Boris Charmatz fait danser le Frac Sud à Marseille


Au Frac Sud, le chorégraphe Boris Charmatz met la danse sens dessus dessous à travers l’installation de six écrans vidéo comme autant de « capsules » sur son écriture depuis ses débuts. Dans l’espace public de préférence, dans les espaces inappropriés, les églises ou les musées qui entrent en résonance avec son geste chorégraphique. Son exposition-installation à Marseille est à vivre comme une immersion au cœur des corps dansants…

Chronique à lire sur le site Ouvert aux publics

Danses gâchées dans l’herbe, en partenariat avec Terrain. Jusqu’au 24 mars 2024, plateau explorations et plateau performatif du Frac Sud, Cité de l’art contemporain.
À lire, ci-dessous, le texte de Muriel Enjalran, directrice du Frac Sud et commissaire de l’exposition.

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Vue de l’exposition Boris Charmatz « Danses gâchées dans l’herbe », Frac Sud, 2023
Vue de l’exposition Boris Charmatz « Danses gâchées dans l’herbe », Frac Sud, 2023

Pour Boris Charmatz, la danse a toujours embrassé, au-delà d’une réflexion sur ses fondements et son histoire, la culture dans une forme totale, généreuse et ouverte. Aussi, musique, théâtre, littérature, poésie, cinéma et bien sûr art contemporain nourrissent depuis toujours ses recherches et réflexions dans des allers-retours créatifs qui prolongent les formes chorégraphiques imaginées souvent hors des espaces consacrés de la danse.
Le rapport à l’Histoire et aux mémoires, qui l’occupe très tôt dans ses créations, le pousse à s’intéresser à l’espace du Musée et à ce qu’il représente, au sens social et politique, comme lieu d’échanges et de transmission d’histoires et de cultures susceptible de former un imaginaire commun.

L’exposition Danses gâchées dans l’herbe conçue par le Frac Sud propose aux publics un parcours « muséal » inédit dans l’œuvre artistique foisonnante de cet artiste-penseur au travers de six films qui ont été réalisés entre 1999 et 2023 avec deux complices vidéastes-réalisateurs qui le suivent depuis de nombreuses années : César Vayssié et Aldo Lee. Si ces films trouvent souvent leur origine dans des pièces chorégraphiques performées en public, il ne s’agit pas ici de « documentaires », de « captations live » ; ils ont été pensés pour eux-mêmes et fonctionnent comme des objets artistiques autonomes qui, mis en regard dans l’espace d’exposition, permettent une lecture différente des recherches et du parcours de Boris Charmatz.

En écho aux réflexions menées par Boris Charmatz autour du concept du Musée de la danse alors qu’il dirigeait entre 2009 et 2018 le Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne, j’ai choisi, comme commissaire, de présenter les œuvres sous la forme de tableaux vivants, au moyen d’écrans-cimaises au sol permettant une adresse frontale et encourageant à prendre le temps et la mesure de la contemplation. Tableaux parfois sonores qui vont s’activer de façon aléatoire les uns après les autres, permettant de démultiplier les trajectoires possibles du visiteur dans l’espace d’exposition. Comme Boris Charmatz l’indique en écrivant le Manifeste qui fonde le Musée de la danse, il s’agit de « bousculer l’idée que l’on se fait du musée, et l’idée que l’on se fait de la danse ! Mariage impossible entre deux mondes, il explore les tensions et les convergences entre arts plastiques et arts vivants, mémoire et création, collection et improvisations sauvages, œuvres mouvantes et gestes immobiles. »
Ce qu’il y dit d’un « Musée transgressif » pourrait ici s’appliquer au projet du Frac Sud avec sa collection nomade et ses œuvres qui vont à la rencontre de publics variés et s’activent dans des lieux divers le plus souvent non muséaux : « La création artistique et l’expérience du visiteur sont au cœur de son action. Lieu de vie, espace social de controverse, lieu de discours et d’interprétation, il n’est pas seulement un espace d’accumulation et de présentation. »

Et ici, loin de vouloir « muséifier » des formes chorégraphiées, de proposer un « conservatoire » de gestes, l’exposition offre des lectures dynamiques et croisées de ces pièces en mouvement qui, mises en relation, créent du sens et nous disent quelque chose de notre corps social, de notre rapport au corps, à la sensualité, à la musique ou au paysage, en pointant nos dénominateurs culturels communs. S’inscrire dans l’espace du musée pour mieux questionner la manière dont l’art est donné à voir et conservé.

Alors que l’idéal républicain d’intégration en France est ébranlé par des crises multiples qui nous poussent à repenser la manière dont nous faisons société, le modèle d’un Musée citoyen apparu au XVIIIe siècle alors pensé comme institution constitutive de la nation, demeure l’un des endroits où se joue la construction de l’espace public participant à la structuration du lien social comme le rappelle Jürgen Habermas. Pour le philosophe, il est un lieu égalitaire où l’on accorde au public une compétence, où le débat est possible, permettant la coproduction de savoirs et d’actions et par là même, la compréhension de l’altérité. « Dans le cadre d’un processus d’intercompréhension – virtuel ou actuel – il n’y a rien qui permette de décider a priori qui doit apprendre de l’autre » Morale et communication, Cerf, 1986 p. 46.
Ici, investiguer le Musée est une manière d’agir dans l’espace public et de créer de nouvelles expériences pour le spectateur-visiteur sollicité de manière active. Dans l’exposition, le spectateur, comme dans nombre de créations de Boris Charmatz, est placé physiquement au même niveau que les danseurs et développe ainsi une proximité et intimité particulière avec ceux-ci. Le corps des danseurs est alors le lieu où se joue la transmission d’émotions, réceptacles de mémoires qui sollicitent le corps du spectateur tout autant que son esprit.

Les disparates (1999) - Vue de l’exposition Boris Charmatz « Danses gâchées dans l’herbe », Frac Sud, 2023.
Crédit photo Laurent Lecat / Frac Sud - Cité de l’art contemporain
Les disparates (1999) – Vue de l’exposition Boris Charmatz « Danses gâchées dans l’herbe », Frac Sud, 2023. Crédit photo Laurent Lecat / Frac Sud – Cité de l’art contemporain

L’exposition s’ouvre avec Les Disparates, film réalisé en 1999 par César Vayssié avec lequel se noue un compagnonnage artistique au long cours. Ils réalisent cet objet filmique d’après la chorégraphie du même nom imaginée en 1994 par Dimitri Chamblas et Boris Charmatz où ce dernier interagit avec une sculpture de l’artiste Toni Grand présente sur scène. Pour le film, prenant la ville de Dieppe comme terrain de danse, l’artiste passant par différents « états », seul dans une piscine municipale, sur des sites portuaires en déshérence ou en front de mer, crée des impromptus sur des musiques variées ou au contraire sur la seule base de son souffle et de ses onomatopées.

Les disparates (1999) - Vue de l’exposition Boris Charmatz « Danses gâchées dans l’herbe », Frac Sud, 2023.
Crédit photo Laurent Lecat / Frac Sud - Cité de l’art contemporain
Les disparates (1999) – Vue de l’exposition Boris Charmatz « Danses gâchées dans l’herbe », Frac Sud, 2023. Crédit photo Laurent Lecat / Frac Sud – Cité de l’art contemporain

En espagnol Disparatar désigne ce qui est dit ou fait en dépit de la raison ou des règles, et le substantif signifie dans ce contexte « déraison », « folie ». On trouve déjà en germe beaucoup d’éléments chorégraphiques qui caractérisent le projet de Boris Charmatz avec d’autres danseurs-chercheurs pour inventer de nouvelles formes, remettre en question certains codes ou conventions attachés à la danse, la « décentrer ».
De petits tableaux ou fantasmagories entre allégresse et mélancolie se donnent à voir, revisitant aussi l’histoire du cinéma américain, notamment des comédies musicales.
On pourrait rapprocher ces saynètes de la série de gravures Les Disparates ou Proverbios de l’artiste espagnol Francisco de Goya et notamment de la ronde dans la gravure Disparate alegre où l’un des danseurs figurés par le peintre porte une tunique bouffante qui n’est pas sans évoquer le costume porté par Boris Charmatz dans le film.

Levée (2014) - Vue de l’exposition Boris Charmatz « Danses gâchées dans l’herbe », Frac Sud, 2023.
Crédit photo Laurent Lecat / Frac Sud - Cité de l’art contemporain
Levée (2014) – Vue de l’exposition Boris Charmatz « Danses gâchées dans l’herbe », Frac Sud, 2023. Crédit photo Laurent Lecat / Frac Sud – Cité de l’art contemporain

Puis viennent dans le parcours les films Levée et Danse gâchée dans l’herbe, proposant des tableaux collectifs et solo, là encore issus d’une même création chorégraphique qui fait l’objet, sous l’œil de César Vayssié, de compositions originales, diurne et nocturne. Un groupe de danseurs dans Levée forme une composition organique et frénétique prise dans un nuage de poussière qui s’élève d’un terril sur un site minier dans la Ruhr. Ils semblent ici, en vêtements de couleurs vives, sortir tout droit du tableau flamand La Danse de Noces de Pieter Brueghel l’Ancien où l’on retrouve cette composition en spirale et cette énergie dégagée par une communauté dans un moment de convivialité sociale. En contrepoint, une variation nous est offerte avec un solo dansé de nuit par Marion Barbeau avec le nouveau film Danse gâchée dans l’herbe. Ses gestes rencontrent les improvisations de la violoniste Amandine Beyer sur des musiques du répertoire baroque.

Danse gachée dans l’herbe (2023) - Vue de l’exposition Boris Charmatz « Danses gâchées dans l’herbe », Frac Sud, 2023.
Crédit photo Laurent Lecat / Frac Sud - Cité de l’art contemporain
Danse gachée dans l’herbe (2023) – Vue de l’exposition Boris Charmatz « Danses gâchées dans l’herbe », Frac Sud, 2023. Crédit photo Laurent Lecat / Frac Sud – Cité de l’art contemporain

De ces libres variations, nous sommes bientôt happés par le rythme entêtant du Boléro de Ravel pour assister au duo iconique formé par Emmanuelle Huynh et Boris Charmatz dans étrangler le temps.
Ce film reprend la performance du même nom, librement inspirée de la pièce boléro 2 imaginée pour eux par Odile Duboc. Corps-à-corps magnétique, empreint de douceur et de sensualité, presque subversif à l’image de la musique composée par Ravel qui ici ralentie, ne finit pas d’étirer ce moment : étirer les corps, étirer la musique pour étirer et conjurer le temps et finalement l’étrangler.

Filmé aussi par Aldo Lee, on retrouve une approche sculpturale des sujets dans Une lente introduction où on assiste à la fusion des corps de quatre danseurs. Le travail sur la lumière crépusculaire met en exergue la crudité de ces corps nus comme pour fouiller leur matière, percer le mystère de leur fragilité. Aldo Lee fait littéralement glisser la caméra sur les corps des danseurs à la manière du peintre Caravage.

Une lente introduction (2007) - Vue de l’exposition Boris Charmatz « Danses gâchées dans l’herbe », Frac Sud, 2023.
Crédit photo Laurent Lecat / Frac Sud - Cité de l’art contemporain
Une lente introduction (2007) – Vue de l’exposition Boris Charmatz « Danses gâchées dans l’herbe », Frac Sud, 2023. Crédit photo Laurent Lecat / Frac Sud – Cité de l’art contemporain

Enfin une toute nouvelle production filmique tirée du spectacle SOMNOLE clôt et ouvre à la fois l’exposition à l’étage du Frac. Ce solo sifflé, filmé à l’Église Saint-Eustache à Paris dialogue avec le tout premier film Les Disparates en proposant une traversée musicale culturelle sifflée par un dormeur éveillé. De Jean-Sébastien Bach à Wolfgang Amadeus Mozart en passant par des airs de chansons populaires, il nous invite à prendre conscience que la musique nous rassemble, que nous connaissons et partageons ce patrimoine quelle que soit notre histoire. Dans une performance époustouflante, l’artiste nous offre cette introspection musicale du plus profond de son être, en somnambule sur la ligne de crête que parcourt son souffle, les « yeux clos » à l’image du personnage figuré par le peintre symboliste Odilon Redon dans un tableau iconique qui appelle le mystère d’un voyage intérieur.

transept (2023) - Vue de l’exposition Boris Charmatz « Danses gâchées dans l’herbe », Frac Sud, 2023.
Crédit photo Laurent Lecat / Frac Sud - Cité de l’art contemporain
transept (2023) – Vue de l’exposition Boris Charmatz « Danses gâchées dans l’herbe », Frac Sud, 2023. Crédit photo Laurent Lecat / Frac Sud – Cité de l’art contemporain

Cette exposition permet ainsi de mettre en espace, au travers de films retraçant 25 ans de création, la pensée d’un artiste hors norme qui n’a de cesse de remettre en jeu sa pratique chorégraphique en la frottant au fait social et politique, dans les lieux les plus variés et inattendus (rues, sites industriels, édifices religieux…). En décloisonnant les disciplines, en permettant la rencontre des cultures dites savantes avec celles dites populaires, il permet de rendre accessibles au plus grand nombre ses recherches sur la danse et renforce le sentiment d’une culture partagée, seule capable de rendre possible et faire vivre l’espace public.

Muriel Enjalran, commissaire de l’exposition.

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