« Finir en beauté » de Sophie Calle dans les galeries des cryptoportiques s’impose comme un des rendez-vous incontournables des Rencontres d’Arles 2024.
Avec un sens aigu de la mise en scène, elle expose un ensemble d’œuvres attaqué par la moisissure afin de leur permettre de « finir en beauté ». C’est, dit-elle au micro des Matins d’été sur France Culture, « plus glorieux que d’aller directement dans une décharge… ».
À ces tirages photographiques, elle a ajouté quelques objets personnels qu’elle n’a pu « ni jetés ni donnés ».
Après la première volée d’escaliers qui conduit vers les galeries souterraines des cryptoportiques, un bref texte résume clairement les circonstances qui ont conduit Sophie Calle à imaginer ce projet. Elle y explique également pourquoi le lieu s’est imposé avec évidence pour cette cérémonie.
Plutôt que le paraphraser inutilement, nous préférons le reproduire ici :
« Peu avant l’inauguration de mon exposition À toi de faire, ma mignonne au musée Picasso, à Paris, un orage a causé des dégâts dans ma réserve et des spores de moisissure se sont infiltrées dans Les Aveugles, une des séries qui devaient la constituer. Les restaurateurs se sont prononcés : afin d’éviter tout risque de contamination, il était préférable de détruire les œuvres. J’ai, dans l’urgence, pris le parti de mettre en scène leur absence.
Seulement ces aveugles avaient trop compté dans ma vie pour terminer la leur à la décharge. J’ai alors repensé à une idée de l’artiste Roland Topor d’inhumer un vieux chandail qu’il ne pouvait ni donner ni jeter.
Les cryptoportiques d’Arles se prêtent à une telle cérémonie : l’année précédente, durant les Rencontres, l’humidité qui y règne avait insidieusement attaqué les photographies exposées, et les champignons l’avaient emporté. Ce lieu, censé les protéger, avait paradoxalement agi comme un outil de destruction. Que cela se soit produit dans une ville qui joue un rôle majeur dans la préservation des images est pittoresque. J’ai donc imaginé que je pourrais ensevelir ici mes aveugles, afin qu’ils finissent de se décomposer et que leurs mots, qui ne parlent que de beauté, s’enfoncent dans les soubassements de la ville.
J’ai réalisé que la pourriture avait sélectionné ses victimes. À côté de ces regards qui ne voient pas, elle ne s’en était prise qu’à des projets qui évoquaient symboliquement la mort, comme s’ils avaient perdu leur immunité : des bouquets de fleurs séchées, des clichés de tombes, la photo de mon matelas sur lequel un homme s’est immolé, des tableaux qui déclinent le dernier mot de ma mère. Et puisque j’allais offrir une seconde mort à mes œuvres agonisantes, j’ai aussi invité des choses de ma vie qui ne servent plus à rien, mais que je ne peux ni donner ni jeter. »
Sophie Calle
Avec « Finir en beauté », Sophie Calle signe un accrochage exceptionnel remarquablement éclairé par Éric Soyer, scénographe des créations de Joël Pommerat.
Dans un montage sonore réalisé par François Leymarie et le Studio Sinuances, elle raconte l’histoire de ses objets qu’elle n’a pu ni donner ni jeter.
L’exposition est accompagnée par Sophie Calle, Finir en beauté, une publication (non lue) aux éditions Actes Sud.
Exposition incontournable à voir avant le 29 septembre prochain.
À lire, ci-dessous, quelques impressions sur l’exposition. À éviter pour celles et ceux qui n’ont pas encore vu cette « Finir en beauté » et qui comptent le faire…
En savoir plus :
Sur le site des Rencontres d’Arles
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Sophie Calle sur le site de la galerie Perrotin
Sophie Calle invitée des Matins d’été sur France Culture le 4 juillet 2024 à propos de « Finir en beauté »
« Finir en beauté » : Regards sur l’expsoition
Les aveugles
La première galerie des cryptoportiques est consacrée à la série Les Aveugles, un ensemble qui, confie-t-elle, « a beaucoup compté dans ma vie ». En effet, « Que “voit-on” quand on est aveugle ? » est sans doute une question qui semble avoir obsédé Sophie Calle. En 1986, elle décide de rencontrer des aveugles de naissance, qui n’ont donc jamais vu, et de leur demander quelle est pour eux l’image de la beauté…
Les vingt-trois non-voyants interrogés sont systématiquement photographiés en noir et blanc. Leur portrait sera par la suite exposé à côté de leur « définition » de la beauté et d’un tirage couleur illustrant cette définition.
Cette série dont plusieurs éléments sont entrés dans les collections publiques (Cnap, Carré d’art à Nîmes, Centre Pompidou, etc.) a été souvent partiellement exposée. Dans le cadre de l’édition 2012 des Rencontres, elle était intégralement montrée à la Chapelle du Méjan pour « Pour la dernière et pour la première fois ». Elle accompagnait l’ensemble La Dernière Image (2010) où Sophie Calle interrogeait à Istanbul (historiquement surnommée « la ville des aveugles ») des hommes et des femmes qui avaient subitement perdu la vue. Elle leur demandait alors de décrire ce qu’ils avaient vu pour la dernière fois. Les deux séries étaient complétées par les sept vidéos muettes et bouleversantes de Voir la mer (2011).
Au début de la galerie sud des cryptoportiques, on découvre la caisse dans laquelle les tirages contaminés étaient conservés. Posé sur celle-ci, un cadre rappelle le protocole de la série.
Sur la gauche, plusieurs portraits et photographies sont empilés. Il s’agit sans doute d’éléments qui n’ont pu trouver place dans l’exposition, mais qui pourront tout de même « Finir en beauté ».
L’accrochage des éléments de la série, jusqu’à présent toujours sensiblement le même, est ici fondamentalement différent. Les étagères de 15 centimètres de profondeur ont logiquement disparues.
Chaque portrait, éclairé par un projecteur à découpe, repose sur le bandeau d’un des piliers qui supportent les voûtes en berceau.
En face, la « définition » de la beauté et la ou les photographies couleur sont posées au sol, en appui contre le mur extérieur. Les découpes du projecteur construisent une figure géométrique irrégulière où la lumière particulièrement bien maitrisée met en valeur les tirages sans aucun reflet ou effet de miroir, ni ombre portée des visiteur·euses.
Sophie Calle – Les Aveugles (La mer à perte de vue), 1986 – « Finir en beauté » – Rencontres d’Arles 2024
La présentation commence avec le premier aveugle rencontré par Sophie Calle. Sa définition de la beauté : « La plus belle chose que j’ai vue c’est la mer, la mer à perte de vue »… Elle ne pouvait souhaiter meilleur encouragement pour son projet.
La série se termine ici à l’angle entre la galerie sud et celle qui suit à l’ouest avec « Le beau j’en ai fait mon deuil ». Ici, le portrait surmonte la définition. Aucun tirage couleur ne les accompagne, et pour cause : « Le beau, j’en ai fait mon deuil. Je n’ai pas besoin de la beauté, je n’ai pas besoin d’images dans le cerveau. Comme je ne peux pas apprécier la beauté, je l’ai toujours fuie. »
Sophie Calle – Les Aveugles (Le vert), 1986 – « Finir en beauté » – Rencontres d’Arles 2024
Entre-temps, celles et ceux qui ont déjà vu Les Aveugles reconnaîtront Versailles ; Le vert ; Romance à Grenade ; Les poissons me fascinent ; Les blonds ; La fourure de Lynx ; C’est un bateau ; Les moutons, ma mère et Alain Delon ; Ce que je vois de mon balcon ; On dit que c’est beau le blanc…
Sophie Calle – Les Aveugles (Les poissons me fascinent), 1986 – « Finir en beauté » – Rencontres d’Arles 2024
Des pierre tombales, un lit, deux soucis et des fleurs séchées…
La seconde galerie des cryptoportiques rassemblés d’autres tirages qui ont souffert de l’inondation. Sophie Calle souligne que celle-ci n’avait attaqué que des œuvres qui parlaient de la mort, « comme si ces œuvres avaient perdu leur immunité »…
Alignés le long du mur, éclairé par une lumière blanche venant des soupiraux, on découvre une dizaine de tirages grandeur nature de ses Tombes contaminées par des spores de moisissure… Cette série, aussi célèbre que Les Aveugles, a débuté en 1989-1990 dans le cimetière californien de Bolinas. Elle montre des sépultures anonymes. Une simple inscription nomme les morts à travers leur filiation : Mother, Father, Brother, Sister…
Dans le petit livre Que faites-vous de vos morts ? qui prolongeait son exposition « Beau doublé Monsieur le Marquis » au Musée de la Chasse et de la Nature en 2017, Sophie Calle écrivait : « Dans le cimetière de Bolinas, en Californie, où j’ai pris mes premières photographies, la mort est une affaire de famille. Moi qui ne suis ni épouse, ni mère, et sœur seulement à demi, je n’y échapperai pas : je mourrai à tout jamais daughter ». Faute de pouvoir passer sa mort au cimetière Montparnasse, elle y aurait acheté une concession…
Au fond de la galerie, par deux fois, le mot Souci photographié et encadré prend appui sur le bandeau d’un des piliers de la voute… Il terminait la dernière phrase que sa mère a prononcée avant de mourir, « Ne vous faites pas de souci »…
Au début de la galerie suivante, un amas de fleurs séchées sont posées comme sur une tombe…
Elles ont été offertes par Frank Gerry qui envoie un bouquet à chacune des expositions de Sophie Calle. Elles aussi sont contaminées par la moisissure.
Ni donner ni jeter
L’exposition se termine dans la troisième galerie avec un ensemble disparate d’objets que Sophie Calle n’a pu ni donner ni jeter… La boucle sonore diffusée dans les cryptoportiques apporte quelques informations à leur sujet. On y croise « une robe d’un mariage qui est un mauvais souvenir, toutes les clés qui ont ouvert les lieux de ma vie, mais qui n’ouvrent plus rien »…
Un teeshirt évoque les commentaires de sa mère sur sa poitrine et son « soutien-rien ». Une paire de Santiags fait écho à un voyage à travers les États-Unis. La chaussure rouge rappelle son dernier vol, « car, dit-elle, j’aimais bien voler quand j’étais petite. On avait partagé avec ma copine de l’époque une paire de chaussures trop grandes pour nous, elle gardant le pied droit, moi le gauche… Une seule chaussure cela ne sert à rien »…
Une robe froissée est soigneusement étalée en travers d’un lit.
Sur le bandeau d’un pilier voisin, la photo d’un autre lit…
« C’était mon lit. Celui dans lequel j’ai dormi jusqu’à mes dix-sept ans. Puis ma mère l’a mis dans une chambre qu’elle a louée. Le 7 octobre 1979, le locataire s’est couché et s’est immolé par le feu. Il est mort. Les pompiers ont jeté le lit par la fenêtre (2e étage). Il est resté neuf jours exposé dans la cour de l’immeuble ».
Au fond de la galerie, deux valises… Que contiennent-elles ? Sans doute « les choses que je ne voulais pas voir me survivre, il y avait mes journaux intimes, ceux de ma mère, des lettres d’amour que j’écrivais quand j’avais 18 ans assez pathétiques et je n’imaginais personne les lire »… Ce que confirme les deux étiquettes.