Plus engagée et politique que les précédentes expositions de la Fondation Carmignac, The Infinite Woman invite à une redéfinition des féminités dans l’art.
La découverte de l’exposition The Infinite Woman se déroule selon un rituel immuable instauré dès l’ouverture de la fondation en 2018 : parcourir un chemin de sable à l’ombre des pins, faire une halte pour se désaltérer d’un breuvage mi-eau de la rosée du matin mi-infusion de romarin et de sauge selon les herbes cueillies sur place, et enfin se déchausser. Une manière de se « mettre à nu » pour pénétrer en silence dans « le temple » d’Edouard (le père fondateur) et Charles Carmignac (le fils, directeur de la Fondation d’entreprise Carmignac Gestion et de la Villa Carmignac). D’aucuns trouveront ce cérémoniel too much, d’autres se réjouiront de cette invitation à la plénitude…
Béatitude troublée
L’état de plénitude est bienvenu à l’heure de franchir les différentes séquences qui rythment le parcours imaginé par Alona Pardo dont « les travaux se situent à l’intersection du genre et de la justice sociale et environnementale ». Maitre d’œuvre en 2020 de Masculinities : Liberation through Photography, la commissaire d’exposition a pris la mesure de l’identité du lieu et des expositions passées volontiers poétiques pour trouver la ligne de crête idéale entre respect du lieu et volonté d’aborder les questions politiques liées à la représentation des femmes. Quitte à bousculer le promeneur par le choix de certaines œuvres ou thématiques : « Métamorphoses » examine « la manière dont les identités contemporaines redéfinissent le corps et, inversement, comment le corps façonne l’identité ». À cet égard, dans le film de Sin Wai Kin (Canada), l’artiste qui se définit comme métis et transgenre, incarne trois personnages afin d’explorer les codes de la transformation physique. D’un esthétisme troublant, A Dream of Wholeness in Parts est un plaidoyer implacable pour la liberté d’être et la nécessité d’altérer les genres et les catégories. Dans la même veine que la séquence précédente, « En eaux troubles » évoque les idées de fluidité, « d’identité queer, d’instabilité, de désir, de pouvoir et de danger ». L’aquarelle sur papier de Camille Henrot (France) comme l’huile sur lin de Sofia Mitsola (Grèce) exaltent le plaisir féminin à travers une nouvelle représentation de la sirène, figure mythologique et symbole d’agentivité et d’émancipations féminines.
Camille Henrot – Born, Never Asked, 2017 Aquarelle sur papier Collection Carmignac et Sofia Mitsola – Deities, Diaphaneities, 2021. Huile sur lin. Courtesy de Nathalie Baume
Pari gagné
Entre La Vierge à la grenade peinte par Botticelli vers 1487, tableau issu de la collection Carmignac qui ouvre l’exposition, et l’œuvre in situ de France-Lise Mc Gurn (Royaume-Uni) qui la clôt après l’avoir enchantée sous la verrière-bassin de ses quatre panneaux peints enveloppant l’imposante Spider de Louise Bourgeois, l’objectif d’Alona Pardo est atteint. Les artistes présent.es ouvrent des horizons géographiques, culturels, identitaires multiples, mais tous.tes remettent en question la représentation archétypale de la féminité. Les un.es en l’exacerbant pour mieux souligner leur pornographie comme Nudes de l’allemand Thomas Ruff ; en faisant directement référence à La toilette de Vénus de Vélazquez comme #mydressmychoice du kenyan Michael Armitage qui dénonce un fait divers dramatique d’agression sexuelle. D’autres encore en dissimulant, contorsionnant ou en corsetant le corps féminin : Les Grands nymphéas de l’égyptienne Ghada Amer emprisonne savamment l’image érotique des femmes sous un tourbillon de fils aux couleurs vibrantes, tandis que Paloma Proudfoot (Royaume-Uni) offre une lecture politique du corps dans une fresque en céramique émaillée cloutée au mur dénonçant l’instrumentation des mannequins transformées en automates tel un produit de consommation…
The Infinite Woman à la Villa Carmignac – Sandro Botticelli, La Vierge à la Grenade, v. 1487. Collection Carmignac. Photo Nicolas Brasseur/ Fondation Carmignac – Louise Bourgeois, Spider (Araignée). Paris Musées / Musée d’Art moderne © Louise Bourgeois, ADAGP, Paris, 2024 – France-Lise McGurn, I’m at that party right now, 2024. Commissioned by Fondation Carmignac Photo Thibaut Chapotot / Fondation Carmignac
Thomas Ruff – Nudes ap 14, 2001. C-print. Collection Carmignac – Michael Armitage, #mydressmychoice, 2015, huile sur tissu d’écorce de Lubugo, 149,9 x 195,6 cm © Michael Armitage. Photo White Cube (George Darrell) et Ghada Amer, Les Grands Nymphéas, 2018-2022. Broderie et gel sur toile Courtesy de l’artiste, Marianne Boesky Gallery, New York and Aspen, et Goodman Gallery, Johannesburg, Cape Town and London
Des voix et des récits
Construction / déconstruction, désir / plaisir, hybridation / genre, pouvoir / domination, émancipation / patriarcat. Le parcours conçu par Alona Pardo « passe en revue la représentation des femmes dans toute leur puissante et indéfinissable complexité » sans oblitérer aucun sujet ni thème ni forme ni media. Si la question du genre et de l’inclusivité domine le champ réflexif et créatif de l’art actuellement, ici la multiplicité des voix et des récits nous est donnée à voir avec une grande intelligence.
Catalogue co-édité par la fondation Carmignac et les éditions Dilecta disponible fin juin 2024.
Essai introductif d’Alona Pardo, textes de Holly Black, Amy Hale, Juliet Jacques, Hettie Judah et Amy Tobin.
Commissariat d’Alona Pardo.
Scénographie d’Alice de Bortoli.
À voir jusqu’au 3 novembre à la Villa Carmignac – Ile de Porquerolles.
À lire, ci-dessous, un entretien avec Alona Pardo, extrait du dossier de presse.
Avec des œuvres de : Aldridge Miles •Amer Ghada • Anger Kenneth • Armitage Michael • Ball Sarah • Bengolea Cecilia • Blanc Mireille • Botticelli Sandro • Bourgeois Louise • Breitz Candice • Chicago Judy • Currin John • Curtiss Julie • De Kooning Willem • Dumas Marlène • Ebinama Chioma • Edelson Mary Beth • Emin Tracey • Ganesh Chitra • Glynn Nash • Greven Vivian • Gutierrez Martine • Les Artistes • Henrot Camille • Hollowell Loie • Hsu Tishan • Hujar Peter • Iannone Dorothy • Kahraman Hayv • Keogh Caitlin • Kogelnik Kiki • Kristalova Klara • Lee Bul • Levine Sherrie • Lichtenstein Roy • Mcgurn France-Lise • Mitsola Sofia • Muholi Zanele • Mutu Wangechi • Ofili Chris • Orlan • Orupabo Frida • Othoniel Jean-Michel • Perach Anna • Picasso Pablo • Pierre Naudline • Prince Richard • Proudfoot Paloma • Prouvost Laure • Quarles Christina • Ruff Thomas • Saville Jenny • Schiele Egon • Self Tschabalala • Sikander Shahzia • Sin Wai Kin • Singer Avery • Smith Kiki • Stoller Jessica • Szapocznikow Alina • Tompkins Betty • Trockel Rosemarie • Ursuţa Andra • Verboom Marion • Xia Shafei • Yuskavage Lisa • Zangewa Billie
En savoir plus :
Sur le site de la Fondation Carmignac
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Entretien avec Alona Pardo, commissaire de l’exposition « The Infinite Woman », extrait du dossier de presse :
Comment est née l’idée de cette exposition ?
La préparation d’une exposition qui prend pour point de départ le vaste sujet qu’est la « femme » soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses.
J’ai soigneusement réfléchi à ce que signifiait organiser cette exposition dans le cadre de la Villa Carmignac. La singularité de ce lieu, situé sur l’île de Porquerolles, dans un parc national cerné de toutes parts par l’eau, ainsi que les œuvres de la collection Carmignac ont inspiré l’exposition ainsi que de mon intérêt personnel pour les récits disruptifs en histoire de l’art et les nouveaux modes de représentation artistiques sur ce que signifie se présenter en tant que « femme » en 2023.
Jusqu’à présent, les expositions organisées à la Villa se sont révélées être plutôt poétiques et cérébrales, et je voulais rester fidèle à la vision de la fondation tout en abordant les questions politiques liées à la représentation des femmes.
La représentation emblématique de la Vierge à l’enfant par le peintre de la Renaissance Sandro Botticelli, qui fait partie de la collection Carmignac, a été un point de départ évident. Les représentations historiques de la Vierge et de l’enfant reflètent une interprétation patriarcale de la répartition des rôles entre les sexes, une représentation exaltée qui légitime une féminité obéissante et asexuée et qui, pendant des siècles, a défini la hiérarchie admise entre les hommes et les femmes. À l’inverse, l’image d’Ève est celle d’une « tentatrice ». Ces modes opposés de représentation des femmes sont essentiels à la compréhension de l’exposition. Depuis longtemps, les femmes sont représentées de manière binaire, vierges ou tentatrices, ce qui ne reflète pas pleinement la nature expansive des femmes. Dès le début, l’exposition cherche à bousculer et à remettre en question cette représentation archétypale de la féminité, en proposant la femme comme une force créatrice, un être sexuel, en quête de plaisir, tout en démantelant les normes de beauté établies et en repensant intégralement le concept de la femme.
La collection Carmignac compte de nombreuses œuvres de Roy Lichtenstein, Willem de Kooning, Miles Aldridge, ou Richard Prince, entre autres, où la femme apparaît comme objet de désir. En dialogue avec ces œuvres, l’exposition présente des créations puissantes et audacieuses de Marlene Dumas, Dorothy Iannone, Lisa Yuskavage, Tracey Emin et Betty Tompkins, qui remettent en question ces représentations et confèrent aux femmes le rôle d’agents de leur propre plaisir sexuel.
L’île de Porquerolles a-t-elle été une inspiration pour la création de cette exposition ?
Mythes et légendes entourent l’île de Porquerolles, dont le récit fondateur suggère qu’elle s’est créée lorsqu’une princesse, fuyant un prédateur mâle, s’est transformée ou « terraformée » en une entité géologique, associant la femme et la nature en un tout symbiotique. Cette histoire fondatrice de l’île, ancrée dans la notion de métamorphose, est essentielle à la conceptualisation de l’exposition. Ici, les artistes revisitent les mythologies de la mère vierge, de la mère ténébreuse, de la mère cosmique, de la sorcière, de la prêtresse, de la séductrice, de la sirène et de la tentatrice, parmi d’autres archétypes, pour proposer de nouvelles formes et figures qui s’affranchissent des clichés idéalisés ou essentialistes. Tout au long de l’exposition, le public rencontrera des figures en transformation ou, pour être plus précis, dans un état constant de devenir, ce qui suggère une agentivité corporelle et représentationnelle. De l’évocation puissante et queer de la figure de Jeanne d’Arc par Martine Gutierrez à la reformulation de la Vénus hottentote par Tschabalala Self, la représentation des femmes dans l’exposition est à plusieurs voix, intertextuelle et intersectionnelle.
Le début et la fin de l’exposition sont également marqués par l’environnement unique de Porquerolles, avec sa végétation luxuriante et son environnement maritime. L’exposition s’ouvre sur un dialogue entre La Vierge à la Grenade de Botticelli, où la figure de la Vierge est inscrite dans un cadre architectural qui surplombe un paysage d’un vert profond – imitant la nature visible à travers les fenêtres de la galerie supérieure de la Villa – et l’installation murale détonante sur l’infinité des représentations féminines à travers les siècles de Mary Beth Edelson, artiste féministe américaine pionnière en la matière. En faisant interagir ces œuvres contrastées, je souhaite montrer aux visiteurs et visiteuses les contradictions que l’exposition met en évidence. L’œuvre de Botticelli est conforme aux codes picturaux établis pour les femmes, tandis que l’œuvre de Mary Beth Edelson, qui jaillit littéralement du mur, ne comporte pas de récit linéaire, ni de regard masculin omniprésent, mais nous présente au contraire une nouvelle iconographie féministe. Edelson inscrit les femmes dans l’histoire et élabore une mythologie et une histoire centrées sur les femmes. Le lien entre la femme et la nature est exploré pour souligner son pouvoir spirituel, sexuel et politique. Ici, à travers sa sculpture Clito, Marion Verboom reconnecte la sexualité féminine à la terre et au cosmos, tandis que Shahzia Sikander illustre, dans des tons vifs d’or, de rose, de rouge, d’orange et de bleu azur, une explosion cosmologique centrée sur la femme.
L’exposition se termine par une section intitulée Dark Waters (En Eaux Troubles) qui évoque le lien mythique entre les femmes et l’eau. Vénus est née de l’écume de la mer. L’eau est traditionnellement associée au cycle de vie, à la naissance et la renaissance, au mouvement et la transformation, c’est l’élément de la métamorphose. Les sirènes de la dernière salle, ces dangereuses séductrices qui vivent dans l’eau, mi-femmes, mi-animales, sont ainsi proposées comme une analogie de nouveaux modes d’identités fluides, mélangées, entremêlées.
Et puis n’oublions pas qu’à la fin du parcours, nous sommes tous dans l’eau, sous le plafond aquatique, dans la peinture de Miquel Barcelo ou l’installation de Bruce Nauman, certains visiteurs iront même peut-être se baigner dans la mer en sortant.
Comment ont été élaborées l’exposition et la sélection des artistes présentés ?
L’exposition adopte une approche transnationale, intergénérationnelle, globale et inclusive, c’est-à-dire qu’elle rassemble le travail d’artistes de différentes décennies, géographies, médiums et stratégies esthétiques pour tracer un parcours qui est à la fois surprenant et ouvert. Aucune exposition ayant pour thème les « femmes » ne peut être exhaustive, mais j’ai voulu montrer autant d’expériences et de représentations différentes que possible. Les œuvres bousculent les canons de l’histoire de l’art, notamment quand il s’agit d’installer l’œuvre de Mary Beth Edelson en parallèle avec Sandro Botticelli ou de placer La Femme Nue Couchée avec un Chat de Pablo Picasso en contraste avec Marlene Dumas ou Michael Armitage, deux artistes qui revisitent le nu féminin pour remettre en question la manière dont les artistes ont représenté les femmes au cours de l’histoire.
Il me semblait particulièrement intéressant de déconstruire l’archétype de la figure de Vénus au travers des différents thèmes de l’exposition, de Mary Beth Edelson à Billie Zangewa, de Tschabalala Self à Lee Bul, en passant par Sin Wai Kin. Tous ces artistes reformulent à leur manière la féminité idéalisée de Vénus pour remettre en question la façon dont les femmes ont été traditionnellement représentées dans l’histoire de l’art. Mais les œuvres demeurent également poétiques, politiques et ludiques.
La « matérialité » est un autre fil conducteur qui se tisse au fil de l’exposition. Historiquement, les femmes ont toujours été reléguées à des travaux artisanaux divers, notamment dans les domaines du textile et de la céramique. L’œuvre Crowning Quilt 7/9 de Judy Chicago, tirée de sa série fondamentale Birth Project, aborde le « vide iconographique » des images de la naissance dans l’art occidental. Pour cette série épique, Chicago a collaboré avec plus de 150 femmes qui se sont portées volontaires pour retranscrire ses dessins sur des textiles provenant de leurs propres habitations, en utilisant la broderie, le quilting, le macramé, la tapisserie à l’aiguille, le crochet et bien d’autres techniques encore. Remettant en question l’omniprésence des « coups de pinceau des grands peintres masculins », Chicago demande « pourquoi n’accorde-t-on pas la même place à l’incroyable éventail de techniques à l’aiguille que les femmes utilisent depuis des siècles ? »
Dans la foulée, les œuvres de Billie Zangewa, Tschabalala Self, Chitra Ganesh, Anna Perach et Ghada Amer intègrent toutes des textiles dans leur travail afin d’attirer notre attention sur ce matériau, cantonné au « travail des femmes », tout en abordant des questions plus vastes sur la représentation des femmes. Paloma Proudfoot, Jessica Stoller et Shafei Xia travaillent quant à elles avec la céramique, une autre forme d’art historiquement mise à l’écart dans l’art contemporain en raison de son association négative avec la féminité et l’artisanat. Elles réinventent ainsi le matériau, détournant sa fonction décorative d’origine pour raconter des histoires puissantes sur les femmes. Lee Bul et Alina Szapocznikow utilisent le silicone, la résine et d’autres matériaux pour repousser les limites de l’art tout en jouant avec les questions de représentation corporelle.
Comment est construit le parcours de l’exposition ?
À travers des œuvres couvrant six décennies, l’exposition juxtapose un large éventail d’artistes contemporains en dialogue avec des figures historiques majeures afin de retracer la manière dont les artistes ont exploré les questions de représentation, d’identité, de sexualité, de plaisir et de pouvoir à partir des années 1960.
Articulée en sections thématiques, The Infinite Woman passe en revue la représentation des femmes dans toute leur puissante et indéfinissable complexité. Of Myths and Monsters s’appuie sur la représentation du féminin monstrueux, où la femme est dépeinte à la fois comme une mère et un monstre, une figure transformatrice à craindre et à contrôler, aux côtés d’œuvres qui mettent en avant les femmes en tant que mères cosmiques. Sous le plafond d’eau, en clin d’œil aux métaphores du tissage, du maternage et de la protection, la sculpture emblématique de Louise Bourgeois, Spider (1995) – une ode à la force et à la résilience de sa mère – occupe la galerie centrale de la Villa Carmginac, insufflant la vie à ces récits centrés sur la femme. En regard, une nouvelle commande murale de l’artiste écossaise France-Lise McGurn crée un environnement immersif dans lequel ses figures calligraphiques dansent le long de la surface du mur. Les figures libérées de McGurn, aux couleurs pastel, font référence à la peinture de la Renaissance, à l’antiquité et à la culture populaire.
Les thèmes du désir, de la violence, du pouvoir, de la sexualité, du plaisir, de la pornographie, de la tension psycho-sexuelle et du regard traversent les œuvres rassemblées dans The Sweetest Taboo qui réunit des artistes tels que Roy Lichtenstein, Pablo Picasso, John Currin, mais aussi Betty Tompkins, Tracey Emin et Dorothy Iannone, pour ne citer qu’eux. Le regard masculin est mis en exergue à travers les œuvres de Pablo Picasso, Egon Schiele, John Currin, Thomas Ruff, Richard Prince et Miles Aldridge, aux côtés de la peinture sensuelle mais inquiétante de Michael Armitage, #mydressmychoice (2015). Mêlant figuration et abstraction, Armitage présente une femme nue de dos, rappelant le tableau emblématique de Diego Velazquez, (La Toilette de Vénus | 1647-1651), pour relater un incident survenu à Nairobi, où une femme portant une minijupe a été accusée d’être vêtue de manière indécente, puis déshabillée et molestée en public. En choisissant une pose féminine classique, Armitage établit un lien difficile entre la capacité à agir du corps et la représentation des femmes dans l’art. À l’inverse, des artistes comme Lisa Yuskavage, Tracey Emin et Dorothy Iannone mettent l’accent sur l’autonomie et le plaisir sexuel, tandis que la peinture graphique et photoréaliste de Betty Tompkins, Girl on Girl #10 (2010), s’approprie le regard masculin qui domine la pornographie en recadrant étroitement ses compositions pour se concentrer sur les organes génitaux, tout en donnant discrètement des vues explicites d’actes érotiques entre femmes.
Dissimulés, contorsionnés, exagérés, fragmentés, bridés ou automatisés, les artistes de (Dis)obedient Bodies, de Ghada Amer à Tschabalala Self en passant par ORLAN, cherchent à désenchevêtrer l’objectivation de la forme féminine du patriarcat et du capitalisme. Dans l’œuvre monumentale de Ghada Amer, Les Grands Nymphéas (2018-2022), l’artiste dissimule soigneusement des images érotiques de femmes dans des poses intimes au cœur d’une forêt de tourbillons abstraits de broderies aux couleurs vives, rappelant le langage de l’expressionnisme abstrait majoritairement masculin, tout en valorisant l’art de la broderie, un artisanat typiquement associé au travail des femmes. Le collage multimédia From Afar (2019) de Tschabalala Self rappelle la figure de Saartjie Baartman, surnommée la Vénus hottentote, qui a été exhibée comme une bête de foire dans le Paris et le Londres du début du XIXe siècle, avec son derrière surdimensionné comme symbole de la différence raciale. Cependant, dans cette œuvre cousue et collée, Self reformule le symbole de la Vénus hottentote sous la forme d’un corps noir canalisant le pouvoir de Beyoncé avec vitalité et agentivité, bouleversant ainsi les idéaux de beauté occidentaux. Préservée dans un morceau de gaze imbibé de sang, l’œuvre d’ORLAN, Saint Suaire n° 21 (1993), qui montre la trace de son visage ensanglanté à la suite d’une opération de chirurgie plastique, dépasse la frontière entre l’intérieur et l’extérieur du corps pour examiner la manière dont le corps des femmes peut être manipulé et recréé. Des artistes comme Lee Bul, Kiki Kogelnik, Tishan Hsu et Vivian Greven examinent le potentiel émancipateur du cyborg pour remettre en question la construction et la réification des images idéales de la féminité. Les sculptures en silicone moulé aux couleurs attrayantes de Lee Bul, Vanish (Violet) et Vanish (Orange), toutes deux datant de 2002, présentent des torses féminins sans tête et sans bras enveloppés dans des serpentins, dans une tentative d’insertion de la politique féministe dans le domaine technologique. Ses figures cyborg mi-machine, mi-Vénus de Milo remettent en question les idéaux de la féminité depuis l’art classique jusqu’à nos jours.
Remettant en question les catégories de genre, Shape Shifters propose d’élargir la définition de « femme » pour y inclure de nouvelles possibilités. Peter Hujar, Martine Gutierrez, Christina Quarles, Nash Glynn et Zanele Muholi, entre autres artistes, révisent la signification historique du genre en refusant ses normes traditionnelles ou en les recréant en fonction du discours contemporain sur le genre. En interaction, les œuvres d’Alina Szapocznikow, Sherrie Levine et Loie Hollowell explorent les processus mécaniques du corps, centrés sur le sexe, la reproduction et la douleur.
Évoquant la fluidité, la liquidité, la queertitude, l’instabilité, le désir, le pouvoir et l’obscurité, l’exposition se termine par une section intitulée Dark Waters, qui explore la mythologie de la sirène. Créatures hybrides, les sirènes sont des êtres de la métamorphose, qui par leur nature agissent comme des perturbatrices de rôles normatifs de genre. En outre, les sirènes représentent la crainte des anciennes civilisations, en particulier de la Grèce antique, de voir les femmes accéder au pouvoir. Inspirée par d’anciennes sculptures grecques et égyptiennes, la peinture imposante de Sofia Mitsola, Deities, Diaphaneities (2021), présente un groupe enchevêtré de sirènes séduisantes en état d’autosatisfaction érotique, tandis que l’œuvre kaléidoscopique de Chris Ofili, Calypso 1 (2018), imagine le personnage de femme fatale de Calypso comme une sirène enchanteresse, attirant Ulysse dans son repaire aquatique. Ici, des artistes tels que Kiki Smith, Chioma Ebinama, Cecilia Bengolea, Laure Prouvost, Sofia Mitsola et Chris Ofili présentent la sirène comme un symbole de la capacité d’agir et de l’émancipation au féminin.
Pourquoi ce titre : The Infinite Woman (La femme infinie) ?
Le titre The Infinite Woman fait allusion aux notions de multiplicité et de pluralité et, d’une manière simple mais évocatrice, fait valoir que la catégorie « femme » est indéfinissable et qu’elle s’incarne dans la complexité. Nous sommes plurielles ! Malgré la volonté de la civilisation occidentale à définir la « femme » par ses capacités de reproduction, ses psychopathologies ou sa sexualité, les œuvres présentées dans The Infinite Woman nient ou refusent ces lectures traditionnelles et suggèrent plutôt l’idée de la « femme » comme une entité insaisissable, toujours au-delà de toute définition. En définitive, il s’agit d’un titre poétique qui reconnaît l’intersectionnalité et l’étendue des expériences féminines.
L’utilisation délibérée du mot « infini » suggère non seulement que la catégorie « femme » est indéfinissable, mais qu’elle a aussi une composante donnant aux femmes le rôle de mère cosmique pour, par extension, proposer la femme comme force créatrice dans l’univers. Cette lecture de la féminité divine est explorée dans l’œuvre de l’artiste féministe pionnière Judy Chicago, dont la série épique The Birth Project donne une forme visuelle à l’imagerie peu représentée de l’accouchement, tout en visualisant la naissance de notre planète d’un point de vue exclusivement féministe, en se réappropriant la potentialité politique « féministe » de la Terre nourricière. Le titre s’inspire également du travail de l’artiste Shahzia Sikander, née au Pakistan et installée à New York, dont l’œuvre de 2022, Dream Before You Go, dépeint une éruption presque violente de la naissance de l’univers, avec une figure de la « femme » à la fois comme créatrice et comme protectrice. Au final, ces artistes revendiquent la fécondité comme une force féminine transgressive.
Le titre remet également en question les définitions strictes des catégories de genre et plaide en faveur d’un élargissement de la définition de « femme » afin d’y inclure de nouvelles possibilités. Par exemple, des artistes comme Martine Gutierrez, Christina Quarles, Peter Hujar, Zanele Muholi, Nash Glynn et Sin Wai Kin réinterprètent la signification historique du genre en refusant ses normes traditionnelles ou en les recréant en fonction des discours contemporains sur le genre. Ici, l’« infini » est donc également compris comme étant inclusif.