expériences voulaient transmettre. »

Rappelons que produire un photogramme consiste à superposer l’objet à enregistrer sur un matériau photosensible, ici du papier photographique, et à l’exposer à la lumière directe.

Roberto Huarcaya - Amazogramas, 2014 - Exposition Traces - Les Rencontres d’Arles 2023
Roberto Huarcaya – Amazogramas, 2014 – Exposition Traces – Les Rencontres d’Arles 2023

Huarcaya explique ensuite le dispositif mis en place :

« Pendant la journée, nous partions à la recherche d’une zone intéressante, avec un feuillage qui nous impressionnerait. Nous marchions le long de sentiers, parfois, nous naviguions sur la rivière. Une fois l’endroit trouvé, nous enfoncions de très gros piquets de bambou pour marquer le chemin de 30 mètres où nous revenions le soir pour accrocher le rouleau de papier, que nous exposions finalement en déclenchant un petit flash, puis que nous développions le lendemain matin.

Les 3 rouleaux de papier ont été développés avec de l’eau de rivière, ce qui a donné aux images une patine très particulière. À la fin du processus, tous les produits chimiques et l’eau utilisés ont été ramenés à Lima pour éviter de polluer la région.
 »

Trois photogrammes de 30 mètres de long sur un peu plus d’un mètre de haut ont ainsi été réalisés en 2014.

De ces œuvres monumentales, l’exposition arlésienne montre des extraits qui semblent provenir de Amazogramas #2 et/ou de Amazogramas #3.

Roberto Huarcaya - Amazogramas, 2014 - Exposition Traces - Les Rencontres d’Arles 2023
Roberto Huarcaya – Amazogramas, 2014 – Exposition Traces – Les Rencontres d’Arles 2023

Dans un texte qui accompagne cette série, Alejandro Castellote note : « Pour Huarcaya la solution à la philosophie de la représentation qui le paralysait consistait à admettre la supériorité du paysage : cesser d’être un auteur – une autorité monolithique – et devenir un médiateur ».
Un peu plus loin, il ajoute :

« Il fallait que ce soit la jungle péruvienne elle-même qui écrive sa propre histoire avec la lumière, sans auteur étranger. (…) C’était la seule façon d’aspirer à inclure simultanément les dualités de la nature : la vie et la mort, l’ordre et le chaos, la réalité et la fiction, coexistant dans ce territoire mutant primitif, écrasant, mystérieux et agressif qu’est la forêt amazonienne péruvienne. »

Il conclut son texte avec cette remarque :

« L’expédition entreprise par Huarcaya avait probablement pour destination sa propre recherche intérieure, et c’est cette relation entre l’expérience et l’introspection qui lui a permis d’accéder à des solutions différentes et plus efficaces. Dans tout processus que nous utilisons pour obtenir des réponses, le temps est un élément galvanisant et protéiforme. Une belle métaphore de ce processus se trouve dans le papier photographique, qui montre lentement son image latente – il révèle sa réponse – à l’intérieur d’un récipient de révélateur. Les exemples, les métaphores et les allégories nous fournissent des images qui nous aident à comprendre le monde dans ses dimensions les plus minuscules ou anecdotiques, ainsi que dans ses dimensions métaphysiques. »

Andegramas

À chaque extrémité de l’espace d’exposition, « Traces » propose deux ensembles qui se rattachent au projet des Andegramas et plus particulièrement à la série des Danzas Andinas.

Ces œuvres introduisent dans le projet de Huarcaya, la présence humaine, l’histoire et la culture, en abordant des questions géopolitiques sur le territoire péruvien.

Roberto Huarcaya - Banda de músicos de Coyllurqui, 2018 – Série « Andegramas » - Exposition Traces - Les Rencontres d’Arles 2023  - Photo Roberto Huarcaya
Roberto Huarcaya – Banda de músicos de Coyllurqui, 2018 – Série « Andegramas » – Exposition Traces – Les Rencontres d’Arles 2023 – Photo © Roberto Huarcaya

Face à l’entrée, Banda de músicos de Coyllurqui (2018) accueille les visiteur·euse·s.

Composé de six photogrammes de 7 sur 2,10 mètres, l’œuvre fait écho à celle qui est accrochée au fond de la salle, Padres danzantes de tijeras (2018-2019).

Roberto Huarcaya - Padres danzantes de Tijeras, 2018-2019 - Exposition Traces - Les Rencontres d’Arles 2023 - Photo Roberto Huarcaya
Roberto Huarcaya – Padres danzantes de Tijeras, 2018-2019 – Exposition Traces – Les Rencontres d’Arles 2023 – Photo © Roberto Huarcaya

Ces images font référence à la danse des ciseaux, reconnue depuis 2012 par l’UNESCO comme patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Le site de la galerie Rolf Art en fait la description suivante :

« Elle tire son nom des deux feuilles de métal poli, semblables à celles d’une paire de ciseaux, que les danseurs entrechoquent l’une contre l’autre, pour produire des sons semblables à ceux des cloches pendant qu’ils dansent. La danse prend généralement la forme d’un défi entre danseurs, qui peut durer plusieurs heures, au cours duquel, à tour de rôle, chacun copie et tente de succéder aux pas de l’autre, évoluant vers des démonstrations acrobatiques plus complexes, la résistance et même l’autolacération. »

Si au XXe siècle, la danse des ciseaux est associée à la fois aux fêtes patronales d’origine catholique et aux célébrations du calendrier agraire andin, ce même texte explique :

« Ses origines sont liées au taki onqoy (“maladie de la danse”), mouvement messianique apparu dans les Andes du sud du Pérou — en particulier à Ayacucho, Huancavelica et Apurímac — vers 1560 après J.-C., qui est né de la conversion d’un rituel de guérison, par la transe et la danse, en un mouvement de résistance à la domination espagnole et catholique. Au fil du temps, le taki onqoy s’est exercé non seulement contre les maladies, mais aussi contre ce qui était considéré comme sa source : l’abandon du culte des Huacas ou des divinités andines en raison de l’extirpation des idolâtries et de l’évangélisation imposée par l’Église catholique. Les prophètes du mouvement ont exhorté les colons andins à renouer avec le culte des Huacas, en se laissant posséder par eux à travers la danse. Grâce à cela, les huacas se soulèveraient en armes contre le dieu chrétien qui les avait vaincus lors de la conquête, pour le bannir du monde andin et instaurer une nouvelle ère d’ordre et de prospérité. »

Roberto Huarcaya - Padres danzantes de Tijeras, 2018-2019 - Exposition Traces - Les Rencontres d’Arles 2023
Roberto Huarcaya – Padres danzantes de Tijeras, 2018-2019 – Exposition Traces – Les Rencontres d’Arles 2023


Pour réaliser ces photogrammes, musiciens et danseurs se sont allongés sur le papier photographique. L’image de la Banda de músicos de Coyllurqui a été révélée en utilisant une technique de brun Van Dyke (émulsion de citrate ferrique et de nitrate d’argent).

Roberto Huarcaya - Padres danzantes de Tijeras, 2018-2019 - Exposition Traces - Les Rencontres d’Arles 2023
Roberto Huarcaya – Padres danzantes de Tijeras, 2018-2019 – Exposition Traces – Les Rencontres d’Arles 2023

Pour celle des Padres danzantes de tijeras, des tissus précolombiens, vieux de plus de mille ans ont permis d’incorporer la texture et la forme de ces textiles aux corps des danseurs.

Océanos

Au centre de l’espace, sur la droite, de l’autre coté des Amazogramas, « Traces » présente les trois photogrammes Mar y Basura I, II et III, une des deux étapes de la série Océanos, réalisée sur la côte de l’océan Pacifique, au sud de Lima en 2018.

Roberto Huarcaya - Océanos, 2019 et Padres danzantes de Tijeras, 2018-2019 - Exposition Traces - Les Rencontres d’Arles 2023
Roberto Huarcaya – Océanos, 2019 et Padres danzantes de Tijeras, 2018-2019 – Exposition Traces – Les Rencontres d’Arles 2023

En utilisant la technique du photogramme sur papier photographique couleur, Roberto Huarcaya enregistre l’omniprésence des plastiques dans le milieu océanique, au cours de leurs différents processus de dégradation. Ces images séduisantes montrent avec une beauté perverse leur importance tragique du dans l’écosystème marin…

  • Roberto Huarcaya - Océanos, 2019 - Exposition Traces - Les Rencontres d’Arles 2023
  • Roberto Huarcaya - Océanos, 2019 - Exposition Traces - Les Rencontres d’Arles 2023
  • Roberto Huarcaya - Océanos, 2019 - Exposition Traces - Les Rencontres d’Arles 2023

Cette série comprend deux autres photogrammes en noir et blanc (Mar y Olas I et II). Le site de la galerie Rolf Art en raconte ainsi le processus de création :

« Pendant les nuits sans lune, Roberto et son équipe entrent dans la mer avec le papier photosensible, le tenant en résistant à la puissance de l’océan, ils attendent que la vague parfaite se brise contre le papier, au moment de l’impact Roberto déclenche son flash figeant la rencontre de la vague et du papier photosensible. L’image latente est ensuite révélée par l’eau de mer, Huarcaya laisse sécher l’œuvre chargée du sel de l’océan, générant dans ces pièces une texture très particulière semblable à celle d’une peau tannée par le soleil, la mer et son sel ».

Roberto Huarcaya - Amazogramas, 2014 et Bosque de eucaliptos, 2019 - Exposition Traces - Les Rencontres d’Arles 2023
Roberto Huarcaya – Amazogramas, 2014 et Bosque de eucaliptos, 2019 – Exposition Traces – Les Rencontres d’Arles 2023

Pour relier Amazogramas et Oceanogramas, n’aurait-il pas été plus pertinent d’exposer au moins une de ces Mar y Olas à la place du photogramme de la série Bosque de Eucalipto qui certes évoque à juste titre les problèmes de pollution de l’eau et de déforestation des forêts indigènes d’eucalyptus ?

En savoir plus :
Sur le site des Rencontres d’Arles
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Sur le site de Roberto Huarcaya
Roberto Huarcaya sur le site de la galerie Rolf Art
À voir sur YouTube ces deux vidéos. Dans la première, sur la chaîne proyecto f.11, Roberto Huarcaya raconte l’expérience vécue depuis les Amazogramas jusqu’aux Oceanogramas. La seconde évoque sans commentaires le dispositif mis en place pour la réalisation d’Amazogramas #2

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