Résidences croisées Nord/Sud au Château de Servières

La Saison du dessin initiée il y a 10 ans par le Château de Servières prend chaque année un peu plus d’ampleur : après avoir irrigué le territoire méditerranéen, elle s’essaime en Picardie. Aujourd’hui elle réunit deux générations, Gabriel Folli (Amiens) et Dominique Angel (Marseille).

**Gabriel Folli – « Le plaisir au travail »**

En résidence au Château de Servières, Gabriel Folli s’est immergé dans la cité phocéenne pour faire se connecter Amiens et Marseille à travers une exposition conçue en deux volets. Une série de dessins hors format A4 et de dessins-collages démarrés en atelier pendant le confinement, mélange de différents papiers et sujets : l’enfance, le cinéma, l’architecture ; un travail in situ apposé à même le mur sous forme de fresque en perpétuelle évolution.

Ce qui frappe dès le premier regard est la maturité de son travail et la maitrise technique. Depuis 2015, date de l’obtention de son Master Art Théories et pratiques artistiques, mention très bien et félicitations du jury à l’UFR des Arts à Amiens, Gabriel Folli voue une prédilection pour le fusain et le crayon de couleur, la technique du collage n’apparaissant qu’en 2020. Et pour la diversité des supports qu’il recouvre (papier peint, tickets de caisse usagés, affiches) ou dont il réinvente les tracés (plans).

Parfois même il intervient sur des œuvres anciennes, les réactualise pour créer de nouvelles images, avouant apprécier « le hasard de la trouvaille pour amorcer de nouvelles séries, le côté un peu jauni des vieux papiers ». Ou des anciens Polaroïds qu’il manipule pour mettre en abime, comme dans Éloge du paysan, un grand format au fusain et à l’acrylique réalisé dans la nature picarde.

Un travail d’hybridation

Récupérés au hasard de ses pérégrinations dans le 4^ème arrondissement, de vieux meubles sont prétextes à des compositions volumétriques invitant le spectateur à se déplacer autour du dessin comme il le ferait pour une sculpture. Voir à ouvrir les tiroirs pour distinguer d’autres dessins dans le dessin. Gabriel Folli parle ainsi du « déplacement d’un dessin manipulable, de l’opportunité d’expérimenter soi-même le dessin, de sortir du papier pour aller vers l’installation ».

Ses interventions changent donc la nature de l’objet qui s’autonomise et offre plusieurs possibilités de présentation : « Je collecte, inventorie, assemble, construits et déconstruits les formes, joue avec les formats (…) La déconstruction appelle la renaissance ». Ainsi son « Studio View » qui peut potentiellement évoluer, meuble et livre-objet sur lesquels il intervient à l’envi, tout à la fois carnet de bord et croquis d’œuvres à venir né de son désir de ne rien jeter et de dévoiler son parcours de création.

Fresque in situ

De grande ampleur, son installation dessine un paysage fantasmé composé de paysages réels combinés et reliés entre eux par de savantes lignes architecturales. L’ensemble jouant sur la multiplicité des échelles et des points de vue sur Castellane, la Corniche, le fort Saint-Jean, la place d’Amiens… des quartiers et des architectures habités malgré l’absence de figures humaines. Si Gabriel Folli pratique le dessin grand format (2 x 3 m), la création de cet « environnement » est une première où se mêlent dessins à l’encre de chine, techniques mixtes et fusain sur papier vierge, le fusain lui permettant d’approfondir les effets de matière, d’épaisseur, de jouer sur les nuances de noir, de gris et de blanc. Visiblement très inspiré par notre territoire, Gabriel Folli a su incarner un paysage flottant et évolutif au gré de futures incursions, ici ou ailleurs…

**Dominique Angel – « Pièces supplémentaires »**

Le dessin comme travail en mouvement

Pièces supplémentaires, le titre de la nouvelle exposition de Dominique Angel ne laisse aucun doute ! Il nous promet de révéler un pan méconnu de son travail. Notre curiosité, piquée au vif, n’est pas déçue face aux 72 œuvres qui préfigurent ses célèbres « assemblages ». Rien d’étonnant, donc, si l’on retrouve dans ses dessins le vocabulaire formel développé dans ses sculptures, photographies ou vidéos. À la différence, explique Dominique Angel, que « les dessins s’inscrivent de point de vue classique dans un processus de travail. La plupart sont des projets dont certains sont restés en l’état et d’autres ont été réalisés », avant d’ajouter, songeur : « Ils représentent un moment de rêverie dans mon travail par rapport à la sculpture ». Classique ? Pas vraiment car ses dessins dépassent leur rôle de croquis ou d’étude pour lui permettre « de penser son travail ». Comme l’édition du roman Des Clopinettes publié chez Images en Manœuvre à partir d’une mini-série de dessins qui révèlent les secrets du bronze…

Dominique Angel, Pièces supplémentaires – Vue d’exposition, Château de Servières, 2023 – La Saison du Dessin. Photo ©Jean-Christophe Lett

Le dessin apporte une grande liberté à l’artiste qui trace sur différents formats son vocabulaire de prédilection – sphère, cône, triangle, carré – au pastel et à la craie, à la gouache ou à l’aquarelle rehaussée de mine de plomb. L’ensemble souvent annoté à la main et augmenté d’autres dessins. Sur une vaste cimaise plusieurs périodes et plusieurs séries témoignent de ses recherches et de leur évolution, en même temps que leur cohérence. Quand il évoque le travail au fusain, sa texture et son possible effacement, il cite volontiers Matisse, avant de bifurquer vers le Burkina Faso où, en 2015, il a dessiné et fabriqué une œuvre avec les artistes burkinabés. « Une expérience inoubliable » qui l’a marqué durablement.

Dominique Angel, Pièces supplémentaires – Vue d’exposition, Château de Servières, 2023 – La Saison du Dessin. Photo ©Jean-Christophe Lett

Au sol, le dessin Tour de force est né en 1994 d’un travail de sculpteur, une pièce minimaliste composée de grandes plaques de plâtre coulées sur du marbre avec la rouille pour couleur, puis dessinées en 2023 pour satisfaire son envie de raconter des histoires. Tel est le lien indéfectible qui l’unit au dessin où dialoguent, pêle-mêle, les objets et les volumes (tabourets, caisses) et les formes organiques. Dans l’espace consacré aux travaux récents, les dessins ont valeur de témoins d’œuvres détruites au cours de ses performances, de son retour à la terre crue façonnée, moulée et assemblée selon des techniques anciennes d’assemblage pour cause de monumentalité. « Une protestation contre la situation de l’art et de la disparition des œuvres » dont il reste les dessins et une vidéo réalisée durant ses performances. Un processus de destruction annoncée formalisé dès l’intention : « je projette, j’écris, je fabrique des maquettes mais l’œuvre finale peut être totalement différente. À l’échelle de la main et de l’œil, l’émotion est intime ». Quant à la destruction elle-même, si le geste est violent, parfois Dominique Angel se plaît à « reconstruire une ruine à partir des éléments détruits ».