Après « Constellation », l’époustouflant accrochage consacré à Diane Arbus l’an dernier, Luma Arles propose « Lee Friedlander Framed by Joel Coen » dans le cadre de sa programmation 2024.
Absolument incontournable, mais nettement moins spectaculaire, ce projet dont le commissariat est assuré par Matthieu Humery prolonge une publication et deux expositions construites à partir d’une sélection singulière de 70 photographies de Lee Friedlander choisies par Joel Coen.
« Lee Friedlander Framed by Joel Coen » trouve son origine dans une rencontre de Jeffrey Fraenkel, avec Joel Coen et Frances McDormand pendant le confinement en Californie. Le galeriste de Friedlander suggère au réalisateur de réfléchir à une exposition autour du travail du photographe. Dans un article du New York Times, Fraenkel confie : « J’ai pensé que Lee était mûr pour une approche extérieure, et inviter un cinéaste m’a semblé être une bonne stratégie ». Puis il ajoute « Tous ceux qui ont vu les films de Joel savent qu’il a un œil particulier pour les images ». Dans une interview, Joel Coen précise que le galeriste lui a laissé carte blanche, « cela peut être ce que vous voulez. Juste 10 photos si vous le souhaitez »…
Coen et McDormand ont ensuite rendu visite aux Friedlander dans l’État de New York au printemps 2022. Le courant est immédiatement passé entre les deux hommes. Dans la postface du livre « Lee Friedlander Framed by Joel Coen », Frances McDormand raconte : « J’étais présent lorsque ces deux hommes se sont rencontrés pour la première fois et j’ai observé une familiarité qui découle de leur vie, de visions singulières et excentriques… ».
Le cinéaste commence par feuilleter des livres de photos de Friedlander. Dans son article pour le quotidien new-yorkais, Arthur Lubow rapporte ces propos de Joel Coen : « En parcourant ces livres et en faisant des allers-retours, j’ai reconnu des schémas — des schémas qui, je le sais, sont instinctifs, mais qui se retrouvent dans tout ce qu’il fait ».
Dans l’introduction qu’il signe pour l’ouvrage « Lee Friedlander Framed by Joel Coen », Joel Coen écrit :
« J’ai trouvé difficile de choisir seulement quelques images de l’immense carrière de Lee Friedlander. Par où commencer ? En tant que fabricant d’images moi-même, j’ai été davantage attiré par son sens de la composition, magnifiquement étrange, plutôt que par un sujet en particulier. Et en tant que cinéaste, j’ai aimé l’idée de créer une séquence qui mette en valeur l’approche inhabituelle de Lee en matière de cadrage, la manière dont il fractionne, éclate, répète, fracture des éléments qu’il réassemble dans des compositions nouvelles et impossibles.
J’étais aussi intéressé par le fait que Lee soit un passionné de jazz et qu’il a commencé sa carrière en prenant des photos de musiciens. Si tout art aspire à une forme de musicalité, alors Lee est un jazzman avec un appareil photo, et le son qu’il sort de son instrument ne ressemble à rien de ce qui a été joué auparavant. »
Au-delà de cette publication, Coen réalise une vidéo de trois minutes et demie qui met en évidence l’approche singulière de Friedlander « dans des compositions nouvelles et impossibles »… Le livre et ce montage intitulé « Joel Coen Reframes Lee Friedlander » ont été à la base de deux expositions à la Fraenkel Gallery de San Francisco et chez Luhring Augustine à New York au printemps 2023.
L’ensemble des 70 tirages sélectionnés par Joel Coen pour « Lee Friedlander Framed by Joel Coen » sont entrés récemment dans la Collection Maja Hoffmann/LUMA Foundation.
Cette acquisition offre la possibilité à Matthieu Humery de présenter à Arles la vision décalée de Joel Coen et sa manière singulière de voir de Friedlander.
Dans des paysages et des scènes de rue coupés par des lignes verticales (poteaux, arbres, parcmètres, barres d’acier…), les personnes photographiées sont souvent partiellement masquées ou rejetées à la périphérie de la composition. Des images se reflètent dans les rétroviseurs de voitures, les portes et les vitrines des magasins. Fréquemment, on a le sentiment que quelque chose se déroule juste en dehors du cadre ou est sur le point de se produire. Comme Hitchcock, le photographe apparaît sous forme de reflet ou d’ombre dans plusieurs de ses créations. Dans ce monde de Friedlander où parfois il ne se passe rien, les signes, symboles et indices, traduits par les yeux de Coen, paraissent tout à coup très cinématographiques. Nombreuses sont les photographies qui ressemblent à des images de films, moments figés qui suggèrent un récit plus vaste et inexplicable. À plusieurs occasions, on ressent l’étrange sensation de reconnaître certains plans des films des frères Coen. Certains paysages semblent évoquer Fargo, The Big Lebowski, No Country for Old Men ou Barton Fink…
Lee Friedlander, New York City, 1969 (imprimé dans les années 1970), 27,9 x 35,6 cm ; San Diego, California, 1997 (imprimé dans les années 2000), 50,8 x 40,6 cm ; Dallas, 1977 (imprimé dans les années 1970), 27,9 x 35,6 cm et New Jersey, 1966 (imprimé en 2014), 27,9 x 35,6 cm. © Lee Friedlander, avec l’aimable autorisation de Fraenkel Gallery, San Francisco et de Luhring Augustine, New York
Pour Frances McDormand, les images de Friedlander et les films des Coen « recèlent des mystères qui semblent un peu liés »… Elle conclut sa postface avec cette réflexion particulièrement pertinente : « Tous deux capturent et remplissent des cadres avec des images parfois simples, parfois chaotiquement élaborées, qui nous amènent à nous poser des questions. Non pas à parcourir et à balayer, mais à s’interroger. Et peut-être à laisser entrer dans notre tête des choses auxquelles nous n’avions jamais pensé auparavant et à penser… Huh ».
Naturellement « Lee Friedlander Framed by Joel Coen » est une exposition indispensable qui sera sans aucun doute un moment d’exception et une surprenante découverte pour celles et ceux qui apprécient ou qui méconnaissent le travail photographique de Lee Friedlander et le cinéma de Joel Coen.
« Lee Friedlander Framed by Joel Coen » fait partie de la séquence « Arles Associé » des Rencontres d’Arles.
Ci-dessous quelques regards sur le parcours de l’exposition.
En savoir plus :
Sur le site de Luma Arles
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Sur le site de la Fraenkel Gallery et sur celui de Luhring Augustine
« Lee Friedlander Framed by Joel Coen » – Regards sur l’exposition
Délaissant l’accrochage « en nuage » présenté par la Fraenkel Gallery de San Francisco, Matthieu Humery reprend les principes mis en œuvre par Luhring Augustine à New York. Il s’applique à suivre l’enchainement et le rythme du montage du film « Joel Coen Reframes Lee Friedlander » qui est projeté au fond de la première travée.
Deux cimaises légèrement obliques segmentent dans sa longueur la Galerie des Archives au niveau -2 de la Tour Luma. Un large papier peint reproduit une des scènes urbaines de Friedlander sélectionnée par Coen (New Orleans, 1975). Des détails d’autres images couvrent les tranches de ces cimaises (New Orleans, Louisiana, 1968 et New York City, 1995). Ce simple dispositif scénographique donne aux visiteur.euses la troublante sensation de pénétrer dans le monde Friedlander vu par Coen.
Un texte de présentation introduit le parcours de l’exposition. Il reprend l’essentiel de celui que signe Matthieu Humery dans le magazine Arles #08 :
Un face-à-face, un travail collaboratif, une dédicace de l’un à l’autre : comment décrire cet exercice ? Joel Coen, un artiste cinéaste, s’introduit dans l’œuvre d’un autre artiste, le photographe Lee Friedlander. Il extrait de son corpus une sélection purement subjective. Celle-ci fera exposition. Ce geste tranchant, individuel et définitif, est ici et surtout une immersion dans un univers nouveau où le Moi s’exalte d’abord à travers l’hommage rendu à l’œuvre d’un seul homme, mais aussi par l’expression visuelle de la personnalité du commissaire. Sa signature est impossible à ignorer. Cette recomposition du travail de Friedlander crée des liens entre ses images et ouvrent de nouvelles perspectives, un dialogue fécond entre image fixes et mouvantes.
On reconnaîtra aisément les connivences, les clins d’œil entre le cinéma de l’un et la photographie de l’autre : la fragmentation du temps et de l’espace par le truchement du cadrage et du jeu des lignes, ces portraits acerbes d’une Amérique qui déraille, l’intrusion de l’étrangeté dans le banal, l’urbanité solitaire, l’événement dans le quotidien ou encore une approche ludique de la narration.
Prisme partial, ce double portrait n’en est pas moins une mini-rétrospective du travail de Friedlander : en effet cette exposition traverse toute la carrière du photographe, des années 1960 à nos jours. Lee Friedlander Framed by Joel Coen rassemble deux expositions présentées simultanément à New York et à San Francisco. Au complet, le dispositif visuel composé de 70 images et d’un film permet d’approcher la vision du cinéaste dans sa globalité, et révèle un petit peu de son histoire, de sa personnalité et de la place que les œuvres de Friedlander ont pu prendre au sein de son travail et de sa vie.
L’étrange portrait de Friedlander (Tokyo, Japan, 1994) avec lequel se termine le montage vidéo de Joel Coen, débute ici l’accrochage. Il est suivi par une citation extraite de l’introduction du livre publié par la Fraenkel Gallery :
Lee Friedlander fractionne, éclate, répète, fracture des éléments qu’il réassemble dans des compositions nouvelles et impossibles. – Joel Coen
Un bâtisseur de lignes
La première travée commence avec un court texte intitulé « Un bâtisseur de lignes » :
Lee Friedlander apparaît à travers la sélection de Joel Coen comme un génial inventeur de formes, qui s’exprime à travers des cadrages inhabituels aussi ludiques et précis que déroutants. Structure, architecture et cadre sont ses leitmotivs instinctifs. En jouant avec les lignes et les ruptures de son environnement – rues, clôtures, vitrines, poteaux, parkings, panneaux publicitaires – il nous invite à recomposer tous ces fragments, toutes ces pièces d’un puzzle dont on ne peut prédire le résultat final. L’énigmatique est partout, l’incertain est roi. Ce sont de ces césures visuelles que naissent le récit et toutes ses potentialités. Il nous appartiendra ensuite de relier ces dernières ou de les monter, au sens cinématographique du terme, comme des fictions possibles du réel.
L’accrochage reproduit peu ou prou les séquences assemblées par Coen dans « Joel Coen Reframes Lee Friedlander ». Pour simuler le rythme de ce montage, certaines images sont isolées, d’autres sont regroupées par deux avec leurs cadres bord à bord, plus rarement elles sont rapprochées par trois… Les photographies réunies dans la première partie du film sont exposées de part et d’autre de cette première travée dans l’ordre choisi par le cinéaste.
Un portrait américain
La projection de « Joel Coen Reframes Lee Friedlander » fait césure dans le parcours de l’exposition.
À droite du grand wallpaper qui reproduit l’étrange New Orleans (1975), un second texte de salle intitulé « Un portrait américain » introduit cette seconde partie. On y retrouve avec les mêmes principes d’accrochage et de séquencement les photographies sélectionnées par Joel Coen dans la seconde partie de son montage.
Le décorum des photographies de Friedlander est en tout point similaire à celui des films des frères Coen. Ils ont exploré les quatre coins des États-Unis : de New York au Texas en passant par la Nouvelle-Orléans et le Minnesota jusqu’à Los Angeles. De la métropole au désert, les clichés dépeignent l’Amérique, ses habitants et ses antagonismes. La solitude des villes, l’omniprésence des images et de la publicité, l’obsolescence du périurbain. On retrouve ici la vision caustique de Coen sur cette terre promise, fer de lance de l’individualisme à tout prix. La présence humaine, plus spectrale que centrale dans les clichés présentés ici, nous dit quelque chose de l’errance humaine, notion qui traverse aussi toute la filmographie de Joel et Ethan Coen. Les États-Unis c’est aussi Hollywood, la nation des Westerns, le pays du cinéma par excellence. Terre avide de fictions, de mythes et de drames, l’Amérique est devenue ce pays de tous les possibles, tiraillé entre liberté absolue et traditionalisme, entre ruralité préservée et course à la modernité, entre idéalisme et matérialisme. Cette effervescence manichéenne, Friedlander l’incarne dans ces photographies qui ciblent le quotidien banal des Américains et des Américaines. Un quotidien d’où il fait advenir la vie, le hasard grotesque, la coïncidence heureuse.