Jusqu’au 29 septembre, la Fondation A (Collection Astrid Ullens de Schooten) présente « Quand les images apprennent à parler » dans une partie des espaces de la Mécanique Générale. Sous le commissariat de Urs Stahel, l’exposition rassemble quelque 650 tirages de 45 photographes parmi les 5 500 photographies collectionnées ces trente dernières années.
Contrairement à ce que l’on pouvait craindre, cette gigantesque exposition est loin d’être indigeste ou écrasante. Elle se visite avec une facilité déconcertante et une évidente jubilation. La limpidité du propos est de toute évidence liée à la sélection claire et cohérente effectuée par Urs Stahel. Si les photographes documentaires conceptuels choisis sont souvent devenus des figures majeures, « Quand les images apprennent à parler » multiplie aussi les (re)découvertes passionnantes. La présentation de séries complètes contribue beaucoup à la fluidité du parcours et à la séduction de l’accrochage. « Ce que j’ai toujours fait — et c’est ça la vraie force de ma collection — c’est acheter tout le travail d’un artiste. Pas seulement une ou deux photos, mais toute la série » confiait récemment la baronne octogénaire et collectionneuse belge à Grégory Escouflaire dans un entretien pour L’Officiel Belgique.
L’exposition peut se parcourir sans aucun support, les images et les séries parlent d’elles-mêmes… C’est, semble-t-il, ce que font la plupart des visiteur·euses… Assez rares sont celles et ceux qui utilisent les QR codes au cours de leur déambulation pour télécharger les treize fiches de salles rédigées par Urs Stahel et qui structurent l’accrochage.
Après avoir évoqué Walker Evans et les débuts de la sérialité et montré l’importance de Lewis Baltz, Bernd et Hilla Becher dans la photographie paysagiste des années 1970, Urs Stahel examine le moment où les images apprirent à parler. « Jusqu’au début des années 1960 », écrit-il, « les images – peintes comme photographiées – se présentent généralement au singulier. (…) Les années 1960 et 1970 sont les décennies du structuralisme, de l’analyse conceptuelle, linguistique et sémiotique du monde, de la société, des systèmes… et des images ».
Puis il ajoute : « Désormais, il s’agit d’“énoncer” de construire des phrases, de construire avec des morceaux de représentations et d’images un regard, un réseau, une grille, un nuage, un récit qui rendent mieux compte de la complexité de la réalité et qui facilitent la compréhension des images et dès lors de la réalité elle-même. À propos de ce mode d’appréhension du monde et de la réalité, et de cette manière de se les approprier par l’image, on pourrait parler de photographie documentaire “conceptualisée” ».
Se référant à Baudrillard, il poursuit avec une analyse de la trilogie de 1989 de Lewis Baltz (Ronde de nuit, The Politics of Bacteria et Docile Bodies) qui est au cœur du parcours de « Quand les images apprennent à parler »…
Avant ce « triptyque » de Baltz, l’exposition examine la manière avec laquelle Larry Sultan, Mike Mandel et Ed Ruscha montraient comment de « simples » photographies documentaires pouvaient conduire les regardeur·euses « à douter de ces éléments de preuve visuels si évidents en apparence »… Avec brio, « Quand les images apprennent à parler » s’appuie ensuite sur la série Bringing the War Home : House Beautiful, New Series de Martha Rosler, mais aussi sur les images de Lee Friedlander, Max Regenberg et Tarrah Krajnak, pour s’interroger sur « l’irruption des médias dans la réalité ».
Dans sa seconde partie, l’exposition questionne la place du portrait avec des séries de Hans-Peter Feldmann, Judith Joy Ross, Nicholas Nixon, et la relation Photo-Texte-Photo avec Jim Goldberg et Moyra Davey.
La faillite du rêve américain est interrogée par des images de la série American Power de Mitch Epstein et le paysage comme témoin avec la série As Terras do Fin do Mundo de Jo Ractliffe.
Le rapport au réel est examiné avec un superbe ensemble de séries signées par les photographes italiens Guido Guidi, Francesco Neri, Marco Galvani et Cesare Fabbri.
Éclatés à plusieurs endroits du parcours, l’exposition met en valeur les photographes d’Amérique du Sud dans la collection d’Astrid Ullens. Une sélection de tirages de Manuel Álvarez Bravo, Graciela Iturbide, David Consuegra, Yolanda Andrade, Sergio Trujillo, Facundo de Zuviría, Juan Enrique Bedoya, Pablo Lopez Luz et Paolo Gasparini sont réunis sous le titre « Façades, volets et murs comme témoins ».
Seule faiblesse de « Quand les images apprennent à parler », quelques séries, par ailleurs très intéressantes, semblent ne pas avoir trouvé place parmi les treize textes de l’analyse de Urs Stahel. Il s’agit d’œuvres de Zoe Léonard, George Senga et Luc Chessex.
Dans le dernier texte du parcours qu’il a intitulé « Quand le visible semble soudain fort éloigné à nouveau du vrai », Urs Stahel s’interroge sur le futur des photographes documentaires conceptuels :
« Les documentaristes conceptualisés sont peut-être la dernière génération de photographes, d’artistes pratiquant la photographie, à avoir la prétention de présenter des vérités visibles. Car nous nous enfonçons chaque jour un peu plus dans les limbes, dans des espaces qui ne sont plus perceptibles ni compréhensibles par les sens. À une allure et avec une force folles, nous suspendons, dans le champ du visuel, tout rapport au réel jusqu’à évoluer au milieu d’un flot d’images s’écoulant librement. L’IA, l’intelligence artificielle, vient encore démultiplier cette tendance, l’aggraver, l’intensifier, la radicaliser. Il ne peut en résulter que confusion, désarroi et vertige. Qu’est devenu le temps où l’on prétendait à la “vérité” (aussi fragmentaire fût-elle) ? »
On l’aura compris, « Quand les images apprennent à parler » est une des expositions majeures de cette édition 2024 des Rencontres. Elle passionnera sans aucun doute les amateurs de photographie de plus de 50 ans… Aura-t-elle le même impact sur celles et ceux pour qui l’image numérique se diffuse avant tout sur les réseaux sociaux ?
Ci-dessous, quelques impressions photographiques sur l’exposition, accompagnés des textes de salle de Urs Stahel. Celles et ceux qui n’ont pas encore vu cette « Quand les images apprennent à parler » et qui comptent le faire reporteront cette lecture…
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Nombreux entretiens avec des photographes de la Collection Astrid Ullens exposés à Arles sur la chaîne YouTube de la Fondation A
« Quand les images apprennent à parler » : Regards sur l’exposition
Robert Adams (1937), Manuel Álvarez Bravo (1902-2002), Yolanda Andrade (1950), Diane Arbus (1923-1971), Lewis Baltz (1945-2014), Bernd et Hilla Becher (1931-2007 ; 1934-2015), Juan Enrique Bedoya (1966), Harry Callahan (1912‑1999), Luc Chessex (1936), David Consuegra (1939-2004), Moyra Davey (1958), Facundo de Zuviria (1954), Jean-Paul Deridder (1963), Peter Downsbrough (1940), Mitch Epstein (1952), Walker Evans (1903-1975), Cesare Fabbri (1971), Hans‑Peter Feldmann (1941‑2023), Lee Friedlander (1934), Marcello Galvani (1975), Paolo Gasparini (1934), Jim Goldberg (1953), Guido Guidi (1941), Anthony Hernandez (1947) Graciela Iturbide (1942), Gerry Johansson (1945), Tarrah Krajnak (1979), Zoe Leonard (1961), Helen Levitt (1913‑2009), Pablo López Luz (1979), Mike Mandel (1950), Miyamoto Ryuji (1947), Francesco Neri (1982), Nicholas Nixon (1947), Jo Ractliffe (1961), Max Regenberg (1951), Martha Rosler (1943), Judith Joy Ross (1946), Ed Ruscha (1937), Mark Ruwedel (1954), Georges Senga (1983), Larry Sultan (1946), Ursula Schulz-Dornburg (1938), Sergio Trujillo (1945), Henry Wessel (1942‑2018) et Garry Winogrand (1928-1984).
Walker Evans et les débuts de la sérialité
À la veille des années 1970, le champ photographique se caractérise par une subjectivation croissante et constante de la photographie documentaire : peu à peu, les paramètres changent ; la monstration objective du monde se mue en perception subjective ; on glisse clairement de la vérité photographique vers la véracité, de la vérité de l’objet vers la véracité du sujet, l’authenticité du photographe. L’exploration, la connaissance et la représentation visuelles du monde deviennent dialoguer en tête à tête : réflexion sur le médium, les médias, et sur soi-même. Le photographe entre en scène, en quelque sorte. Il sort du bois, se met à découvert, il descend de la colline et entre en scène, intervient, prend part. Il devient une partie de l’image. Et le monde devient une partie de lui. Robert Frank, Ed van der Elsken, William Klein et Diane Arbus comptent parmi les figures marquantes de ce vaste champ de photographes (du monde occidental). Cependant, l’époque est aussi marquée par un autre courant, une évolution contraire. Par la conceptualisation grandissante de l’art et de la photographie. Pour beaucoup d’artistes, les années 1960 sont une décennie de rupture radicale : rupture avec des modes de création abstraits, purs, visant à l’objectivité et avec leur superstructure intellectuelle ; avec l’œuvre comme entité close et absolue ; avec l’injonction du matériau « noble » et avec l’intention stylistique. Rejet aussi de la Forme, du Récit, de la Vérité. Il s’agit à présent de mettre en question, d’étudier, de questionner, de chercher, d’expérimenter — autrement dit, de conceptualiser la perception et les conditions de son propre agir, d’examiner ses propres moyens et méthodes et, en photographie, de réfléchir sur l’image photographique.
Walker Evans est un précurseur de ce mouvement. Son projet de 1949 sur le travail et les travailleurs anonymes peut se voir comme un projet conceptuel avant la lettre. Voici comment il expliquait son approche : « Un document a une utilité, alors que l’art n’en a aucune. En conséquence, l’art n’est jamais un document, même s’il peut tout à fait en adopter le style. » Son projet s’oppose aussi bien au caractère unique de la chose représentée qu’à la subjectivité du photographe. C’est la première fois que sont appliquées en pleine conscience la sérialité et une documentation presque anonymisée. La série de portraits de femmes inhabituels réalisés dans la rue par Harry Callahan est un projet parallèle à celui de Walker Evans, tant du point de vue du temps que du contenu.
Harry Callahan – De la série Chicago, 1952. Tirages gélatino-argentiques d’époque. Avec l’aimable autorisation de la succession d’Harry Callahan / Pace Gallery – Fondation A – Quand les images apprennent à parler – Rencontres d’Arles 2024
Diane Arbus – Femme avec un médaillon à Washington Square Park. New York City, 1965 et Femme portoricaine avec un grain de beauté. New York City, 1965. Tirages gélation argentique. Avec l’aimable autorisation de la succession Diane Arbus – Helen Levitt – De la série N.Y., 1980 et 1972. Un tirage chromogène et un tirage dye-transfer. Avec l’aimable autorisation LLC / Zander Galerie, Cologne – Anthony Hernandez – Du portfolio Photos de plage, 1969-1970. Tirages gélatino-argentiques. Avec l’aimable autorisation de Anthony Hernandez / Zander Galerie, Cologne – Manuel Álvarez Bravo – Du portfolio Quinze photos, 1974. Tirages gélatino-argentiques. Avec l’aimable autorisation de Archivo Manuel Álvarez Bravo – Fondation A – Quand les images apprennent à parler – Rencontres d’Arles 2024
Lewis Baltz, Bernd et Hilla Becher et la photographie paysagiste des années 1970
Dans la société nord-américaine de la fin du XIXe siècle, marquée par le dynamisme économique et la sécularisation idéologique, l’antagonisme « Bien/Mal » est transféré sur le paysage et la ville. Jusque-là complémentaires et entretenant souvent les meilleures relations, ils forment désormais une paire d’antonymes. Pour Carlton Watkins, Eadweard Muybridge, William Henry Jackson, Anselm Adams, célèbres photographes, le paysage est vide au contraire de la ville pleine ; il est serein et semble rythmé par les cycles de la vie, à l’opposé du dynamisme et de l’agitation des villes. Le paysage est sacralisé : « Landscape as God » (Estelle Justim), le paysage est dieu, transcendance, symbole, divinité naturalisée.
À la fin des années 1960 s’amorce, aux États-Unis justement, une profonde révolution de l’image. La vision du paysage américain comme NATURE intacte et sacrée est soudain confrontée à celle d’un paysage évolutif, à l’idée de l’occupation de la terre et de la transformation de la nature en un territoire dont on prend possession. Robert Adams, Lewis Baltz, Joe Deal, Frank Gohlke, Dan Graham, Ed Ruscha et d’autres jeunes photographes et artistes opposent à la vision enchanteresse du paysage une vision contemporaine et réaliste d’un environnement concret, quotidien, banal. Cette nouvelle génération de photographes jette à bas, notamment dans l’exposition New Topographics (1975), l’image d’un paysage d’une beauté existentielle : le paysage « divin », sacré fait place au paysage comme fait réel.
Lewis Baltz et ses collègues ont tout simplement peuplé l’idéal de l‘Amérique. L‘héroïque moi et la nature cède le pas, non sans malaise, à un nous et le parc et pour finir à un banal eux et le jardinet. Eux, ce sont les autres, la société, et nous, les générations suivantes, car pour peu qu’il y eût jadis un coin de nature vierge, on y trouve à présent des maisons unifamiliales ou des pneus de voiture usés, comme pour dire : quelqu’un était là avant. Le paysage est devenu territoire occupé.
Lewis Baltz – De la série Maryland, 1976 et De la série San Quentin Point, 1983. Tirages gélatino-argentiques d’époque. Avec l’aimable autorisation de Lewis Baltz/Zander Galerie, Cologne – Fondation A – Quand les images apprennent à parler – Rencontres d’Arles 2024
Chez Lewis Baltz, maisons et villes ne racontent pas les skylines et les cathédrales des sociétés anonymes, mais l’infini jardinet américain de la classe moyenne. Maryland et Park City, ce sont des maisons standards et des villes planifiées qui prennent le contre-pied économico-pragmatique de la ville occidentale idéale avec son centre et sa structure rationnelle et hiérarchisée : ce sont des paysages « immobiliers ».
Bernd et Hilla Becher, pour leur part, fondent – dans le contexte européen – avec leurs photographies en noir et blanc de maisons à colombages et de bâtiments industriels (tours d’extraction, hauts fourneaux, silos à charbon, hangars d’usines, gazomètres, silos à grains et paysages industriels complexes…) la typologie comme modèle de recherche (et la célèbre école portant leur nom au sein de l’académie de Düsseldorf).
Henry Wessel. Tirages gélatino-argentiques. Avec l’aimable autorisation du Studio Henry Wesse l- Fondation A – Quand les images apprennent à parler – Rencontres d’Arles 2024
Ryuji Miyamoto – De la série Maisons de carton, 1994-1998. Tirages gélatino-argentiques d’époque. Avec l’aimable autorisation de Miyamoto Ryuji – Fondation A – Quand les images apprennent à parler – Rencontres d’Arles 2024
Larry Sultan, Mike Mandel et Ed Ruscha
De 1975 à 1977, Larry Sultan (1946-2009) et Mike Mandel (1950) épluchent les centaines de milliers de photographies des archives de la Bechtel Corporation, du Beverly Hills Police Department, des Jet Propulsion Laboratories, du U.S. Department of the Interior, du Stanford Research Institute et de dizaines d’autres entreprises, administrations et établissements d’enseignement. Ils cherchent des photos prises et utilisées au titre de « documents objectifs ». Ils sélectionnent finalement une série de photographies qu’ils impriment avec grand soin, comme cela ne se faisait alors que pour les reproductions d’art, en édition limitée et avec le simple titre Evidence [Preuves] sur la couverture.
Larry Sultan & Mike Mandel – Du portfolio Preuves, 2005. Tirages gélatino-argentiques. Avec l’aimable autorisation de la succession de Larry Sultan/Zander Galerie, Cologne, Casemore Gallery, San Francisco, Yancey Richardson Gallery, New York. Avec l’aimable autorisation de Mike Mandel/Robert Mann Gallery – Fondation A – Quand les images apprennent à parler – Rencontres d’Arles 2024
Le concept était limpide : ils voulaient montrer de « simples » photographies documentaires à fonction de preuves et, par leur décontextualisation – et l’absence de toute légende ou description – désarçonner les spectateurs de ces images, les amener à douter de ces éléments de preuve visuels si évidents en apparence. À l’époque, le New York Times avait parlé d’une « vision déconcertante, neutre et quelquefois bouleversante d’un monde post-industriel ». Le projet Evidence est aujourd’hui considéré comme un jalon dans l’histoire de l’art conceptuel et de l’appropriationisme. Il pose, de bonne heure et avec acuité, la question de l’original et de la paternité artistique. En même temps, en renonçant à toute localisation textuelle, il ouvre le regard à la structure et à la poésie des images. Nous spectateurs sommes invités à donner nous-mêmes une signification à ces artefacts insolites et singuliers, à ces images hors contexte ; à les mettre en relation avec notre propre vécu.
Ed Ruscha – Du portfolio Immeubles, 2003. Tirages gélatino-argentiques. Avec l’aimable autorisation de Ed Ruscha/Gagosian – Fondation A – Quand les images apprennent à parler – Rencontres d’Arles 2024
Juste à côté, nous présentons Ed Ruscha avec la série Apartment Houses [Immeubles]. Le grand peintre américain qui utilise toujours délibérément la photographie comme un outil industriel, montre dans une grande « sérialité laconique » et avec un geste d’amateur des maisons d’appartement, des stations-service ou des parkings.
Rosler et l’irruption des médias dans la réalité
Trois, quatre mondes se précipitent l’un sur l’autre de manière stridente et fracassante. Devant une boule de feu en train d’exploser, des scènes de combats avec tanks et infanterie. Au centre gauche, affalées dans deux fauteuils, deux fillettes, les yeux fermés et montrant des signes de blessures (mortelles). Au premier plan, une blonde et son clone, telles des jumelles monozygotes, avec queue de cheval et frange et dans une robe dos nu moulante. Tout excitées, elles s’extasient devant leurs téléphones portables affichant chacun un portrait différent. Elles tiennent l’appareil en l’air des deux mains, les paumes à demi ouvertes dans un geste d’adoration. Les trois scènes ont pour cadre une maison : un salon avec feu ouvert, des fauteuils des années 1950 et 1960, des vases blancs de style Bauhaus et des fenêtres cinérama donnant sur le « jardin ».
Cette œuvre photographique de 2004 s’appelle Bringing the War Home : House Beautiful, New Series [House Beautiful : Ramener la guerre à la maison, Nouvelle série]. Martha Rosler, artiste américaine engagée, l’a réalisée pendant la deuxième guerre du Golfe. C’est un revival de la série Bringing the War Home qu’elle avait réalisée fin des années 1960, début des années 1970, c’est-à-dire pendant la guerre du Vietnam. Elle y faisait déjà se rencontrer, sans hiatus, l’harmonie domestique et l’atmosphère décontractée de l’American way of life (mode de vie américain) avec la brutalité de la guerre : une femme en Courrèges aspire des rideaux d’un geste élégant, sans effort et d’une main légère, le regard plongé directement dans de sinistres batailles de tranchées. À l’époque, il s’agissait de collages classiques, des bricolages habiles avec ciseaux et colle ; dans les travaux plus récents, en revanche, Martha Rosler assemble les divers éléments de façon numérique.
Martha Rosler – De la série Bringing the War Home House Beautiful, New Series, 2004. Photomontages. Tirages chromogènes. Avec l’aimable autorisation de Martha Rosler/ Fondation A et Galerie Nagel Draxler Berlin, Cologne et Munich – Fondation A – Quand les images apprennent à parler – Rencontres d’Arles 2024
Le 11 septembre 2001, la provocation visuelle de Martha Rosler est devenue réalité. « La guerre est arrivée chez nous » : d’un coup, sans crier gare, elle était là, sur le pas de la porte, à côte du drugstore, derrière le bar à happy hour. Les États-Unis d’Amérique n’avaient plus connu de guerre sur leur continent depuis leur dévastatrice guerre civile des années 1860. Tous les conflits avaient lieu ailleurs, généralement de l’autre côté de l’océan ; leurs maisons restaient intactes, les jardins bien soignés. Le 11 septembre a fait éclater le rêve américain de l’inviolabilité et de l’invincibilité. La nouvelle série Bringing the War Home de Martha Rosler se devait par conséquent d’augmenter sa force de frappe visuelle si elle voulait garder sa longueur d’avance sur la réalité.
Lee Friedlander, Max Regenberg, la trilogie de Lewis Baltz et même les portraits de Jean-Paul Derrider thématisent l’irruption des médias dans la réalité, le dédoublement du monde dans l’image.
Tarrah Krajnak, pour sa part, affronte dans ses cyanotypes son propre passé : « Au moyen d’une chambre noire temporaire, de projections multiples, d’appareils grand format et de la rephotographie, je “renvoie” en imagination mon corps à Lima, au Pérou, en 1979, l’année où j’ai été adoptée dans un orphelinat local. Les autoportraits qui en résultent émergent aux intersections entre l’histoire mouvementée de la ville et ma propre histoire ; ils montrent comment les histoires violentes ou traumatiques peuvent être inscrites dans les corps et exclues des archives. »
Quand les images apprirent à parler
Dans la collection de la Fondation A, on rencontre principalement la génération de photographes documentaires « conceptualisants ». Au moyen de photographies qui deviennent peu à peu langage visuel, ceux-ci nous transmettent des informations importantes et structurées sur le monde, la nature et la société en général et sur la vie de certaines personnes et créatures vivantes en particulier.
Qu’est-ce à dire ? Jusqu’au début des années 1960, les images — peintes comme photographiées — se présentent généralement au singulier. Pendant des siècles, les peintures ont été des icônes, puis des représentations iconiques, des symbolisations concrétisant souvent le statut de leur propriétaire. Accrochées aux murs isolément, erratiques, elles n’ont longtemps été accessibles que par l’empathie, l’accordage, l’imprégnation, l’immersion.
Le lourd encadrement participait pour beaucoup de cette pesanteur, de cette gravité et cette lourdeur de sens. La grande rupture, la double, la multiple rupture intervient autour de 1960. D’une part, le cadre est éclaté et supprimé et l’image libérée du carcan de l’art bourgeois. L’image commence alors à s’étendre, en quelque sorte, à grossir et à pénétrer dans l’espace.
Elle commence aussi à se déplacer, à se mouvoir librement, d’abord dans des happenings, puis dans des performances. Parallèlement, la manière d’appréhender l’image change. On ne cherche plus tant à se laisser happer émotionnellement par l’image que, de plus en plus, à la soumettre à une étude linguistique, à l’analyser. Les années 1960 et 1970 sont les décennies du structuralisme, de l’analyse conceptuelle, linguistique et sémiotique du monde, de la société, des systèmes… et des images. Le terme à la mode est « Linguistic Turn », qui désigne une linguistisation inouïe de l’art et une analyse structurale de toutes les productions (visuelles).
En conséquence, l’image isolée, peinte ou photographique, tombe rapidement en désuétude. Désormais, il s’agit d’« énoncer », de construire des phrases, de construire avec des morceaux de représentations et d’images un regard, un réseau, une grille, un nuage, un récit qui rendent mieux compte de la complexité de la réalité et qui facilitent la compréhension des images et dès lors de la réalité elle-même. À propos de ce mode d’appréhension du monde et de la réalité, et de cette manière de se les approprier par l’image, on pourrait parler de photographie documentaire « conceptualisée ».
Concept et document, pourtant antagonistes, sont unis ici pour les besoins d’une appréhension photographique profonde du monde et de ses systèmes. Cependant, il est un pas supplémentaire que la photographie mettra longtemps à franchir, et avec beaucoup d’hésitations : le pas vers l’image en soi, la prise de conscience que nous vivons de plus de plus dans un monde où l’image prime la réalité (Jean Baudrillard), où c’est l’image qui entraîne la réalité et non plus l’inverse. La photographie s’est accrochée, avec sa conception traditionnelle de la vérité et son ontologie de la représentation, à la vision d’un monde qui s’imprime en toute authenticité sur le négatif ; autrement dit, elle s’en est encore longtemps tenue à une représentation sincère et véritable, et ce n’est que bien plus tard qu’elle en viendra à « l’image », à tout le lustre et le pouvoir de l’image.
Lewis Baltz – Ronde de Nuit, Corps dociles et La Politique des bactéries, 1992 & 1995. Tirages chromogène. Avec l’aimable autorisation de Lewis Baltz / Zander Galerie, Cologne –
Fondation A – Quand les images apprennent à parler – Rencontres d’Arles 2024
Un exemple intéressant à citer dans ce contexte est celui de la transformation fulgurante opérée par Lewis Baltz avec sa trilogie de 1989 (Ronde de nuit, The Politics of Bacteria [La politique des bactéries] et Docile Bodies [Corps dociles]). Baltz s’était bâti une solide réputation avec sa version de la photographie documentaire conceptualisée — des photos en noir et blanc sur des sujets de société importants, avec des champs géométriques hyper-nets et positionnés avec précision. En 1989, cependant, il abandonne définitivement la représentation au profit de l’image elle-même, visible dans tous les sens du terme : panoramiques géants (12 m de long sur 2 m de haut) de photos en couleur au grain épais, parfois un peu floues. Nous présentons ici les maquettes de ces trois œuvres murales. Aucun doute : dans ces trois panoramiques, Baltz se métamorphose en Baudrillard. De la vérité de la représentation, on bascule dans le cinéma, la séduction visuelle, le panneau d’affichage voire un nouveau regard sur la société.
Hans-Peter Feldmann, Nicholas Nixon, Judith Joy Ross et le portrait
De prime abord, le travail de Hans-Peter Feldmann nous touche par sa modestie. On est presque tenté de dire qu’il ne produit pas de l’art mais qu’il le trouve, dans ses propres photos, des photos d’amateurs, des photos imprimées, de l’art pour supermarché, des jouets – et le rend visible. Généralement, il se borne à mettre en évidence, à colorier ou à modifier le contexte de cet objet du quotidien, de ces objets et images banals qui l’entourent. Ses œuvres révèlent les rêves et aspirations que nous reportons sur les images et les objets, leur insufflent du sens. Qu’est-ce donc que notre album photo si ce n’est un moyen de prendre conscience de nous-même, de construire notre personnalité, sous une forme idéalisée ou avec autodérision ?
La série présentée dans cette exposition se compose de 101 portraits de personnes âgées de huit semaines à cent ans. Toutes sont des membres de la famille de Feldmann ou de son cercle d’amis. Ce sont des photos en noir et blanc, nettes, avec beaucoup de contraste. Sous chaque photo figurent le prénom et l’âge de la personne. « Chaque personne représente un âge et donc une période de la vie qui s’ouvre à nous comme un univers tout entier », écrit Helena Tatay, « et en même temps, chacune d’elles est une histoire, sa propre histoire, que nous pouvons nous amuser à décrypter. » Plus nous nous approchons de notre propre âge dans les portraits, plus nous regardons avec attention et les comparons avec notre propre état. La succession des images évoque le passage du temps… et sa fin.
La série de portraits de quatre sœurs de Nicholas Nixon, qui reste ouverte à ce jour (nous en sommes à 48 portraits sur 48 ans), fonctionne de manière très similaire et en même temps toute autre. Ici, nous voyons vieillir quatre femmes, nous suivons les changements dans leur apparence et leur être. Les portraits de Judith Joy Ross – il ne s’agit pas là d’une série, mais d’un ensemble d’images isolées – tirent leur force autant de l’expressivité de chaque individu que de sa différence, son sentiment de sa propre valeur et son être-vu.
Rappelons-nous ce que disait Roland Barthes : « La Photoportrait est un champ clos de forces. Quatre imaginaires s’y croisent, s’y affrontent, s’y déforment. Devant l’objectif, je suis à la fois : celui que je me crois, celui que je voudrais qu’on me croie, celui que le photographe me croit, et celui dont il se sert pour exhiber son art. » (Roland Barthes, La Chambre claire, Cahiers du cinéma/Gallimard Seuil, Paris, 1980)
Jim Goldberg, Moyra Davey : Photo-Texte-Photo
Umberto Eco nous avait mis en garde, il y a longtemps déjà : nous sommes en train de retourner au Moyen Âge, d’abandonner le linguistique et le discursif au profit d’images dont nous sommes submergés comme par un raz de marée de symboles, de signifiants. Le célèbre linguiste et écrivain italien avait mille fois raison, comme nous le savons aujourd’hui, du moins en ce qui concerne notre quotidien numérique. Dans le domaine des arts, en revanche, c’est l’inverse qui s’est produit tout un temps, à savoir une étroite conjonction entre image et langage, une « linguistisation » de l’art, une grammaticalisation et une structuration des images. Les combinaisons photo-texte en tant que stratégie artistique n’étaient plus une pratique marginale. Depuis les dadaïstes et les constructivistes, le procédé a dépassé la distinction traditionnelle entre image et langage. Photo et texte entrent dans une relation dialectique qui amplifie les composantes de critique sociale, narratives, analytiques ou poétiques de l’image. Qu’on songe à On Kawara, Joseph Kosuth, Jenny Holzer ou Giulio Paolini.
Dans la langue d’aujourd’hui, on pourrait qualifier la démarche de Jim Goldberg de collaboration, d’inclusion, d’implication de la personne photographiée. Il documente les gens d’une manière engagée, proche et personnelle. Puis il leur donne la possibilité de réagir : ils écrivent, à côté de la photo ou directement dessus, leur histoire, leurs pensées ou leur commentaire sur leur portrait. Les idées de Jim Goldberg se mélangent ainsi à celles des portraiturés. Comme on peut le constater, le dialogue est intense et fécond, les retours captivants, parfois teintés d’agressivité.
La manière dont Moyra Davey dispose parfois ses œuvres dans l’espace d’exposition confère à sa série Subway Writers [Écrivains du métro] (2011) une composante temporelle particulière. « Les images de navetteurs absorbés dans leur activité d’écriture sont pliées, parsemées de ruban adhésif coloré et de timbres et, pour insister sur leur nature modeste et tactile, elles sont simplement épinglées à même le mur, avec les marques de leur voyage. Dans ses photographies, ses écrits et ses films, l’artiste explore souvent le processus créatif lui-même dans une démarche autoréflexive. » (Amélie Van Liefferinge & Catherine Mayeur)
Gerry Johansson, Peter Downsbrough et Ursula Schultz-Dornburg
À propos de la prédilection de Gerry Johansson pour les niveaux de gris et les bâtiments aux façades structurées qui dans ses photographies se muent en aplats et en surfaces, il serait facile de rappeler qu’il a suivi une formation de graphiste. C’est tout à fait exact, mais cela ne rend pas justice à son travail de photographe. Gerry Johansson réalise en quelque sorte un « bleu » sur papier gris du monde visible, pour faire ressortir des structures que nous pouvons dès lors interpréter et comprendre avec beaucoup plus de précision. Vus à travers ses yeux, la confusion et le chaos du monde deviennent un langage, lisible, intelligible, comparable, utilisable et peut-être même rectifiable.
Peter Downsbrough, dans la série Rotterdam (1992) exposée ici, voit les choses de beaucoup plus près : il s’attache de toute évidence à montrer la mécanique, les systèmes de propulsion et de transmission des machines et des constituants de ce monde. Ces photos font un peu l’effet de bijoux du monde technique, d’ornements néo-objectifs paradoxaux. Il développe ici un vocabulaire visuel s’abreuvant à des sources diverses, dont le minimalisme et l’art conceptuel.
« Paysages de frontières, sites culturels parmi les plus anciens du monde mais aux vestiges négligés, lieux de transit et d’attente, désolés, à l’abandon, peu connus ou ignorés…, les photographies d’Ursula Schulz-Dornburg interrogent la relation entre les civilisations humaines et la transformation de la nature, l’histoire et ses incidences sur les environnements actuels, les manières dont le pouvoir, les conflits idéologiques et politiques, le temps façonnent les constructions architecturales et les espaces. Sa thématique conjugue déclin et survivance, érosion et mémoire, les cycles historiques et leur impact au présent », comme l’exprime très justement Amélie Van Liefferinge.
Ces trois démarches ont en commun de conjuguer l’espace et le temps dans un langage visuel qui s’insinue dans nos têtes et dans nos corps et rend le monde perceptible et intelligible.
Mitch Epstein : La faillite du rêve américain
American Power [Le pouvoir américain] est un titre très polysémique. Il pourrait faire référence à la puissance – politique, militaire, économique, financière – des États-Unis, ou au statut des États-Unis dans le monde. Cependant, dans l’œuvre de Mitch Epstein, ce titre fait référence aux sources d’énergie : gaz naturel, pétrole, charbon, électricité et à l’approvisionnement de l’économie et de la société avec une puissance suffisante pour que la gigamachine « USA », l’industrie et l’économie américaines puissent, année après année, tourner sept jours sur sept et 24 heures sur 24. Jour et nuit, quelque 60 000 exemplaires de ces machines extraient, telles des poules hochant la tête, du pétrole du sous-sol à travers tout Los Angeles et Beverly Hills, juste à côté des immeubles à appartements ou des maisons unifamiliales. Indéfiniment. Ce que la nature a mis des centaines de millions d’années à fabriquer, nous les humains sommes en train de le consommer en moins de 200 ans.
La vaste série American Power (2003-2008) d’Epstein explore les sites et les conditions de production de l’énergie et montre leurs effets sur le paysage et la population. Ce qui est effrayant, c’est qu’il a commencé cette série il y a 20 ans et que rien n’a changé depuis, alors que nous savons et ressentons depuis 50 ans à quel point nous polluons ainsi nos sols, nos eaux, notre air. Et malgré cela, les émissions de CO2 continuent d’augmenter chaque année de 2 %. L’objectif d’une diminution drastique est loin d’être en vue.
Pour citer Mitch Epstein lui-même : « Pour étudier de plus près le rôle de l’énergie aux États-Unis, je me suis lancé dans un projet s’étendant sur cinq ans et 25 États, intitulé American Power. J’ai photographié une société consumériste accoutumée aux conséquences d’une consommation débridée. Beaucoup de gens vivant dans l’ombre des centrales électriques se désolaient de la pollution de l’eau et de l’air, mais n’avaient pas les moyens de déménager. La croissance n’était plus synonyme de progrès, mais d’autodestruction. Je voulais photographier la dangereuse triade du pouvoir des entreprises, de la publicité consumériste et des citoyens qui croient au vieux rêve américain selon lequel améliorer son sort signifie avoir plus et consommer plus. American Power est une réponse active à la faillite du rêve américain. »