Dr Paul Wolff : l’homme au Leica au Pavillon Populaire de Montpellier


Jusqu’au 16 avril 2024, le Pavillon Populaire accueille la première rétrospective en France consacrée au Dr Paul Wolff. Pionnier dans l’utilisation du Leica et du format 35 mm, Paul Wolff est habituellement réduit, ainsi que le souligne Gilles Mora, à l’extraordinaire popularité de son livre, Mon aventure avec le Leica, publié en 1934 et vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires. L’exposition souhaite montrer que le travail de Paul Wolff a trop souvent été délaissé par les histoires de la photographie traditionnelle. Son objet est de réévaluer sa place comme témoin de l’histoire en Allemagne depuis la République de Weimar jusqu’aux années du national-socialisme et de l’après-guerre. Pour son commissaire, « Dr Paul Wolff : l’homme au Leica » affirme également l’ambition d’interroger « le rôle historique et sociologique de la photographie dite “grand public”, dans une période aussi troublée que le fut celle de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres ».

Gilles Mora souligne encore : « Son travail a rarement été montré, peut-être parce que, même s’il n’a jamais appartenu au parti national-socialiste, une bonne moitié de l’activité photographique de Paul Wolff s’est déroulée sous le régime nazi, de 1933 à la fin de la guerre. Il faut admettre qu’il s’est accordé passivement à un état de choses, se faisant dans son travail parfois l’écho des valeurs nationales-socialistes »…
Dans ces intentions, certains parallèles n’échapperont pas à celles et ceux qui ont vu l’exposition « Antoni Campañà – Icônes cachées» présentée l’été dernier au Pavillon Populaire…

À partir de collections publiques et privées, l’exposition rassemble plus de 140 photographies qui sont mises en perspective avec leurs supports de publication (livres, affiches, publicités) et le matériel Leica d’époque.

Le parcours s’articule en six séquences qui reprennent peu ou prou l’organisation spatiale installée pour « Antoni Campañà – Icônes cachées ».

Les deux premières salles de la galerie qui ouvre sur la gauche sont consacrées aux transformations radicales que connaissent les villes européennes et notamment Francfort entre 1920 et 1930. Intitulée « Des paysages alsaciens aux villes modernes : l’ancienne et la nouvelle Francfort», cette séquence montre également comment l’apparition du petit format offre aux photographes une approche originale pour aborder ces mutations…

Avec « Botanique et zoologie», les deux petites salles qui suivent présentent des prises de vue rapprochées de plantes et d’animaux, un des thèmes de prédilection de la Nouvelle Objectivité dans les années vingt. Paul Wolff rejoint ce courant au travers de publications consacrées aux animaux des zoos de Francfort et de Berlin comme aux structures formelles des plantes.

La troisième section « Les loisirs» se déploie au fond de l’espace central du Pavillon Populaire et dans les petites deux salles autour de la cage d’ascenseur. Comme le note Gilles Mora, « Si l’enregistrement du travail concerne avant tout le photographe professionnel, celui des loisirs relève de l’activité de l’amateur. C’est à lui que s’adresse, en 1934, le guide le plus connu de Paul Wolff, Meine Erfahrungen mit der Leica (Mes expériences avec le Leica) ».
L’accrochage montre comment les images séduisantes prises par Wolff proposent une vision enchantée et déformée d’un monde où apparente liberté et joie de vivre cachent ce qui s’impose avec brutalité à partir de 1933.

Au centre de l’exposition, une petite salle illustre sur la manière dont le système « Leica » se développe et révolutionne la manière de photographier.

La seconde moitié de l’espace central est consacrée à une section intitulée « Le travail». Ici encore, on perçoit combien le petit format permet des décrire des environnements industriels, mais aussi de montrer les gestes de leurs acteurs. Dès la création de son agence, Wolff s’empare de ce thème. L’accrochage met en lumière son travail pour de grands groupes (Opel, Siemens, Miele, Bayer, etc.), depuis les livres d’entreprise jusqu’aux campagnes publicitaires. Un accent particulier est mis sur la publication de son livre Arbeit !. Avec une technique irréprochable, deux cents photographies illustrent un monde du travail que le IIIe Reich s’applique à glorifier.

Le parcours se termine sur la droite avec la séquence titrée « Jeux formels». Cette dernière salle montre comment « Nouvelle Objectivité » et « Nouvelle Vision » ont pu en partie influencer le travail de Wolff. Toutefois, il semble qu’il n’en ait retenu que quelques recettes faciles comme « grossissement incongru, ou encore des plongées, contre-plongées et perspectives ou diagonales hardies »…

Commissariat de Gilles Mora, directeur artistique du Pavillon Populaire.
Catalogue aux éditions Hazan.

« Dr Paul Wolff : l’homme au Leica » sera prolongée par une seconde exposition « Paul Wolff : l’expérience photographique, l’image éditée » du 13 septembre au 30 novembre 2024 à le Bibliothèque municipale de Mulhouse, dans le cadre de la Biennale de la Photographie de Mulhouse 2024.

À lire, ci-dessous, le texte d’intention de Gilles Mora et les textes du parcours de l’exposition.

En savoir plus :
Sur la page du Pavillon Populaire sur le site de la Ville de Montpellier
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« Dr Paul Wolff : l’homme au Leica » – Texte d’intention de Gilles Mora

Cette première rétrospective française permettra de découvrir l’oeuvre multiforme d’un des photographes allemands les plus connus de la période de l’entre-deux guerres, mais très rarement montré. Plutôt qu’un artiste au sens conventionnel du terme, Paul Wolff est – avec son associé Alfred Tritschler – le fondateur d’une agence photographique qui fournira, de la République de Weimar jusqu’aux années nationales-socialistes, et après-guerre, une documentation fournie sur cette période agitée de l’Allemagne (près de 700 000 photographies).

Cette exposition donne à voir un corpus riche, marqué par la popularisation du petit format 35 millimètres et initié par la marque Leica dont Paul Wolff deviendra à partir de 1926, l’ardent protagoniste.

Paul Wolff jouera, auprès de milliers de photographes amateurs de son époque, le rôle de « passeur » des formes de la modernité photographique de son temps, de la Nouvelle Objectivité à la Nouvelle Vision. Son incroyable popularité internationale (son livre, Mon aventure avec le Leica, 1934, sera publié en plusieurs langues, et vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires) en font un photographe omniprésent trop souvent négligé par les histoires de la photographie traditionnelle.

Au total, les photographies de Wolff seront incluses dans plus de 300 publications, et reprises dans les journaux du monde entier. Elles toucheront au domaine du sport (en particulier les Jeux Olympiques de 1936), du travail, des loisirs, de la photographie industrielle, publicitaire, urbaine ou de voyages. Aucun sujet n’échappera à Paul Wolff.

Son travail a rarement été montré, peut-être parce que, même s’il n’a jamais appartenu au parti national-socialiste, une bonne moitié de l’activité photographique de Paul Wolff s’est déroulée sous le régime nazi, de 1933 à la fin de la guerre. Il faut admettre qu’il s’est accordé passivement à un état de choses, se faisant dans son travail parfois l’écho des valeurs nationales-socialistes.

Plus de 140 photographies d’époque provenant des plus grands collectionneurs privés, seront exposées, mises en perspective avec leurs nombreux supports de publication (livres, affiches, publicités), et le matériel Leica d’époque, qui en sont leur contexte explicite.

On trouvera ainsi questionné le rôle historique et sociologique de la photographie dite « grand public », dans une période aussi troublée que le fut celle de l’Allemagne de l’entre-deux guerres.

« Dr Paul Wolff : l’homme au Leica » – Parcours de l’exposition

Des paysages alsaciens aux villes modernes : l’ancienne et la nouvelle Francfort

Paul Wolff est né à Mulhouse, a passé son enfance dans les Vosges et a étudié à Strasbourg. C’est là qu’il prend très tôt ses premières photographies. Strasbourg puis Francfort – où il s’installe après qu’en 1919 l’Alsace redevenue française a expulsé les Allemands installés depuis la guerre de 1870, et qui sera jusqu’à sa mort sa ville de résidence – constituent ses premiers territoires photographiques, avec les bords du Rhin. Les images qu’il réalise dans la capitale alsacienne sont trop souvent négligées et n’existent que sous forme de reproductions en héliogravure (les négatifs ont été détruits sous les bombardements de 1944). Elles sont pourtant dans la lignée de ce qu’on appelle la Nouvelle Objectivité, d’une surprenante qualité et d’une composition parfois très sophistiquée, que l’on retrouve dans le travail de Wolff sur les Vosges.

Paul Wolff, Place nocturne avec publicité lumineuse de la Dresdner Bank, 1933Paul Wolff, Place nocturne avec publicité lumineuse de la Dresdner Bank, 1933
Paul Wolff, Place nocturne avec publicité lumineuse de la Dresdner Bank, 1933

Francfort fournit à Wolff un véritable laboratoire de prises de vue. Il en capte l’ancienne atmosphère, celle du « vieux Francfort », parfois avec un regard poétique proche de celui que le Français Eugène Atget porte sur le vieux Paris, tout autant que la radicale transformation que fait subir à la ville, à partir de 1925, l’inventif architecte Ernst May. Connue sous le nom de « das Neue Frankfurt » (« le nouveau Francfort »), cette métamorphose constitue le projet architectural le plus innovant des années 1920. Wolff photographie et filme ce moment capital de la modernité allemande et en devient l’un de ses meilleurs chroniqueurs. Cette thématique de la ville entre 1920 et 1930 occupe une place considérable chez les opérateurs de la modernité, fournissant autant de sujets que de matières à expérimenter. L’apparition du petit format permet aux photographes de les aborder avec une approche nouvelle, en particulier dans la prise de vue nocturne, ainsi que Wolff la pratiquera à New York en 1932.

Botanique et zoologie

Parmi les thèmes favoris de la Nouvelle Objectivité au cœur des années 1920, les prises de vue rapprochées de plantes et d’animaux sont alors en grande vogue, en particulier grâce à Albert Renger-Patzsch, lequel trouve dans les formes végétales et animales matière à une nouvelle et précise scrutation photographique, telle qu’il la met en scène dans son célèbre ouvrage paru en 1928 Die Welt ist Schön (Le monde est beau). Pour ce qui relève du domaine strictement botanique, le photographe Karl Blossfeldt se lance à la même époque dans l’inventaire des structures végétales fondamentales.

Paul Wolff, Pangolin, étude animalière, vers 1929
Paul Wolff, Pangolin, étude animalière, vers 1929

Une année plus tard, en 1929, Paul Wolff rejoint ce courant et publie dans la belle et populaire collection dirigée par l’éditeur Karl Robert Langewiesche « Die Blauen Bücher » (« Le Livre bleu ») son Aus Zoologisten Gärten (Les Jardins zoologiques), consacré aux animaux des zoos de Francfort et de Berlin. L’humour évident de cette série animalière aux accents anthropomorphiques suffit à le distinguer de ses collègues engagés dans le même exercice photographique. En 1931, à l’exemple du livre d’Ernst Fuhrmann autour du même sujet, Die Pflanze als Lebewesen (La Plante comme être vivant, 1930), Wolff s’attache aux structures formelles organiques des plantes dans son ouvrage Formen des Lebens (Formes de vie). Les cent vingt images produites pour cette série, publiée là encore dans la collection « Die Blauen Bücher », sont tirées par contact à partir des négatifs obtenus à la chambre 18 x 24 cm. Elles ont posé de sérieuses difficultés techniques. Les deux ouvrages sont tirés à vingt-cinq mille exemplaires et seront régulièrement réimprimés, en particulier Formen des Lebens. Ils constituent les premiers livres d’auteur de Paul Wolff.

Les loisirs

Si l’enregistrement du travail concerne avant tout le photographe professionnel, celui des loisirs relève de l’activité de l’amateur. C’est à lui que s’adresse, en 1934, le guide le plus connu de Paul Wolff, Meine Erfahrungen mit der Leica (Mes expériences avec le Leica), véritable best-seller traduit en plusieurs langues et réédité de nombreuses fois, avec des variantes significatives (la version de 1939 présentera ainsi une iconographie bien plus conventionnelle que celle de 1934, et désormais en accord avec l’idéologie du national-socialisme). Au moment où la République de Weimar et surtout le IIIe Reich – pour des raisons bien différentes – font entrer l’Allemagne dans une société où le loisir sous toutes ses formes accompagne un mode de vie de plus en plus porté vers un consumérisme à l’américaine, l’industrie photographique alors florissante donne au citoyen les moyens d’enregistrer les meilleurs moments de son temps libre.

Wolff fournit dans ce domaine des exemples qui sont autant de leçons photographiques : le sport qui libère les corps, les magnifie de façon dynamique et parfois clairement raciste (avec, en 1936, la grand-messe des Jeux olympiques d’hiver à Garmisch-Partenkirchen puis ceux d’été à Berlin), le ski et la montagne, la natation et les jeux aquatiques, et surtout le développement du tourisme (vacances, croisières, voyages à l’étranger) grâce aux progrès de l’aviation commerciale et de l’automobile, dont Wolff est un fervent adepte. Les nombreux ouvrages qu’il publie sont, dans ce domaine, innovants et populaires, et montrent la fascination du photographe pour tous ces sujets neufs. Avec l’enregistrement des rites familiaux et du terroir (la fameuse Heimat chère aux Allemands), tout un champ photographique s’offre à présent à l’amateur. Wolff, désigné roi du Leica, ne se prive pas de l’explorer et d’en accélérer la promotion. Il renvoie ainsi de la vie quotidienne sous le nazisme, par le biais d’un regard résolument moderne, une vision euphorique et faussée, celle d’un monde où chacun paraît jouir d’une véritable liberté alors qu’à partir de 1933, c’est bien le contraire qui s’annonce brutalement, et dans la vie la plus quotidienne. Ce dont à aucun moment ne témoignent les images séduisantes prises par Wolff.

Leica

« Plus on se place modestement en face de soi-même, mieux on constate que l’on n’a jamais fini d’apprendre. Je ne l’ai jamais ressenti aussi nettement qu’en travaillant avec le Leica » écrit Paul Wolff qui exploitera l’importance du petit format, fabriqué en série par Leica en 1925, afin de libérer la photographie des inconvénients de la prise de vue au grand format; Paul Wolff ira même jusqu’à parler de « Leicagraphie ».

Le système Leica est à la base du film photographique le plus utilisé au monde : cette petite bobine 35 mm, pratique, contenant douze, vingt-quatre ou trente-six vues, a révolutionné la photographie du xxème siècle.

En 1913, Oskar Barnack (1879-1936) est alors directeur du service de recherches des usines d’optiques Leitz à Wetzlar, en Allemagne. Doué d’une imagination débordante et d’un grand talent, passionné de photographie, il cherche une alternative aux chambres à plaques de l’époque, lourdes et encombrantes. Construisant également des caméras de cinéma, il invente, pour tester l’exposition des prises de vues cinématographiques, un petit appareil à temps de pose fixe1, employant le même film que celui du cinéma, perforé et de 35 mm de largeur. L’image sur ce négatif de cinéma est alors au standard 18×24 mm.

Oskar Barnack a alors l’idée de doubler ce format en longueur, faisant ainsi un cliché de 24x(18×2) mm, c’est-àdire 24×36 mm; le sens de l’image change alors : celle-ci n’est plus dans la largeur du film, mais dans sa longueur. La quête de Barnack d’appareils photographiques maniables, de poche, sa devise « petits négatifs, grandes images » sont alors récompensées par l’excellente qualité du prototype « Ur-Leica »2 né en 1913, Leica étant la contraction de Leitz et de camera, signifiant appareil photo de Leitz.

La première guerre mondiale éclate, et c’est seulement en 1924, que Dr Ernst Leitz II (1871-1956), après de nombreuses hésitations, décide de fabriquer l’appareil de Barnack : l’Allemagne est en pleine récession économique, la volonté de maintenir l’emploi de ses ouvriers compte beaucoup pour Leitz.

Fabriqué en série à partir de 1925, le Leica I modèle A est à objectif fixe, c’est-à-dire qu’on ne peut adapter d’autres objectifs. Travaillant depuis 1912 chez Leitz, le Professeur Max Berek (1886-1949) développe ce premier objectif, d’abord appelé Anastigmat 1:3,5/50 mm puis Elmax3 1:3,5/50 mm. Dès 1926, l’Elmax donne naissance au fameux et légendaire objectif Elmar4 1:3,5/50 mm. Cette focale de 50 mm5 correspond à celle de l’oeil; ainsi les perspectives ne sont pas modifiées et les déformations d’images sont absentes. Également, le 50 mm permet d’obtenir un objectif de très grande luminosité, autorisant les prises de vues sans flash. Cette construction lumineuse est rendue possible grâce à la petitesse des objectifs Leitz ; le Leica jouit alors de possibilités photographiques exceptionnelles, possibilités dont sont dépourvus les autres équipements comme les chambres grand format. Car plus la taille du négatif est grand, plus le diamètre de l’objectif doit être important6; et grâce à son faible nombre de lentilles et à sa petitesse, la déperdition de lumière dans un objectif Leica 50 mm est faible.

Grâce à l’objectif Elmar « rentrant » qui rentre dans le boîtier lorsqu’on ne l’utilise pas, le Leica est si compact qu’il tient dans une poche et s’emporte donc partout.
Le succès du Leica n’aurait pas existé sans la construction d’agrandisseurs permettant de s’adapter au petit format 24×36 ; en effet, la plupart du temps, les photographies obtenues à la chambre proviennent de tirages contacts7, puisque le format du négatif utilisé est suffisamment lisible. Avec le 24×36, ce procédé de tirage n’est employé que pour réaliser ce qu’on nomme une « planche contact »8; le format 24×36 nécessite donc d’agrandir les négatifs : le premier agrandisseur Leitz pour film 24×36 sort donc en même temps que le Leica I (1925).

En 1930 naît le Leica I modèle C, à objectifs interchangeables. Il est dorénavant possible d’utiliser, en plus du 50 mm, un grand angle, l’Elmar 1:3,5/35 mm, et un téléobjectif, l’Elmar 1:4,5/135 mm. Puis sortent, en 1931, l’Hektor 1:2,5/50 mm et l’Hektor 1:1,9/73 mm, avec leur luminosité exceptionnelle pour l’époque. En 1932, le Leica peut recevoir sept objectifs et le Leica II modèle D possède alors un télémètre incorporé permettant un réglage très précis de la netteté. La vitesse d’obturation du Leica II monte jusqu’au 1/500ème de seconde ; ajoutons à cela la rapidité du déclenchement et la capture de l’instant est alors permise.

Le Leica révolutionne la manière de photographier. Grâce au film en rouleau, le Leica autorise la répétition facile et rapide de la prise de vue, ce qui n’est pas le cas de la chambre grand format, avec laquelle il faut, pour faire deux images à la suite, attendre le temps nécessaire pour changer de châssis contenant un nouveau plan-film. La mobilité du photographe est aussi totale avec le Leica : le trépied n’est plus nécessaire. Son obturateur à rideau en tissu, pratiquement inchangé depuis le Leica I, permet l’utilisation de vitesses lentes sans trépied : les vibrations lors du déclenchement sont minimes. Le photographe peut ainsi éviter l’utilisation du flash et conserver la lumière ambiante. Le photographe agit de manière si discrète que personne ne le remarque.

Fidèle aux idées du Bauhaus fondé en 1919 par Walter Gropius (1883-1969) à Weimar, c’est l’utilisation du Leica qui a dicté ses lignes extérieures. Le Leica de 1925 permet un reportage sur le vif, retranscrit le bouillonnement de la vie des « années vingt » et ouvre la voie au photo-reportage.

Le travail

L’industrie galopante sous la République de Weimar durant les années 1920 puis la frénésie productiviste du IIIe Reich à partir de 1933 favorisent l’épanouissement du thème photographique du travail, en particulier les différents aspects de la production industrielle. La mobilité permise par le petit format dès 1926 autorise non seulement la description de l’environnement industriel, mais encore celle des gestes des acteurs (ingénieurs, ouvriers…) qui l’accompagnent. C’est ainsi que sont rendus plus vivants les travaux engagés par le IIIe Reich pour la construction d’un réseau d’autoroutes, que Paul Wolff, comme beaucoup de ses collègues, s’emploie à documenter. On peut dire qu’une partie de la modernité photographique de cette époque, aussi bien aux États-Unis avec Charles Sheeler qu’en Union soviétique avec Alexandre Rodtchenko et en Allemagne avec Albert Renger-Patzsch, se joue autour des motifs industriels.

Wolff s’est saisi de ce thème dès la fondation de son agence. Ses clients sont souvent des groupes industriels : Opel (firme à laquelle, en 1940, il consacre le tout premier ouvrage industriel en couleurs), Siemens, Schuler, Miele, Bayer. Il met en oeuvre aussi bien leurs livres d’entreprise, souvent remarquables, que les campagnes publicitaires afférentes. Dès 1931, dans la collection « Die Blauen Bücher », Das Werk (L’Usine), un ouvrage collectif consacré au travail industriel, présente, sur un total de soixante-dix reproductions, treize images de Wolff, marque de sa suprématie dans ce domaine. Mais c’est en 1937, avec la publication du livre Arbeit ! (Au travail !) qu’il concrétise son hymne à cette activité. En deux cents images précédées d’une ouverture consacrée à l’artisanat, thème après thème, des voies de communication à l’extraction de la houille, mélangeant décors industriels, gestes d’ouvriers et de techniciens, portraits saisissants d’un prolétariat présenté dans l’enthousiasme de l’essor économique voulu par les dirigeants nazis, Wolff explore à l’aide d’une vision photographique radicale, difficilement obtenue grâce à une technique exigeante, un univers du labeur que le IIIe Reich s’emploie à magnifier. Avec le Deutsche Arbeit de l’Anglais Emil Otto Hoppé (1930) et le Fabrik du Suisse Jakob Tuggener (1943), Arbeit ! porte à son apogée l’exploration photographique du monde du travail en plein épanouissement moderniste.

Jeux formels

La Nouvelle Objectivité, appellation utilisée dès 1925 pour désigner la production figurative réaliste de quelques peintres post-expressionnistes allemands, influence la photographie de cette époque et se réfère à une expression précise du monde contemporain, loin des manipulations des pictorialistes, visant à rapprocher ce médium de la peinture. Albert Renger-Patzsch et August Sander en sont les représentants allemands les plus actifs, et Paul Wolff leur devra beaucoup. Presque au même moment, dans une partie de l’Europe et en Union soviétique, s’expriment des effervescences photographiques expérimentales qui, via de nouvelles techniques (collages, abstractions, photogrammes, photomontages, points de vue inhabituels), sont rassemblées sous l’expression de « Nouvelle Vision ». László Moholy-Nagy et les photographes du Bauhaus en Allemagne, Alexandre Rodtchenko en Russie en sont les chefs de file.

Cette Nouvelle Photographie, modèle de l’avant garde, influence le travail de Wolff, les expériences de la Nouvelle Vision en particulier, alors très en vogue dans le langage publicitaire, en harmonie avec de nouvelles formes typographiques. Wolff encourage l’amateur à s’inspirer de ces pratiques innovantes qui, très rapidement cependant, se figent en recettes prévisibles et répétitives, loin de leurs motivations d’origine, qui tentaient de créer un vocabulaire visuel singulier pour une perception révolutionnaire du monde. Wolff néglige les photomontages et autres photogrammes, se complaisant dans les abstractions : des formes, des ombres, le grossissement incongru des visages et des objets, ou encore des plongées, contre-plongées et perspectives ou diagonales hardies.

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