Jusqu’au 21 avril 2024, le Musée Fabre présente « Christian Jaccard, une collection », une quarantaine d’œuvres entrées dans le fonds du musée depuis 2021.
Remarquablement construit, l’accrochage commence dans l’atrium Richier puis se développe dans les quatre salles voûtées du premier étage. Il montre la richesse et l’originalité d’une « œuvre singulière qui défie le commentaire et la rêverie » et son évolution depuis les années 1970.
Proche de la constellation d’artistes liés au mouvement Supports/Surfaces et ami de Claude Viallat, Christian Jaccard reste un artiste à part dont le travail a souvent laissé les critiques sans mots. Dans un surprenant et savoureux article pour le catalogue, l’écrivain, poète et essayiste, Alain Borer commence ainsi sa contribution :
« Jaccard a tellement réfléchi sur l’art qu’il se retrouve au-delà. Ce qui caractérise l’art de Jaccard, c’est qu’il ne se réduit à aucune école, à aucun mouvement, à aucune catégorie : il est en art dépassé, comme on dit en coma dépassé. Cet au-delà conceptuel est notre là : nous en sommes là de « l’Art », à l’extrême contemporain des avant-gardes – où même ces mots appartiennent au passé ».
Montrer la complexité et le foisonnement du travail de Christian Jaccard est un défi téméraire que relève avec audace et succès l’équipe du musée Fabre. En s’appuyant sur un ensemble d’œuvres judicieusement choisies qui s’échelonnent de 1970 à 2017, les commissaires ont imaginé une « exposition pour dénouer l’œuvre ».
Le nœud et le feu sont au cœur d’un œuvre traversé par les ignitions et le « concept supranodal » imaginé par l’artiste.
L’atrium Richier montre un ensemble de pièces souvent spectaculaires qui ne pouvaient pas trouver leur place dans les salles voutées du premier étage. Dans ce vaste espace, l’accrochage résume toute la diversité du travail de Christian Jaccard depuis l’immense Bâche blanche calcinée de 1982 jusqu’au Le Délassement du peintre de 2017, une de ses sculptures « supranodales ». Autour de ces deux œuvres, s’offrent aux regards des visiteurs un de ses Anonymes calcinés de 1981, deux Couples nœuds sauvages de 2003 et 2006, les outils de jardin de la Garden Party de 1994 et le film-tableau éphémère en Six vues extraites de Grands Bois de 2007.
Ce premier ensemble laissera sans doute dubitatifs celles et ceux qui rencontrent pour la première fois le travail de Jaccard. La lecture du texte qui introduit le parcours permet assez difficilement de comprendre les ressorts des six pièces exposées.
Les salles du premier étage permettent de mieux saisir la complexité des pratiques de Christian Jaccard. Les trois séquences – les « Empreintes », les « Polyptyques » et les « Papiers » – montrent à la fois son parcours et précisent comment s’élabore une pratique de l’empreinte et du transfert.
Au travers de ces quatre salles, on comprend l’importance du « couple toile/outil », la nature de ses « outils » (la corde, la ficelle, et surtout les nœuds et ligatures) et la place essentielle de la combustion, son usage de la mèche lente et du gel thermique. On perçoit aussi comment, dans la calcination, ce qui intéresse Jaccard, c’est la manière dont il réussit à contenir le feu et à l’inhiber. On découvre également que le « Rouge émis » par certaines œuvres est l’écho d’une éruption du Vésuve…
L’ensemble de vingt-quatre dessins donnés par l’artiste au musée Fabre présenté dans les deux dernières salles est à la fois fascinant et révélateur du travail de Jaccard autour du procédé de combustion à la mèche lente…
Après, un passage par les quatre salles voutées, les œuvres de l’atrium prennent une autre dimension. Commencer la découverte de « Christian Jaccard, une collection » par l’étage n’est sans doute pas une ineptie…
L’exposition « Christian Jaccard, une collection » est complétée par un excellent et indispensable catalogue publié aux éditions Snoeck. Si l’entretien de l’artiste avec Maud Marron-Wojewodzki est parfois nébuleux, l’essai d’Alain Borer, « Christian Jaccard, l’Art en fusion » est incontournable.
Les textes qui accompagnent les très bonnes reproductions des œuvres de la collection sont très éclairants. Leur lecture incite à retourner au plus vite dans les salles du musée pour revoir les étonnantes combustions et des sculptures nouées de Christian Jaccard.
« Christian Jaccard, une collection » s’inscrit dans la lignée des expositions « Au fil des collections » qui ont mis à l’honneur les artistes contemporains, souvent auteurs d’importantes donations au musée. On se souvient en particulier de celles consacrées à Pierrette Bloch, André-Pierre Arnal et Stéphane Bordarier en 2021 ou encore à Dominique Gauthier en 2022.
Cette exposition résonnera sans aucun doute parfaitement avec « Morceaux d’une chose possible », la rétrospective consacrée à Toni Grand annoncée du 20 janvier au 5 mai 2024.
Christian Jaccard et Maud Marron-Wojewodzki devant Couple nœuds sauvages, 2003 . Michel Hilaire et Christian Jaccard en conversation dans l’atrium Richier.
Commissariat de Michel Hilaire, conservateur général du patrimoine et directeur du musée Fabre et Maud Marron-Wojewodzki, conservatrice du patrimoine, responsable des collections modernes et contemporaines du musée Fabre.
À voir, ci-dessous, quelques regards photographiques sur le parcours de l’exposition, accompagné des textes de salle.
En savoir plus :
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Christian Jaccard, une collection : Regards sur l’exposition
Atrium Richier
Christian Jaccard, une collection
Le musée Fabre a constitué, en 2021, une collection représentative de l’œuvre de Christian Jaccard, artiste franco-suisse qui vit et travaille aujourd’hui entre Paris et Saint-Jean-du-Gard. Ce fonds, qui repose sur une importante donation, est composé de quarante-et-une œuvres, visibles dans l’atrium Richier et au 1er étage du musée (salles 49-52).
Passionné par les fossiles et la question de l’empreinte depuis son enfance, Jaccard étudie la technique de la gravure à l’école des beaux-arts de Bourges entre 1956 et 1960. Tout comme les artistes du mouvement Supports/Surfaces, dans les années 1970, il s’intéresse à la matérialité du support et étudie les composantes de la peinture, ainsi que son rapport à l’environnement. II élabore ainsi dès cette époque un travail construit selon deux principaux axes : l’un, pictural, expérimente différentes techniques de combustion et leurs traces, souvent aléatoires, qu’elles laissent sur le support; l’autre, davantage sculptural, s’appuie sur l’accumulation de nœuds, autour de ce que l’artiste appelle le « concept supranodal ». L’artiste résume en ces termes la bipolarité de sa démarche : « J’aurais tendance à dire qu’il y a deux types de traces. D’un côté il y a une trace par contact, prégnante, effective, émanant de l’énergie et, de l’autre, une trace inerte, souterraine, produite par l’accumulation de nœuds qui induit sa force d’inertie ». La rencontre de l’artiste avec le feu est d’ailleurs initialement liée au nouage, à travers la découverte lors d’une promenade d’une chute de mèche lente qu’il décide de nouer et d’enflammer sur la toile. Pour lui, le monde dans sa grande diversité se compose de proliférations noueuses. II évoque le lien à l’univers onirique que véhiculent ces formes méandreuses, image d’une survivance de rêves lointains dans lesquels il se trouvait « isolé, emprisonné et littéralement envahi par des masses de nuages blancs, colorés, noués, entrelacés » :
Plus je tentais de m’en libérer, plus j’étais assailli par cette nuée blanche, immaculée, presque immatérielle et impalpable, si étrangement opaque.
La technique de l’empreinte de la combustion sur toile permet de créer des jeux de symétrie et de miroir, comme le montre l’œuvre monumentale intitulée Bâche blanche calcinée de 1982. Dans cette pièce, une forme rhizomique se répète. Elle résulte de la combustion lente de la mèche autour de l’axe central de la bâche repliée sur elle-même, capturant ainsi les marques et les courbes générés par les fumées chargées de bitume.
Cette répétition de la forme se retrouve dans les deux diptyques des Nœuds sauvages, de 2003 et 2006. Elle est ici associée au nouage aléatoire de la mèche lente.
À la lecture du catalogue, on découvre que la rencontre de l’artiste avec le feu est liée au nouage : « Je me promenais au pied d’une carrière et bousculais au sol avec mon pied une chute de mèche lente […]. J’ai noué machinalement celle-ci ; un déclic s’est opéré dans ma tête ; toujours préoccupé par le phénomène de trace, d’empreinte et son processus de diffusion. Là, la trace n’était pas produite par mon intervention directe à l’aide d’une encre, mais s’effectuait par l’inflammation de cette mèche fulminante qui, en se consumant, déposait sa traînée bitumineuse. »
Évoquant les ferrades, sa « rééducation » à la peinture de chevalet à travers les salles du Louvre et son intérêt pour la théorie du Reciprocal readymade de Marcel Duchamp dans laquelle celui qui se proclamait anartiste affirmait qu’il faudrait « se servir d’un Rembrandt comme planche à repasser », Christian Jaccard propose, sans doute avec un peu d’ironie, un de ses Anonymes calcinés avant l’accès aux salles consacrées à l’art des Flandres et des Pays-Bas, de la Renaissance au Siècle d’or…
Le cartel qui reprend le texte du catalogue précise : Entre 1979 et 1981, Jaccard réalise, non sans humour, une série d’« anonymes calcinés » dont l’œuvre de 1981 exemplifie la procédure. L’anonymat des toiles achetées en brocante, soumises à la combustion, « réparées », réhabilitées par des biffures, relève tant de la marque iconoclaste apposée sur l’original que d’une signature de l’artiste. Face à ces œuvres transformées, il s’agit d’interroger le statut de la peinture de chevalet et les rémanences de l’icône recouverte par le dispositif de combustion. Les brûlures recouvrent comme des griffures ou des coutures les visages qu’elles semblent lacérer, défigurer, faisant plutôt office de nouvelle strate, tel un voile de significations, apposé sur l’œuvre, ce que paraissent corroborer les propos de l’artiste : « Je n’ai jamais dit que j’éprouvais le plaisir de détruire » ; « Je dirais plutôt déconstruire, disséquer ». « Le jour où j’ai brûlé ma première toile, dit l’artiste à propos des Anonymes calcinés, je l’ai fait avec les pulsions immédiates, et la toile était complètement carbonisée. Ce fut un raté qui donnait néanmoins un premier résultat. Ma problématique du tableau était basée sur cette phénoménologie de la trace. Ce n’était pas le feu, mais la trace, l’empreinte, le reste délité qui m’importait ainsi que la mémoire du faire?»
À la fin des années 1980, Jaccard développe une pratique compulsive des nœuds dans son œuvre. Le catalogue précise : Pour lui, l’univers dans sa grande diversité se compose de proliférations noueuses qu’il définit comme étant un « concept supranodal ». […] L’artiste évoque le lien à l’univers onirique que véhiculent ces formes méandreuses, image d’une « survivance de rêves lointains dans lesquels [il se] trouvai[t] isolé, emprisonné et littéralement envahi par des masses de nuages blancs, colorés, noués, entrelacés » : « Plus je tentais de m’en libérer, plus j’étais assailli par cette nuée blanche, immaculée, presque immatérielle et impalpable, si étrangement opaque. Plus elle enflait et devenait noueuse et plus j’étais immergé dans une précipitation insupportable. Ne pouvant fuir, j’étais contraint à me fondre dans l’incomparable blancheur nuageuse, cotonneuse et labyrinthique qui s’imposait comme par effraction. »
Le Délassement du peintre (2017) s’inscrit également dans une pratique du « concept supranodal ». Ici, Jaccard détourne les outils du peintre, en bâtiment, précise-t-il avec un regard malicieux, qu’il associe à des protubérances noueuses moins envahissantes. L’accumulation des brosses trempées dans une couleur rose fané évoque-t-elle la pratique obsessionnelle comme outil de délassement ?
En 2007, Christian Jaccard réalise un film sur le site en ruine de l’usine sucrière de Grands Bois, au sud de l’île de La Réunion. Tableau éphémère construit en douze séquences, celui-ci documente et capture plusieurs ignitions passagères tracées par l’artiste, pourtant totalement absent des images. Le film commence à l’intérieur du bâtiment, dans un espace à l’abandon, où le feu suit les lignes géométriques qui s’appuient sur la forme des structures architecturales en place. Seul le bruit du crépitement accompagne la scène… L’usine semble se consumer en silence, au cœur de son environnement naturel, sous une lumière crépusculaire…
Empreintes
De 1964 à 1975, Jaccard est graveur chromiste dans une imprimerie typographique, ce qui l’incite à explorer des processus d’imprégnation liés à la confection d’outils spécifiques. L’activité lithographique lui permet d’élaborer une pratique de l’empreinte et du transfert, à partir d’éléments rebutés, récupérés, compressés et contrecollés. Jaccard fabrique avec ces différents éléments une matrice/outil, enduite ensuite d’encre à imprimer, puis appliquée sur une toile de coton blanc apprêtée. Les impositions se succèdent, se juxtaposent, et s’accumulent sur toute la surface.
Empreinte polychrome, 1970. Encre sur toile plissée et marouflée, 234×196 cm et Conditionnement fibrogène, 1970. Empreinte polychrome sur toile apprêtée, 195 x 130 cm – Christian Jaccard, une collection au Musée Fabre
Parallèlement, Jaccard s’intéresse au couple toile/outil et oblitère par cette relation des toiles ficelées, des toiles contrepliées, des toiles calcinées. Libre de tout châssis, la toile, posée au sol, est imprimée à l’aide de ce qu’il nomme des « outils » comme la corde, la ficelle, et surtout les nœuds et ligatures. Le feu et la combustion deviennent dès lors des éléments majeurs de son œuvre, une manière de « renaturaliser la peinture » (Dominique Chateau).
Deux œuvres intitulées Couple toile-outil, réalisées en 1972 et 1975, témoignent de manière exemplaire des recherches de l’artiste autour de l’empreinte et de son processus pictural. Dans ces œuvres, la toile est associée à l’outil qui lui révèle son empreinte. La première, de 1972, est associée à la combustion : l’outil, une mèche lente, se consume lentement, enroulée dans la toile qui se décolore partiellement sous l’effet chimique de la combustion.
La seconde, de 1975, s’appuie sur une corde ficelée, enduite d’encre recouverte d’une toile décatie et teinte. Les passages d’encre successifs créent diverses nuances colorées.
Chacune des toiles de Jaccard est à la fois le fruit d’un travail de peintre et d’une action de transgression de sa part, ce dont témoigne, parmi le fonds du musée Fabre, la Toile calcinée polychrome de 1976 qui étudie, via le pliage, les effets de décoloration induits par la combustion.
Polyptyques
Durant les décennies quatre-vingt et quatre- vingt-dix, Jaccard élabore tout un ensemble de polyptyques, dont ceux de 1992, 1994 et 1999, issus de la collection du musée Fabre. Qu’il use du gel thermique ou de la mèche lente, la répétition des modules, suivant un même protocole appliqué successivement sur chaque panneau, ne fait que souligner les vicissitudes tout autant que la maîtrise de sa technique fugitive.
Le Polyptyque carrés d’acier, exposé à la Galerie Louis Carré & Cie à Paris témoigne, sous la plume de Dominique Chateau, d’une « répétition différentielle ». Ce qui intéresse Jaccard dans la calcination, c’est la manière dont il contient le feu, l’inhibe, « dans des limites où il se contente de tracer, d’imprégner ». La répétition en différents polyptyques matérialise cette tentative de dessiner une même forme, la précision de ses contours, malgré les aléas induits par la technique.
Par ailleurs, au cours d’un séjour en Italie en 1984, Jaccard élabore une série autour de ce qu’il nomme le « Rouge émis », rappel d’une éruption volcanique du Vésuve, dont est issu Tondo BRN 04. La forme de l’œuvre, tout comme sa couleur, associe la combustion à de fortes connotations symboliques, renouvelant encore le champ des significations associées à cette technique. Cette forme de toile très en vogue au XVe siècle, associée à l’idée de perfection totalisante, se rapporte également à la mode des miniatures et camées précieux. Avec le recours de plus en plus fréquent au gel thermique dès les années quatre-vingt, Jaccard surligne par l’épaisseur du produit brûlé la précision de la ligne de ce tondo abstrait et iconoclaste, ainsi que l’énergie centripète se dégageant du processus de calcination et des traces feutrées qui imprègnent le support.
Papiers
Le travail sur papier accompagne toutes les périodes de création de Christian Jaccard : l’élaboration des principes d’empreintes, de combustion aussi bien que ses recherches sur le principe nodal. L’ensemble de vingt-quatre dessins donnés par l’artiste au musée Fabre est néanmoins constitué d’œuvres issues exclusivement du procédé de combustion à la mèche lente, sur différentes typologies et format de papier, dont certains composent d’imposants polyptyques.
Peut-être encore davantage que les toiles, du fait de la fragilité intrinsèque du médium graphique, ils mettent à mal le support, le déforme, lui confère toutes une gamme colorée provenant du brunissement progressif de la feuille sous l’effet du feu. L’aspect souvent répétitif du processus à l’œuvre ainsi que la proximité intime qui se crée au contact du papier permettent de percevoir ces dessins comme des partitions, dont se dégage en outre une odeur tenace, réminiscence de la combustion achevée.