Jusqu’au 20 juillet 2024, la galerie AL/MA présente « Spéculaire », un face-à-face passionnant entre des œuvres récentes de Marine Pagès et de Nicolas Daubanes.
Dans le texte qui accompagne l’exposition, Marie-Caroline Allaire-Matte précise les raisons qui l’ont conduite à réunir ces deux artistes autour de cet adjectif :
« Si le titre de l’exposition, Spéculaire, dont la définition la plus courante précise, “qui réfléchit la lumière comme un miroir”, suggère une situation de face à face de deux gestes artistiques qui s’éclairent mutuellement, on peut aussi l’interpréter comme un dispositif méditatif, au sens d’exercer sa réflexion en confrontant les deux propositions. Nicolas adapte ses moyens à la restitution d’une archive, d’une mémoire, d’une phrase, en s’interrogeant sur la manière d’en restituer la force, la légitimité, de la rendre visible et lisible. La limaille, la céramique dentaire, le béton saboté utilisés par Nicolas Daubanes, servent une cause : la mémoire de l’histoire. Marine Pagès a choisi d’assujettir ses sujets, inventaires, mémento mori, aux contraintes d’une économie formelle rigoureuse qu’elle fixe en préambule de ses gestes.
Dans des registres formels différents, ils questionnent l’usage du matériau, du processus, qui transforme le sujet en un espace physique, réel, entier. »
Pour ce face-à-face avec Nicolas Daubanes, la galeriste a sélectionné, avec la probable complicité de Bernard Jordan, quelques œuvres représentatives du travail captivant de Marine Pagès. Douze dessins sont issus des Memento Mori (2023-24). Deux feuilles de la série Mémento (2022) semblent hériter du vaste ensemble des Intermédiaires. Elles sont accompagnées par une de ses délicates Formes molles.
Mémento (rose) et Mémento (gris) réalisés en 2022 pourraient appartenir à un nouveau tiroir de la série des Intermédiaires commencée en 2018. Le catalogue monographique (Marine Pagès – Les Corps flottants) publié en juin 2021 par les éditions Naima et la galerie Bernard Jordan recensait alors les Intermédiaires I à III, les Intermédiaires d’été, les Intermédiaires – Repentirs, les Intermédiaires gouaches, les Intermédiaires – debout…
La description de cet ensemble que l’on peut lire dans ce catalogue semble s’appliquer en effet à ces deux Mémentos :
« Sur des fonds neutres ou colorés sont dessinées des lignes qui forment des structures en tension. Ces équilibres sont construits suivant une logique mécanique d’appui et de contrepoids, mais aussi empiriquement.
Les papiers sont tendus et préparés par de nombreux jus d’encre superposés jusqu’à l’obtention d’une densité et d’une vibration de couleur. Le dessin vient en second lieu sans repentir, d’abord au crayon, puis au graphite aquarellable ou à la gouache, ou bien aux crayons de couleur. L’équilibre des lignes dans la page repose sur un cadre invisible créant un appui possible, puis elles sont répétées, déplacées et décalées dans ce même cadre.
Cette série fait intervenir la ligne comme arcane du travail, avec des droites tracées et “construites” telles des baguettes ou des tubes très allongés et minutieusement remplis. Combinées pour composer des structures, les lignes entrent en relation ; lorsqu’elles sont dédoublées, elles forment des volumes en trompe-l’œil. Elles se mettent ainsi à raconter une histoire, celle de leur propre réalisation avant même de figurer des architectures ou des souvenirs épurés de corps en tension. »
Dans le texte qu’il signe pour le même catalogue, Guitemie Maldonado commence par rapprocher cette série de celle des Incomplete Open Cubes de Sol LeWitt, mais il souligne immédiatement :
« On perçoit bien vite qu’aucune figure définie au préalable n’en détermine les variations, par conséquent infinies et empiriquement réglées suivant la seule exigence qu’elles puissent tenir. La diversité des registres qui les inspirent ou qu’elles rappellent – éléments d’architecture, objets du quotidien, postures de corps ou encore lettres – achève de les situer entre les domaines de la conception et de la réalisation, de l’idée et du matériau, d’en faire donc des intermédiaires, mais surtout, en plein, des objets de dessin »… On lira avec intérêt cet essai de Guitemie Maldonado dans le dossier de Marine Pagès sur le site documentsdartistes.org
À droite de ces deux Mémentos, l’accrochage présente une des Formes molles de Marine Pagès.
Le catalogue déjà cité en explique ainsi le processus de création :
« Les Formes molles sont exécutées à partir des chutes des papiers préparés à l’encre de la série Les Intermédiaires, une fois ceux-ci recadrés. Coupées, puis collées entre elles, ces chutes forment alors des constructions fragiles qui reprennent en partie les dessins tracés sur papier dont elles sont issues. Suspendues à des clous, elles s’affaissent sous leur poids, pliant ainsi la ligne droite d’origine. C’est le déplacement de notre corps qui permet de voir l’épaisseur et la couleur situées discrètement, vers l’intérieur.
Une histoire se tisse entre le vide et le plein, les lignes courbes et les droites, le mouvement et la structure fixe, le blanc et la couleur, dévoilant le potentiel narratif de la ligne ».
Douze Memento Mori (2023-24) sont assemblés face à l’entrée de la galerie. Dans son texte, Marie-Caroline Allaire-Matte souligne que cette série : « joue d’anagramme de ces deux mots et réinventent un langage improbable, amusé, léger et grave autour de cette locution latine qui rappelle notre condition de mortel si prompt à l’oublier »…
La série «HeyPfiouHmmPafSnifArghBofAieHeuWhaouGrrrEuhHiii » créée par l’artiste lors d’une résidence à Bruxelles, en juillet 2020 est sans doute à l’origine de cet ensemble récent. Dans un texte écrit à l’occasion du solo show de Marine Pagès présenté par la galerie Bernard Jordan à l’occasion de Drawing Now Art Fair 2021, Julie Ramos remarquait « On ne sera pas étonné que dans ses revisites de l’origine du langage (de l’art), du rapport entre le sérieux et le jeu, Marine Pagès ait conçu, à l’occasion de sa résidence à la Villa Empain de Bruxelles en 2020, une série d’onomatopées dont les lettres en bâtons se tiennent l’une dans l’autre, non-doubles et fausses ombres, pour former les châssis de fenêtres non albertiennes, ouvertes sur l’imaginaire ».
Dans la réserve de la galerie AL/MA, on peut en découvrir un exemplaire…
Co-rédactrice en chef et co-directrice de publication de Roven avec Johana Carrier, Marine Pagès a plusieurs fois été exposée dans la région. En 2020 elle participait à Variations au Studio Fotokino (Marseille). Pour les éditions 2019 et 2017 de Paréidolie, le salon international du dessin contemporain de Marseille, la Galerie Bernard Jordan exposait plusieurs de ses feuilles. En 2016, Martine Robin l’accueillait dans À l’heure du dessin, 4e temps, au Château de Servières à Marseille où elle présentait la superbe installation Tenir l’équilibre. La même année, elle participait à la proposition Outiller le dessin, dans le cadre de Drawing Room 016 à La Panacée, Montpellier. Toujours à Montpellier, elle exposait en 2013 chez Aperto et en 2012 dans Drawing Room 012 au Carré Sainte-Anne.
On ne reviendra pas sur le travail de Nicolas Daubanes souvent évoqué ici. Pour « Spéculaire », il présente quatre œuvres récentes issues de sa résidence à l’abbaye de Fontevraud. Pendant deux ans, il a interrogé l’histoire carcérale du lieu. Dans un texte intitulé La mutinerie de Fontevraud, il explique la nature de son projet :
« Entre les murs de l’Abbaye de Fontevraud, où se sont déroulées 150 années d’histoire carcérale, je propose de faire émerger la vision fantasmatique de ce qu’aurait pu être la prison au moment d’une mutinerie. Cette vision s’inspire des images du démantèlement de l’usage carcéral de l’Abbaye ordonné par les architectes patrimoniaux, puisqu’elles procèdent du même élan.
On imagine les murs trembler, s’effondrer, être désarmés par les mutins, qui ne les laisseront plus jamais enfermer qui que ce soit. On voit les espaces brûler — les cuisines, la grande nef, toutes percées de flammes, envahies de fumée ; le chaos s’abattant sur Fontevraud comme la tempête sur le navire en feu.
Je dépeins ces scènes avec la matière même de l’évasion : de la limaille de fer retenue contre le papier par la force de l’aimantation. Dessiner avec cette poudre de fer, qui pourrait être produite par le détenu limant soigneusement les barreaux de sa cellule, permet de représenter directement la matière de la prison s’égrenant, s’écroulant. A la manipulation, cette poudre de fer produit naturellement des coulures qui évoquent immédiatement des traînées de fumée — comme si la matière dictait d’elle-même le récit de l’évasion, de la mutinerie, en le plaçant sous le signe de l’incendie. Dès lors, l’Abbaye assaillie de l’intérieur se délite, prend feu, comme la surface des verres sur lesquels j’effectue une gravure en projetant des étincelles d’acier incandescent pour dessiner des flammes qui, à l’oxydation, se colorent de tons orangés et dorés.
Ce projet de mutinerie, des moines l’ont réellement imaginé : en 1622, deux d’entre eux mettent le feu à plusieurs endroits de la forêt qui ceinture l’Abbaye. L’un des coupables, Jacques Dantui, finit par se dénoncer : il est défroqué, mis au fer, mais finit par s’évader.
Au croisement de l’anecdote historique et de l’imaginaire dicté par la matière de mes dessins, il m’intéresse de mêler la rigueur de la documentation et l’élan du fantasme, voire du fantasmagorique, en incorporant aux dessins des personnages disproportionnés, des anachronismes, des inspirations mythiques puisées dans l’esthétique des Tours de Babel, ou des découpes pratiquées dans des gravures de Francisco de Goya et de Piranèse.
Incorporer les traits et les intentions des séries des Prisons Imaginaires de Piranèse et des Désastres de la guerre de Francisco de Goya à cette nouvelle série que l’on peut désormais nommer “La Mutinerie de Fontevraud”, c’est lui confier la charge de porter cet évènement imaginaire, mais tant imaginé, avec la même intensité que ces gravures magistrales peuvent encore aujourd’hui susciter ».
Il va de soi qu’un passage par la galerie AL/MA s’impose avant le 20 juillet 2024.
En savoir plus :
Sur le site de la galerie AL/MA
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Le dossier de Marine Pagès sur documentsdartistes.org
Marine Pagès sur le site de la Galerie Bernard Jordan
Nicolas Daubanes sur le site de la Galerie Maubert
Nicolas Daubanes sur le site de l’Abbaye de Fontevraud