Carrie Mae Weems – « The Shape of Things » – Luma Arles


Jusqu’au 7 janvier 2024, Luma Arles accueille « The Shape of Things », une proposition spectaculaire et indispensable de l’artiste américaine Carrie Mae Weems. Une des expositions majeures de cette année en France et sans doute en Europe !

L’exposition « The Shape of Things », produite pour la Mécanique Générale, est une version actualisée et enrichie du projet présenté au Park Avenue Armory, à New York en 2021. Dans une chronique publiée par le New York Times et titrée « Carrie Mae Weems plante le décor et incite à l’action », la critique d’art Aruna D’Souza écrivait alors « L’artiste nous explique comment nous en sommes arrivés à ce moment politique et nous demande de décider de la suite »…

Les sept installations de « The Shape of Things » imposent en effet de regarder avec lucidité la période historique que nous traversons depuis plusieurs années, à interroger ce moment et la démocratie elle-même. Pour Carrie Mae Weems, la démocratie est menacée aux États-Unis, comme en Europe et dans le reste du Monde. La montée de l’extrême droite, déterminée à mettre un terme à toute forme d’intégration et d’inclusion, est plus que problématique…

Souvent reconnue comme une photographe contemporaine de premier plan, « The Shape of Things » montre que le travail de Carrie Mae Weems est bien plus que cela. Le programme conjugue en effet la photo, la vidéo, le film, la peinture, l’installation dans une mise en scène exceptionnelle qui habite avec force les espaces de la Mécanique générale.

Si Hans Ulrich Obrist considère « The Shape of Things » comme « l’invention d’une nouvelle forme de rétrospective », l’exposition n’a pas réllement cette une vocation, même si réunit des thèmes récurrents dans la carrière de Carrie Mae Weems.

Au cœur du parcours, les visiteurs sont attirés irrésistiblement vers un cyclorama, pièce maîtresse de « The Shape of Things ». Un film de 40 minutes en sept parties est projeté sur un imposant écran incurvé dans un espace circulaire délimité par de lourds rideaux bleus. Il débute avec l’artiste plasticienne, chorégraphe et écrivaine Okwui Okpokwasili, assise sur une chaise. Des papiers tombent tout autour d’elle. Carrie Mae Weems, narratrice de toutes les séquences du film, commence ainsi :
« Une femme se tient au dégel de l’hiver, au début du printemps, réfléchissant, méditant, contemplant le passé et imaginant l’avenir.
D’un seul pas, elle pourrait être dans le futur, dans le passé ou dans l’instant présent. Mais pour en arriver à ce moment présent, elle doit se retrourner vers le paysage de la mémoire
 »…

Dans une conversation avec Maja Hoffmann, l’artiste précise : « (…) c’est un projet vidéo en sept parties qui se superposent comme une série sur des thèmes qui me hantent, me dérangent, me passionnent depuis des décennies. Ça n’a pas commencé hier… mais il traite aussi du présent, de la politique américaine avec la montée de l’extrême droite, de la violence, du racisme. L’ensemble est interconnecté. Je puise dans mes propres archives – non seulement des images et des vidéos, mais aussi des voix, des récits et des textes -, je les utilise et les réutilise pour réinventer une expression. (…) Les thèmes sont ancrés dans l’histoire et dans l’actualité des États-Unis. Mais dans plusieurs pays européens, par exemple en France, l’immigration est un sujet majeur, qui oblige à se confronter et à négocier les conséquences du colonialisme dans toutes ses dimensions ».

Avant d’atteindre ce cyclorama, les visiteurs·euses auront croisé au travers de deux installations le souvenir de Fred Hampton, un militant des Black Panthers assassiné par la police de Chicago en 1969 (A case of Study) et celui d’Okwui Enwezor, poète, critique d’art et curateur américano-nigérian qu’ils/elles retrouveront un peu plus loin (The In Between). Sans doute auront-ils/elles été dubitatifs devant des représentations de « dispositifs d’écoute » aujourd’hui désuets (Listening Devices).

Ensuite, une série de photographies en noir et blanc de la famille de Weems (Family Pictures and Stories) contraste avec trois grands tirages pigmentaires abstraits qui brouillent le regard. S’agit-il de peinture ou de photographie ? Il faut un peu d’attention pour comprendre que ces images de la série Painting the Town ont été réalisées à Portland après la mort de Georges Floyd.

Au fond de l’espace central, comment le pas être interloqué par l’immense papier peint (Remember to Dream) et intrigué par la fauteuil d’enfant, le piano-jouet et la partition de « Lift Every Voice and Sing » ?

Sur la droite, deux mégaphones, chaises et podium (Seat or Stand and Speak) invitent les visiteurs·euses à prendre la parole et à se faire entendre… Avec cette installation que l’on trouve à plusieurs endroits du parcours, Weems interroge avec une insistance récurrente notre passivité collective et notre incapacité à briser le silence.

Dans un épisode de Let’s get personal, elle ajoute :
« La liberté, c’est la capacité à prendre des risques. C’est pouvoir prendre des risques. La plupart d’entre nous ne peuvent pas prendre des risques. On ne peut pas prendre la parole. On a peur des répercussions sur nombre de plateformes. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai créé cette œuvre, Sit or Stand and Speak, pour montrer que l’on a le pouvoir d’agir. Tout ce qui encourage la pleine expression de l’humanité se trouve du bon côté de l’histoire. Et tout ce qui déprécie notre humanité est du mauvais côté de l’histoire »…

Deux autres « attractions » complètent le « cirque politique » du cyclorama.

Lincoln, Lonnie and Me — A Story in 5 Parts met en œuvre un Pepper’s Ghost, une technique d’illusion d’optique utilisée notamment dans des spectacles de magie au XIXe siècle.
Dans une salle obscure, un écran est encadré par de lourds rideaux et protégé par une corde de velours rouge. L’installation met en scène Abraham Lincoln, président des États-Unis d’Amérique, Lonnie Graham, artiste, activiste et collaborateur occasionnel de Weems, et Carrie Mae Weems

Une deuxième salle de projection présente plusieurs éléments du Louisiana project. Dans six photographies en noir et blanc de la série Missing Links, Weems se représente en chapeau noir et gants blancs avec à chaque fois le masque d’un animal différent. Réalisé à l’occasion du bicentenaire de la vente de la Louisiane par la France aux les États-Unis, le projet fait, entre autres, écho à la célébration du Mardi gras à La Nouvelle-Orléans.

Dans la vidéo Meaning and Landscape Carrie Mae Weems utilise la technique du théâtre d’ombres pour montrer la domination, la servitude et l’esclavage exprimés par la danse et les gestes de soumission sexuelle.

À l’autre extrémité de l’espace, All Blue – À Contemplative Site (2011) apparaît comme un pendant et un contrepoint au cyclorama. « J’ai senti qu’au milieu de ce tourbillon de folie qui menace la démocratie, nous avions besoin d’un lieu pour la contemplation, la réflexion. J’ai donc conçu un espace à l’intérieur de l’espace », confie Weems à Hans Ulrich Obrist.

Carrie Mae Weems - All Blue - A Contemplative Site, 2011 - « The Shape of Things » - Luma Arles
Carrie Mae Weems – All Blue – A Contemplative Site, 2011 – « The Shape of Things » – Luma Arles

Au centre de plusieurs rangées de voilages transparents qui tombent du plafond, une porte fermée est installée en haut d’un escalier devant un ciel étoilé et une lune pleine… « Je peux vous accompagner jusqu’à la porte, mais il n’y a que vous qui puissiez décider d’entrer » semble-t-elle nous dire. Lors d’un entretien avec Judith Benhamou-Huet, Weems ajoutait : « D’une manière ou d’une autre, nous sommes tous en train de mourir. Si je peux simplement m’accrocher au souffle de mon humanité et l’offrir aux autres comme un espace d’habitation et de considération, alors je peux mourir avec facilité »…

Carrie Mae Weems - All Blue - A Contemplative Site, 2011 - « The Shape of Things » - Luma Arles
Carrie Mae Weems – All Blue – A Contemplative Site, 2011 – « The Shape of Things » – Luma Arles


Tout au long du parcours de l’exposition, Carrie Mae Weems propose une analyse sur la forme que prennent les choses (The Shape of Things) : celle d’un carrefour pour la démocratie, dans lequel l’anxiété des Blancs face au déclin de leur pouvoir, mais aussi celles des dominants, pourrait bien entraîner la fin de nos institutions politiques. Cependant, jamais Weems ne prescrit une voie à suivre.

Dans la série d’entretiens Let’s get personal disponibles sur le site de Luma Arles, elle se limite à poursuivre ainsi l’analyse : « Il y a beaucoup de forces autocratiques en jeu aux États-Unis. Comme c’est le cas, en général, en Occident. Une démocratie bourgeoise restreinte qui ne sert pas forcément… la moitié de sa population. Il faudrait repousser les limites en agissant, en militant, en contestant…. Mais dans l’ensemble, on a affaire à de vieilles formulations qui ont grandement besoin d’être repensées. Qui va faire ça ? Ce seront les jeunes qui ont de nouvelles idées et de nouvelles raisons de développer ce que l’on entend par démocratie ».

Plusieurs expositions européennes consacrées au travail de Carrie Mae Weems ont récemment eu lieu ou se déroulent actuellement en Europe. L’an dernier, A Great Turn in The Possible était exposé à la Fundación MAPFRE et à la Fundación Foto Colectania de Barcelone. Cet été, Barbican Center de Londres accueillait Reflections for No. Depuis la fin octobre, le Kunstmuseum Basel présente The Evidence of Things Not Seen.
Varying Shades of Brown sera proposé à la mi-novembre pour l’ouverture du Lindemann Performing Arts Center de la Brown University de Providence (Rhode Island).
Plusieurs des œuvres exposées dans « The Shape of Things » à la Mécanique Générale y sont également présentes.

Tom Eccles, Maya Hoffmann, Carrie Mae Weems et Vassilis Oikonomopoulos- « The Shape of Things » - Luma Arles
Tom Eccles, Maja Hoffmann, Carrie Mae Weems et Vassilis Oikonomopoulos- « The Shape of Things » – Luma Arles

Commissaires d’exposition : Vassilis Oikonomopoulos, directeur des expositions et des programmes et Tom Eccles, conseiller artistique.

Catalogue en anglais avec un avant-propos de Tom Eccles, des textes de Thomas Lax et Huey Copeland. La conversation entre Hans Ulrich Obrist et Carrie Mae Weems fait l’objet d’un tiré à part en français.

À lire, ci-dessous, le texte d’introduction à l’exposition et quelques repères biographiques extraits du dossier de presse.

En savoir plus :
Sur le site de Luma Arles
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Carrie Mae Weems
sur le site de la Jack Shainman Gallery

Carrie Mae Weems – « The Shape of Things » – Texte d’introduction

Carrie Mae Weems, dont la carrière s’étend sur plus de trente-cinq ans, interroge les relations familiales, les identités raciales et culturelles, le sexisme, les classes sociales, les systèmes politiques, ainsi que les incidences et les disparités des rapports de pouvoir.

Déterminée plus que jamais à entrer dans la composition – au sens propre comme au sens figuré – Weems entretient un dialogue ininterrompu au sein du discours contemporain, examinant ce qu’elle appelle, par un clin d’œil au poète et chercheur noir américain Amiri Baraka, « the changing same » [le même changeant].

Au cours de sa carrière artistique, Carrie Mae Weems a développé un corpus artistique complexe, qui combine photographies, textes, tissus, sons, images numériques, installations et vidéos. Son travail oscille entre l’interprétation d’images trouvées et la création de nouvelles photographies et films. Dans ses recherches actuelles, elle cherche à comprendre, à extraire de l’image, les conditions de l’existence. Son travail provoque un dilemme entre la personne qui regarde et le sujet, ce qui donne généralement lieu à une sensation d’inconfort et de trouble. The Shape of Things [La Forme des Choses] réunit des thèmes et des méthodes récurrents dans l’ensemble de l’œuvre de l’artiste.

Faisant appel à des techniques cinématographiques et à des effets spéciaux empruntés à des périodes antérieures, comme les dioramas, les attractions de foire et le fantôme de Pepper, The Shape of Things est une réflexion incisive, puissante, affective et critique sur des sujets à la fois profondément enracinés dans la culture et l’histoire américaines, et les événements explosifs de notre époque actuelle. Cet ensemble d’installations monumentales s’inscrit dans la continuité de l’engagement de LUMA Arles à produire des expositions complexes avec les artistes les plus remarquables de notre époque. Initiée par le Park Avenue Armory à New York en 2021, The Shape of Things revêt une forme renouvelée et enrichie pour LUMA Arles. Bien que la plupart des œuvres soient situées dans le contexte des États-Unis, elles permettent aisément d’établir des comparaisons avec les réalités politiques et sociales, et les bouleversements observés en Europe et dans d’autres régions du monde. Weems semble affirmer avec force la nécessité d’affronter les réalités de notre passé pour relever les défis contemporains.

Portrait de Carrie Mae Weems. © Rolex, Audoin Desforges
Courtesy of Carrie Mae Weems
Portrait de Carrie Mae Weems. © Rolex, Audoin Desforges Courtesy of Carrie Mae Weems

Carrie Mae Weems – Repères biographiques

Carrie Mae Weems, dont la carrière s’étend sur plus de trente-cinq ans, interroge les relations familiales, les identités raciales et culturelles, le sexisme, les classes sociales, les systèmes politiques, ainsi que les incidences et les disparités des rapports de pouvoir. Déterminée plus que jamais à entrer dans la composition — au sens propre comme au sens figuré —, Weems entretient un dialogue ininterrompu au sein du discours contemporain, examinant ce qu’elle appelle, par un clin d’œil au poète et chercheur noir américain Amiri Baraka, « the changing same » [le même changeant].

Dans un article du New York Times consacré à sa rétrospective, Holland Cotter écrit : « Madame Weems est ce qu’elle a toujours été, une superbe créatrice d’images et une force morale, concentrée et irrépressible. »

Weems a participé à de nombreuses expositions individuelles et collectives dans de grands musées nationaux et internationaux, parmi lesquels le Metropolitan Museum of Art, le Frist Center for Visual Art, le musée Guggenheim de New York, et le centre andalou d’art contemporain de Séville, en Espagne.

Weems a reçu de nombreuses récompenses, subventions et bourses, dont le prestigieux prix de Rome, le National Endowment of the Arts, les prix Herb-Alpert, Anonymous Was a Woman, et Tiffany. En 2012, Weems s’est vu remettre l’une des premières médailles d’art du département d’État des États-Unis en reconnaissance de son engagement dans le programme Art in Embassies.

En 2013, Weems a reçu la bourse MacArthur Genius, ainsi qu’un prix pour l’ensemble de sa carrière décerné par la fondation du Caucus noir du congrès américain. Elle a également reçu le prix BET Honors pour son travail de plasticienne, le prix Lucie Award de la photographie d’art, et compté parmi les quatre artistes mis à l’honneur lors du gala international du Guggenheim en 2014. Elle a obtenu le prix ICP Spotlights du Centre international de la photographie de New York, le prix W. E. B. Du Bois de l’université Harvard, ainsi que des diplômes honorifiques du California College of the Arts, de l’université Colgate, de Bowdoin College, de la School of Visual Arts, et de l’université de Syracuse.

Son travail apparaît dans des collections publiques et privées du monde entier, notamment au Metropolitan Museum of Art et Museum of Modern Art de New York, au musée des Beaux-Arts de Houston, au musée d’Art contemporain de Los Angeles et à la Tate Modern Londres.

Weems est représentée par la Jack Shainman Gallery depuis 2008 et est actuellement artiste en résidence au Park Avenue Armory. Elle vit à Syracuse, dans l’État de New York, avec son mari Jeffrey Hoone, directeur général de Light Work.

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