L’Europe et l’Occident à la marge


Le Mucem se distancie du récit européocentré pour raconter Une autre histoire du monde. Une traversée aussi érudite que passionnante.

Fabrice Argounès, Camille Faucourt et Pierre Singaravélou croisent leurs savoirs pour écrire une autre histoire du monde où l’Europe et l’Occident ne seraient plus le centre du monde. L’idée originelle de l’exposition remonte à 2018, à l’occasion d’un projet sur la colonisation ayant pour postulat de prendre le contre-point à la lecture proposée par les occidentaux. D’où l’idée de déplacer aujourd’hui encore le regard, de raconter l’Histoire mondiale en s’affranchissant de la vision d’un Occident au rôle prédominant. Vision actuellement remise en cause selon les commissaires.

Conçue comme une balade dans différentes civilisations et empires du XIIIe au XXIe siècle, l’exposition s’appuie sur plus de 150 cartes, sculptures, peintures, textiles, objets archéologiques, manuscrits et arts décoratifs qui révèlent « l’infinie diversité des expériences africaines, asiatiques, amérindiennes et océaniennes ».  Rarement une exposition aura permis d’embrasser l’histoire mondiale à travers autant de canaux artistiques, patrimoniaux, symboliques, littéraires et ethnographiques. L’ensemble se développe en cinq sections thématiques : Les espaces-temps du monde ; La multiplicité des explorations et des mondialisations ; Altérités plurielles ; Face au « vol de l’histoire » ; Réécritures contemporaines de l’histoire.

La Vraie Carte du monde. Chéri Samba (né en 1956). 2011. Acrylique et paillettes sur toile. Collection fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris © Galerie MAGNIN-A, photo : Florian Kleinefenn
La Vraie Carte du monde. Chéri Samba (né en 1956). 2011. Acrylique et paillettes sur toile. Collection fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris © Galerie MAGNIN-A, photo : Florian Kleinefenn

Sections introduites par deux œuvres en miroir pour mieux affirmer le propos : La vraie carte du monde de l’artiste congolais Chéri Samba (2011) et l’Allégorie à la gloire de Napoléon. Clio montre aux nations les faits mémorables de son règne d’Alexandre Véron-Bellecourt (XIXe).

Allégorie à la gloire de Napoléon. Clio montre aux nations les faits mémorables de son règne.Alexandre Véron-Bellecourt (1773-1849). Paris. Premier quart du XIXe siècle.Huile sur toile. Musée du Louvre – département des Peintures, Paris © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux
Allégorie à la gloire de Napoléon. Clio montre aux nations les faits mémorables de son règne.Alexandre Véron-Bellecourt (1773-1849). Paris. Premier quart du XIXe siècle.Huile sur toile. Musée du Louvre – département des Peintures, Paris © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux

L’Europe au premier rang 

Si, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle,  l’Europe s’est conféré le premier rôle dans le récit universaliste, les cartes coréenne et marocaine et autres calendrier divinatoire béninois, carte de navigation océanienne, calendrier perpétuel turc, peinture cosmologique des Indes ou khipu inca témoignent de la présence de représentations du temps et de l’espace. Les récits et les chronologies s’écrivent, se dessinent, se cartographient mais se partagent également oralement : en témoigne les enregistrements de chants Gnawa, mongols et canaques diffusés dans de mini-auditoriums. La séquence marque ainsi la volonté des commissaires de procéder à un retour aux fondamentaux, de désorienter le visiteur en le déplaçant du centre du monde – notamment avec l’œuvre Globus B de Latifa Echakhch de 2010 représentant un planisphère en papier froissé et vernis réduit à une boule informe -, de ne pas hiérarchiser l’histoire écrite et sonore.

Latifa Echakhch - Globus B, 2010 - Une autre histoire du monde au Mucem
Latifa Echakhch – Globus B, 2010 – Une autre histoire du monde au Mucem

Les premières formes de mondialisation 

Contrairement aux idées reçues, la mondialisation n’est pas un processus contemporain, elle a existé avant les empires coloniaux et l’expansion européenne ! Les sources balayent l’idée du « prétendu exceptionnalisme des grandes découvertes européennes » en restituant le rôle décisif des moines bouddhistes et des diplomates chinois,  des navigateurs africains, arabes ou mélanésiens. Alors même que l’histoire occidentale n’a retenu que Christophe Colomb, Vasco de Gama, Magellan ou James Cook… À cet égard, l’œuvre monumentale de l’artiste indienne N. Pushpamala, The Arrival of Vasco de Gama (2014), en est une formidable illustration qui représente des comédiens en lieu et place des célèbres navigateurs, déconstruisant l’histoire des « grandes découvertes ». Le récit est mis à mal à travers ouvrages anciens, objets, tentures murales, manuscrits, maquettes de bateaux (frêles embarcations dénommées pirogues ou canoës pour minorer la culture de l’Autre), lettres manuscrites ou planisphères. Des documents rares ou inédits, rarement exposés, prêtés par les musées, les collections privées ou la Bibliothèque nationale de France.

The Arrival of Vasco de Gama. Pushpamala N. (née en 1956). Bangalore, Inde. 2014. Tirage d’exposition. Courtoisie de l’artiste et Nature morte, Delhi © Pushpamala N. / Nature morte, New Delhi
The Arrival of Vasco de Gama. Pushpamala N. (née en 1956). Bangalore, Inde. 2014. Tirage d’exposition. Courtoisie de l’artiste et Nature morte, Delhi © Pushpamala N. / Nature morte, New Delhi

Parfois, grâce aux échanges, l’historiographie occidentale se défocalise et les cartographies témoignent de ces visions du monde hybrides ou superposées, des savoirs géographiques et maritimes des peuples indigènes (carte dite de Tupaïa, explorateur polynésien qui a guidé le britannique James Cook). 

Une forme d’occidentalisme

Cette section prend à rebours les phénomènes savants, artistiques et littéraires de l’orientalisme, de l’africanisme, de l’américanisme , etc., en vogue en Occident depuis le XVIIIe siècle en s’appuyant sur les représentations de l’homme blanc dans des récits autochtones, des ouvrages d’art et d’architecture. Et des objets traditionnels : plaque figurative du Bénin en alliage cuivreux , paravent chinois en laque gravée, peinte et dorée, bouclier de Zanzibar en peau de rhinocéros réalisé d’après un modèle omanais… Comme si l’idée d’exotisme cher aux occidentaux avait irrigué les quatre coins de la planère, se concrétisant dans des portraits d’officiels, de missionnaires et toutes sortes de cadeaux diplomatiques à destination des européens. Figurines ou costumes témoignent de cette fascination inversée, mais l’exemple le plus probant est sans doute la série de trois estampes japonaises représentant étant Paris, Nankin et Londres où s’entremêlent réalité et fantasme.

« Bankoku Meisho Zukushi no Uchi » [Énumération complète des lieux célèbres des pays étrangers], Paris, capitale de la France. Utagawa Yoshitora (1836-1880). Japon, 1862-1863, époque d’Edo, empereur Kōmei Tennō (1846-1867). Estampe. Musée national des Arts asiatiques - Guimet, Paris © RMN-Grand Palais (MNAAG, Paris) / Thierry Ollivier
« Bankoku Meisho Zukushi no Uchi » [Énumération complète des lieux célèbres des pays étrangers], Paris, capitale de la France. Utagawa Yoshitora (1836-1880). Japon, 1862-1863, époque d’Edo, empereur Kōmei Tennō (1846-1867). Estampe. Musée national des Arts asiatiques – Guimet, Paris © RMN-Grand Palais (MNAAG, Paris) / Thierry Ollivier

La déshistorisation des peuples

Le « vol de l’histoire » est une notion à double sens, d’une part la volonté européenne de faire croire aux peuples qu’ils ne font pas partie de l’Histoire mondiale  et, d’autre part la captation des objets. Avant même la captation, les colonisateurs ont détruit ou effacé les sources vernaculaires, tels les codex mexicains brûlés par l’église catholique. Chaque destruction, effacement et captation a produit des effets sans précédent sur les populations comme le souligne quelques objets rescapés. L’histoire des peuples dits « sans histoire » a été annihilée et parfois réécrite par les savants européens. Face à ce déni de grande ampleur, en réaction à leur invisibilité, certains peuples se sont élevés « en conservant leurs propres pratiques sociales  et culturelles ou en s’appropriant et en détournant les concepts et outils importés par les colonisateurs ». Le récit historique devient alors un outil de résistance sous la forme d’estampes populaires ou de chroniques illustrées. 

Réécritures contemporaines de l’histoire

Pour clore cette foisonnante démonstration, une poignée d’œuvres – seul regret, la section est beaucoup moins documentée – démontre l’émergence post-coloniale de récits historiques régionaux et nationaux construits par les peuples en opposition à la vision européocentrée du passé. Récits mais aussi œuvres artistiques  qui interrogent la fabrique de l’histoire : portraits de la série Amazones de Roméo Mivekannin, photographies des monuments à la gloire des états du Bostwana, de Namibie ou du Sénégal par Che Onejoon. Sans oublier les affiches de films indiens, blockbusters à la sauce hollywoodienne, aux discours nationalistes. Une autre histoire du monde est en chemin…

Adonon, série « Amazones ». Roméo Mivekannin (né en 1986). 2020. Acrylique et bain d’élixir sur toile libre. Courtoisie de l’artiste et galerie Cécile Fakhoury, Paris © Adagp, Paris, 2023
Adonon, série « Amazones ». Roméo Mivekannin (né en 1986). 2020. Acrylique et bain d’élixir sur toile libre. Courtoisie de l’artiste et galerie Cécile Fakhoury, Paris © Adagp, Paris, 2023
Projet « Mansudae Master Class ». Senegal, African Renaissance, Dakar 2013. Che Onejoon (né en 1979). Achevé en 2018. Tirages jet d’encre sur papier. Musée du quai Branly – Jacques Chirac, Paris (résidence Photoquai, 2012). Programme réalisé avec le soutien de la Fondation d'entreprise Total © Che Onejoon
Projet « Mansudae Master Class ». Senegal, African Renaissance, Dakar 2013. Che Onejoon (né en 1979). Achevé en 2018. Tirages jet d’encre sur papier. Musée du quai Branly – Jacques Chirac, Paris (résidence Photoquai, 2012). Programme réalisé avec le soutien de la Fondation d’entreprise Total © Che Onejoon

Une autre histoire du monde, Mucem, Marseille, jusqu’au 11 mars 2024
Catalogue Une autre histoire du monde, sous la direction de Fabrice Argounès, Camille Faucourt et Pierre Singaravélou , coédition Gallimard-Mucem, 200 pages, 26,50 €.

Fabrice Argounès, géographe spécialiste d’Histoire des savoirs cartographiques et géopolitiques, enseignant à l’université de Rouen et commissaire d’exposition.
Camille Faucourt, conservatrice, responsable du pôle Mobilités et Métissages, Mucem
Pierre Singaravélou, historien spécialiste des empires coloniaux, professeur au King’s College de Londres et à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne.

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