Jusqu’au 22 décembre 2023, Chloé Viton et Geoffrey Badel, ou plus exactement Ziti & Orzo invitent celles et ceux qui rejoindront le Frac Occitanie Montpellier à passer en mode Noclip pour quitter le cours du jeu et accéder à leur Manila Room…
Vincenzo Valentino Susca, sociologue de l’imaginaire et médiologue à l’université Paul-Valéry Montpellier annonce dans le texte qui accompagne cette creepypasta de Ziti & Orzo :
« Que ce soit clair : ceci n’est pas une exposition. À la limite, nous sommes dans les entrailles d’un cabinet de curiosité monstrueux dans le sens étymologique ambiguë du mot montrer, monstrare en latin mettre devant les yeux comme un avertissement céleste et un prodige, là où l’épouvantable et le merveilleux se confondent ».
Un peu avant, il avertit : « Attention : il n’y a pas d’entrée ni de sortie. C’est d’une traversée entre fragments cryptiques, bruyants et dispersés dont il s’agit », avant de poser ces questions énigmatiques :
« Savez-vous coudre et panser ?
Êtes-vous à même d’être pensé·es plutôt que de penser ?
Êtes-vous prêt-es à traduire et détourner, fermer les yeux et toucher des fantasmagories ?
Voudriez-vous aider Ziti & Orzo à déplacer la housse mortuaire sur la table d’autopsie ? »
On pourrait terminer ici cette chronique et inviter ses lecteurs·trices à rejoindre la Backroom de la rue Rambaud à Montpellier…
Nul doute que cela suffira à motiver celles et ceux qui connaissent les creepypastas, ces histoires effrayantes qui circulent sur Internet.
Pour les autres, il n’est pas certain que le texte de Vincenzo Valentino Susca, reproduit ci-dessous, soit suffisamment éclairant…
On se permettra donc quelques explications sur ce qui a conduit Ziti & Orzo vers cette Manila Room.
Diplômé·es de l’École supérieure des beaux-arts de Montpellier en 2017 et membres fondateurs du Collectif In Extremis, Chloé Viton et Geoffrey Badel occupent le même atelier à Montpellier et ont multiplié les collaborations.
Partageant plusieurs centres d’intérêt et une certaine forme d’humour, les deux artistes répondent ensemble à un appel à candidatures lancé en 2022 par Nicolas Dubourg et Emmanuel Latreille pour une résidence croisée d’une année entre l’université Paul-Valéry et le Frac Occitanie Montpellier.
Chloé Viton et Geoffrey Badel proposent un projet de recherche autour des creepypastas, ces légendes urbaines cauchemaresques que se propagent essentiellement sur internet. Si le duo a en commun un intérêt marqué pour la littérature et les films d’horreur, leur connaissance de l’univers des creepypastas est assez schématique.
Pour celles et ceux qui ignorent ce qui se cache derrière ces creepypastas, on renvoie aux nombreux sites disponibles sur le web et on reprend la définition proposée par Wikipédia :
« Creepypasta est un mot-valise anglophone (également utilisé en français), formé des termes creepy (effrayant) et copy-paste (copier-coller, désignant un texte largement copié et diffusé sur internet), apparu vers 2007 et devenu populaire à partir de 2010, désignant des histoires “angoissantes” (creepy) diffusées sur Internet ».
Une creepypasta débute généralement avec la publication sur les réseaux d’un texte, d’une image, d’un son ou d’une vidéo par un internaute anonyme. Partagé plusieurs fois, ce post est augmenté de commentaires et de spéculations qui finissent par construire une histoire. Ces récits cultivent fréquemment l’ambiguïté entre le réel et la fiction et peuvent parfois déborder dans la réalité.
Pour étudier ce terrain, Chloé Viton et Geoffrey Badel imaginent deux alter ego nommés Ziti & Orzo en référence à la version pâtes alimentaires du pasta et non à celle du copy-paste. Ziti & Orzo créent alors chacun cinq comptes sur les principaux réseaux sociaux où une première vidéo est mise en ligne en direction des communautés de fans de creepypastas…
En parallèle des légendes qui se construisaient avec la complicité d’anonymes sur les réseaux, les deux artistes sont aussi partis à leur recherche. « Pendant un an, on a creusé dans nos inconscients », confient Ziti & Orzo. En réinjectant leurs phobies et leurs peurs, Chloé Viton et Geoffrey Badel font l’expérience de l’hypnose, de l’astrologie et de la psilocybine (un hallucinogène aux effets similaires à ceux du LSD)… Les deux artistes décident aussi d’interroger les raisons qui motivent la création des récits horrifiques depuis l’antiquité et pourquoi on y retrouve toujours, peu ou prou, les mêmes schémas et les mêmes structures narratives.
Leurs aventures virtuelles marquent un premier débordement dans la réalité à la fin du mois d’octobre à l’Université Paul-Valéry, avec Into the Rabbit Hole. Autour et dans le Théâtre de la Vignette, leurs visages cachés par des masques inquiétants, Ziti & Orzo enchainent avec la participation du public une exhumation, une procession et une célébration où ils psalmodient « les traces sédimentées par leurs followers sur les réseaux sociaux, puis celles induites dans le cadre des voyages psychosensoriels »…
The Manila Room – A creepypasta by Ziti & Orzo – Photo : Christian Perez / FRAC Occitanie Montpellier
On les retrouve dans la soirée du 9 novembre. Ziti & Orzo arrivent rue Rambaud dans un break couleur sable. Ils en sortent une house mortuaire ressemblant à celle déterrée devant la vieille grange de l’Université Paul-Valéry. Après quelques pas de danse, ils passent en mode Noclip pour pénétrer dans la Manila Room.
L’espace d’exposition du Frac Occitanie Montpellier est passé dans une dimension parallèle. De grandes pièces vides s’enchaînent. Les murs sont tapissés d’un papier peint jauni, similaire au papier manille de couleur Kraft. Le sol est recouvert d’une vieille moquette. Éclairé par des tubes fluo, le lieu évoque un open space abandonné qui donne une sensation de déjà-vu.
The Manila Room – A creepypasta by Ziti & Orzo au Frac Occitanie Montpellier – Photo : Christian Perez / FRAC Occitanie Montpellier
Au centre de cette anomalie spatiale, Ziti & Orzo déposent leur sac mortuaire sur une table de dissection. Au milieu d’un amas de pâtes alimentaires, le duo en extrait avec précaution des phylactères/pâtes où sont reproduites les contributions de leurs followers sur les réseaux sociaux.
En déambulant dans la Manila Room, on commence par découvrir un grand tirage photographique qui montre Ziti & Orzo en train de creuser leur Rabbit Hole sur le campus de l’Université Paul-Valéry.
Un peu plus loin, on retrouve la table de dissection utilisée par le duo le 9 novembre et les messages extraits de leur housse mortuaire.
Les matrices en plâtre des masques portés par Ziti & Orzo sont creusées dans un mur de la Manila Room. Suggèrent-elles que c’est ici que les deux artistes ont réussi à sortir de cette anomalie spatiale isolée dans les Backrooms ?
Sur un portant, six masques en latex témoignent de leur passage et peut-être de l’abandon de leurs Doppelgänger, ces doubles fantomatiques, jumeaux maléfiques de leurs creepypastas…
Dans le même espace, les 50 parapluies distribués au public pour Into the Rabbit Hole au Théâtre de la Vignette sont rangés avec soin dans des portes-fusil…
En continuant à explorer la Manila Room, on a la curieuse impression que l’espace se rétrécit. Autour d’un pilier, deux dessins muraux réalisés au fusain reproduisent ceux exécutés sous hypnose par les deux artistes. Un écran vertical présente l’enregistrement du spectacle Into the Rabbit Hole présenté le 24 octobre 2023 au théâtre de La Vignette…
Looking for alter ego’s psyche. Dessin mural réalisé sous hypnose, fusain Dimensions variables
2023 et Into the Rabbit Hole (live screen shot) Film, couleur, son Live enregistré du spectacle Into the Rabbit Hole présenté le 24 octobre 2023 au théâtre de La Vignette, Montpellier – The Manila Room au Frac Occitanie Montpellier
Au fond à droite, une trappe métallique posée au sol n’est pas signalée sur la feuille de salle… Sans doute conduit-elle à un second niveau de la Manila Room…
Bien entendu, on ne peut que conseiller d’aller faire l’expérience de ce « labyrinthe de l’imaginaire » pour y entendre peut-être la « poésie de la peur » que nous propose Ziti & Orzo.
Mais attention, c’est au risque de « Staying with the creepy / Rester dans l’épouvante »…
En effet, si on lit avec attention l’article « The Manila Room » du Backrooms Wiki hébergé par le site Fandom, on apprend que cette anomalie spatiale « semble générer des vagabonds isolés et solitaires qu’elle attire inconsciemment. Si un individu voyage seul assez longtemps, sa sensibilité à la Manila Room augmente. (…) Même s’il y a une sortie, les individus se sentiront fortement enclins à rester. (…) La Manila Room connaît également des périodes de lumière nulle. Au cours de ces phases, qui durent quelques heures, des sons lointains de voix et de machines ont été signalés émanant des murs. (…) Des coups répétitifs, qui ont tendance à faire le tour de la pièce sont susceptibles de se produire lorsque les individus piégés sont en détresse émotionnelle »…
Programmée par Emmanuel Latreille, cette exposition a été accompagnée par Éric Mangion et l’équipe du Frac. Elle est coproduite par le Centre Culturel Universitaire Paul-Valéry et Frac Occitanie Montpellier.
À lire, ci-dessous, le texte de Vincenzo Valentino Susca.
En savoir plus :
Sur le site du Frac Occitanie Montpellier
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Sur le site de Chloé Viton
Sur le site de Geoffrey Badel
À propos des creepypastas sur Fandom
Staying with the creepy
Labyrinthe de l’imaginaire, poésie de la peur
Ziti & Orzo, on les avalt croisés à la fin d’octobre 2023, autour du théâtre de La Vignette, entre les endroits cachés de l’université Paul-Valéry et ceux de notre Imaginaire – ou bien s’agissait-il d’il y a quelques semaines? Mois? Années ? Plus probablement, ils habitaient depuis longtemps les interstices secrets de nos plus sombres univers parallèles. Ces dimensions sont désormais ici, au Frac. Elles vivent et prolifèrent entre nous. C’est pourquoi, sans les connaitre, Ziti & Orzo nous sont étrangement familiers. On a vu ces personnes bizarres personne, du latin persona: masque emmener quelque part un objet mystérieux, un sac, mieux encore, une housse mortuaire, comme la valise du film Le Charme discret de la bourgeoisie par Buñuel (1972), sauf que cette fois-ci il n’y avait ni de bourgeois, ni de valise.
Qu’est-ce qu’il y a à l’intérieur du contenant en question ? Ce pourrait être le mystère le plus redoutable du monde, mais aussi rien du tout, juste le lourd poids de l’être qui frôle le néant. Une sorte de nihilisme accompli. Dans une époque marquée par la médiatisation de l’existence, dans laquelle les médias et les identités digitales précèdent et transcendent notre vie physique, nos artistes investissent l’espace matériel en synergie avec les imaginaires numériques et leurs troublantes fantasmagories.
Selon les rumeurs, il y a eu et il y aura à nouveau un rite puissant et dérangeant au début de l’automne, on retrouvera des followers anonymes à côté d’un public apparemment normal, des dissonances, des paraplules, des cartographies de l’inconscient et d’autres vibrantes traces à décrypter vers la découverte d’une histoire aux frontières entre la fiction, le cauchemar et le réel.
Sans doute, qu’on le veuille ou non, cette histoire a aussi à voir avec la nôtre. Maintenant. bien que visible seulement de manière relative, elle est toute là, pour les esprits les plus avertis. Il faut avoir le courage et la lucidité d’en franchir les portes et les écrans. Que s’est-il passé entre la vieille grange de l’université Paul-Valéry, les séances d’hypnose auxquelles Ziti et Orzo se sont consacré-es et la table d’autopsie exposée au Frac?
Commencé il y a un an, l’œuvre totale en question a pris des formes étranges et multiples, mélant les récits maléfiques des espaces virtuels à nos dystopies quotidiennes. Sa conclusion demeure encore à venir. Sans doute, ce ne sera pas un happy end. Comme une histoire suspendue, elle est en attente d’être non pas résolue, mais tout simplement dévoilée. Il faudra faire avec. Staying with the trouble, dirait la philosophe américaine Donna Haraway. Staying with the creepy, avec Ziti & Orzo.
Attention: il n’y pas d’entrée ni de sortie. C’est d’une traversée entre fragments cryptiques, bruyants et dispersés dont il s’agit.
Savez-vous coudre et panser?
Étes-vous à même d’être pensé·es plutôt que de penser?
Êtes-vous prêt-es à traduire et détourner, fermer les yeux et toucher des fantasmagories?
Voudriez-vous aider Ziti & Orzo à déplacer la housse mortuaire sur la table d’autopsie?
Il y a là, urgente et dangereuse, dans le socle du dernier film de David Cronenberg Crimes of the Future (2022). la seule opération possible qui nous reste
Que ce soit clair: ceci n’est pas une exposition. À la limite, nous sommes dans les entrailles d’un cabinet de curiosité monstrueux dans le sens étymologique ambigue du mot montrer, monstrare en latin mettre devant les yeux comme un avertissement céleste et un prodige, là où l’épouvantable et le merveilleux se confondent
Dans un monde petri d’horreurs, il y a encore l’espace et le temps pour l’errance : errer parmi des erreurs afin d’entrevoir les seuils du réel et les spectres de l’inimaginable Voici The Manlia Room, la première ébauche d’une zone liminale entre les lumières noires de la vie numérique et l’effrayant vide d’une dystopie bien matérielle, là où on n’est plus dans les médias, ni dans un endroit simplement physique, mais dans un au-dela contradictoire out of the blue. Il s’agit d’une creepypasta hors de sol, une scene ouverte aux fissures cachées et profondes qui nous invite à nous précipiter dans abime de notre monde, avec les pieds sur terre et l’esprit tâtonnant
Nous sommes en face, ou bien à l’intérieur, d’une architecture lugubre et complexe dont la dimension familière nous inquiete et l’inquiétant nous fascine. On ne peut pas resister à son magnétisme subliminal. Ses chambres nous emmènent sans appel à explorer l’inconscient du lieu, celui des artistes et… le nôtre. Alors que l’œuvre d’art se dissout ici dans un dispositif totalisant, nous perdons toute référence vis-à-vis de la direction à suivre : et si la vérité était obscène ? À bien des égards, il n’y a pas trop de choix : seuls Ziti et Orzo nous conduiront dans ces chemins qui mènent back, behind, beyond, par- delà le bon, le beau et le juste. Si habiter le monde constitue une emprise impossible, l’impossible devient notre dernière possibilité d’existence. Dans un tremblement initiatique, confus avec nos doppelgänger.
En mode Noclip, entre la légende et le quotidien, envoutées par un déjà vu étonnant dense de différences dans la répétition, nous sommes disloquées du royaume numérique et des jeux vidéo vers notre réalité matérielle, et inversement.
Bienvenue dans la première backroom que l’on peut toucher et qu’il faut parcourir en chair et en os, couche après couche, pour découvrir les arrière-salles de notre imaginaire. Au milieu des catastrophes et des accidents qui ponctuent notre présent. il faut bien apprendre à plonger dans l’anomalie, un pas au-delà de la frayeur. Maitres d’un open space paradoxal aux nuances mythiques et dont le design s’avère sinistre, Ziti et Orzo sont les entités à suivre pour enfin caresser ces spectres qui nous hantent, et leur donner un corps, un foyer, une vie extra-ordinaire. Ce n’est plus un monde virtuel, mais le nôtre, un autre, à recréer ensemble, quitte à perdre nos repères classiques.
Tout cela est vraiment creepy, mais n’ayez pas peur tout en ayant peur!
« Le moment est venu de ne plus avoir peur de la peur », semblent chuchoter les pièces, les objets et les images de ce labyrinthe démembré, sombre et intimiste.
Ici plus que jamais, choc après choc,
The medium is the message, le médium, c’est le message on peut habiter la peur jusqu’à en faire une poésie du quotidien.
Bye bye comfort zone,
Vincenzo Valentino Susca
Sociologue de l’imaginaire et médiologue, Université Paul-Valéry Montpellier