Lauréate du prix Folio Photo Review 2023, Randa Mirza présente « Beirutopia » pour l’édition 2024 des Rencontres d’Arles. Ses sept séries sur Beyrouth réalisées depuis 2000 imposent un passage par la Maison des peintres avant la fin septembre.
La première phrase du texte qui introduit son exposition résume parfaitement ce qui sous-tend « Beirutopia » qualifié d’« essai visuel à portée biographique prémonitoire de la crise multidimensionnelle que traverse le Liban ».
« Je me rappelle d’un jour pendant la guerre où ma mère m’a crié de courir sous les bombes et de ne pas regarder en arrière. J’ai grandi avec la conviction que la catastrophe avait déjà eu lieu jusqu’au jour où je me suis retrouvée, trente ans plus tard, propulsée par une terrible explosion dans les rues de ma ville détruite ».
Ni chronologique ni thématique, « Beirutopia » pose un regard critique sur les transformations violentes de la ville, sur l’utopie de Beyrouth ou plutôt sur la contre-utopie qu’elle est en fait. Pour l’artiste, l’euphorie néolibérale d’une reconstruction fictive, la projection dans un avenir prometteur et assuré ont fini par exploser avec le port et la bulle financière. Cette exposition monographique est aussi une interrogation sur la photographie comme témoignage de la réalité. Rejetant toute approche documentaire, Randa Mirza y affirme au contraire un geste d’artiste qui questionne le réel et sa représentation.
Chaque série occupe une cimaise ou un pan de mur. Elles bénéficient d’un accrochage et une mise en scène originale et judicieuse. Un texte, très souvent rédigé à la première personne du singulier, décrit simplement les enjeux de chaque projet.
Les travaux qui n’ont pas été pensés ensemble. Ils peuvent être vus dans n’importe quel ordre. Chacune et chacun peut construire son propre fil conducteur. Toutefois, la violence pourrait faire lien… C’est ce que semble suggérer la dernière phrase de l’introduction : « La permanence de la violence exacerbe une vision poétique de la résilience qui voile la responsabilité politique de l’effondrement actuel du Liban »…
À plusieurs occasions, Randa Mirza interroge le rôle qu’elle joue dans la construction de ses images, c’est notamment le cas dans la vidéo The Sniper (2000), mais aussi dans Abandoned Rooms (2005).
Par ailleurs, elle n’hésite pas à interpeller le/la regardeur·euse sur sa place face à l’artiste et à son travail.
La dernière image de la série Parallel Universes (2006) exposée à la Maison des peintres est de ce point de vue particulièrement éloquente. C’est la seule qui n’est pas encadrée, mais affichée sur un écran.
Celles et ceux qui ont croisé Randa Mirza remarqueront sans doute une étrange ressemblance entre l’artiste et l’humanitaire au premier plan d’une scène où le corps d’un enfant sans vie est évacué…
Ne s’est-elle pas retournée pour plonger un regard froid et sévère dans le nôtre ? Avec un peu d’attention, on constate qu’elle est sur le point d’appuyer sur une télécommande… Veut-elle éteindre le moniteur pour nous sortir de notre rôle de spectateur-voyeur ?
On reproduit, ci-dessous, les textes qui accompagnent les sept séries de Randa Mirza. Ils sont complétés par quelques photos de l’exposition.
Faut-il ajouter que « Beirutopia » est une des propositions indispensables des Rencontres 2024 ?
Catalogue (non lu) aux éditions Le Bec en l’air.
Les images des sept séries sont accompagnées des textes inédits de Randa Mirza et de Rasha Salti, curatrice et écrivaine. Contributions de Ghada al-Samman, Dominique Eddé, Samir Kassir, Sahar Mandour, Samer Franghié, Liliane Buccianti-Barakat et Ghada Sayegh.
En savoir plus :
Sur le site des Rencontres d’Arles
Suivre l’actualité des Rencontres d’Arles sur Facebook et Instagram
Sur le site de Randa Mirza
Randa Mirza – « Beirutopia » aux Rencontres Arles 2024 : Parcours de l’exposition
Je me rappelle d’un jour pendant la guerre où ma mère m’a crié de courir sous les bombes et de ne pas regarder en arrière. J’ai grandi avec la conviction que la catastrophe avait déjà eu lieu jusqu’au jour où je me suis retrouvée, trente ans plus tard, propulsée par une terrible explosion dans les rues de ma ville détruite.
BEIRUTOPIA est un essai visuel à portée biographique prémonitoire de la crise multidimensionnelle – politique, financière et sociale que traverse le Liban. Cette exposition monographique porte un regard critique sur la transformation brutale de la ville de Beyrouth d’après-guerre à travers sept travaux réalisés entre les années 2000 et 2022.
Dans un jeu macabre d’inversement de rôle, le point de vue d’un franc-tireur se mêle à celui du photographe dans la vidéo The Sniper (2000). Les chambres abandonnées de la série Abandoned Rooms (2005) deviennent celles de ma propre mémoire, réelle ou imaginée. Les collages invraisemblables de Parallel Universes (2006) questionnent la réalité des images et le spectacle de la violence. Dans Beirutopia (2010-2019), utopie et réalité se confondent dans une même image. Cette série, qui donne son nom à l’exposition, dénonce la politique de reconstruction d’après-guerre et l’effacement de l’identité urbaine. Dans We promise, We deliver (2021), la ville fantôme est photographiée durant la pandémie du Covid-19 accentuant le sentiment de perte de repères spatio-temporels et la confusion des limites entre représentation et réalité. Réalisée par le duo Jeanne et Moreau (avec Lara Tabet), la série View from home (2020) s’inspire des vues stéréoscopiques. L’éloignement spatial est remplacé par une rupture temporelle, avant et après l’explosion du 4 août 2020. Les larges panneaux d’affichage vides de #crisisbillboard (2022) sont les témoins muets de l’effondrement économique du pays.
La permanence de la violence exacerbe une vision poétique de la résilience qui voile la responsabilité politique de l’effondrement actuel du Liban.
Randa Mirza
Parallel Universes (2006-2009)
Le titre de cette série est un clin d’œil à la « théorie du multivers», l’ensemble hypothétique de multiples univers possibles englobant toute la réalité. En manipulant des images d’archives de la guerre civile libanaise et de la guerre de juillet 2006, j’interroge la sacro-sainte photographie de guerre censée témoigner de la réalité, en exposant les dispositifs sous-jacents sur lesquels repose sa véracité. Les collages invraisemblables de Parallel Universes explorent l’interaction entre des réalités distinctes et simultanées et exposent la dualité de la guerre et de la paix. Ces constructions visuelles dissimulent la surface de la photographie. Comme un miroir, elles intègrent le regard du spectateur dans le tissu même de l’image, questionnant ainsi la violence comme spectacle.
View from Home (2020)
L’explosion d’une centaine de tonnes de nitrate d’ammonium stockées dans le hangar numéro 12 de la zone portuaire de Beyrouth provoque des dégâts humains et matériels considérables. Le bilan final est de 235 morts et 6 500 blessés, et de 300 000 personnes sans abri. 77 000 bâtiments ont été endommagés. Un an après l’explosion, les dégâts sont estimés à près de quatre milliards d’euros par la Banque mondiale. Il s’agit d’une des plus graves explosions non nucléaires de l’Histoire. L’enquête judiciaire a fait l’objet d’une obstruction orchestré par les différents partis politique. Jusqu’aujourd’hui aucune condamnation n’a été prononcée.
« Pendant le confinement, Lara Tabet et moi, travaillant sous le pseudonyme de Jeanne et Moreau, avons photographié Beyrouth avec des jumelles, depuis la fenêtre de notre appartement qui surplombait le port. Le lendemain de l’explosion du 4 août 2020, parmi les décombres de notre appartement, j’ai retrouvé les jumelles et pris à la volée quelques photos du quartier à travers la fenêtre pulvérisée par la déflagration, sans aucune autre intention que celle de garder une trace des dégâts engendrés par l’explosion. En regardant ces images, nous avons réalisé que nous avions pris les mêmes plans quelques mois auparavant. Dans ces juxtapositions photographiques inspirées des vues stéréoscopiques, la distance spatiale est remplacée par la rupture temporelle, avant et après l’explosion du port. »
Abandoned Rooms (2005-2006)
Immeubles inachevés, appartements vacants, villas luxueuses, hôtels, chalets et résidences d’été ont abrité durant les années de la guerre civile libanaise (1975-1990) et jusqu’au retrait de l’armée syrienne du Liban après trente années d’occupation en 2005, des familles fuyant les régions dévastées, ainsi que les différentes milices et armées locales ou étrangères. Malgré la restitution des biens à leurs propriétaires depuis la fin de la guerre civile et la politique de reconstruction qui a suivi, un grand nombre de ces édifices est longtemps resté à l’état de ruines : blessures béantes conjurant l’amnésie traumatique collective. Ces édifices de l’absence sont devenus des monuments dépositaires de la mémoire de la guerre. En passant de l’intimité d’une chambre à celle d’une autre, je forçais les chambres abandonnées de ma propre mémoire, réelle ou imaginée.
The Sniper (2000-2002)
Quelques dizaines d’années après la fin de la guerre civile libanaise (1975-1990), j’avais pris l’habitude de me rendre régulièrement dans un immeuble en ruine à l’angle d’un important carrefour. Je rentrais clandestinement dans les lieux, choisissais un point de vue en surplomb et installais mon objectif. Ainsi perchée au-dessus de la ville, je pouvais voir sans être vue.
Dans cette vidéo réalisée à partir de diapositives en noir et blanc, le point de vue du photographe se confond avec celui d’un sniper tirant sur les passantes d’un quartier résidentiel, dans un macabre jeu de rôle inversé.
#crisisbillboards (2020-2022)
Le Liban est actuellement aux prises avec une profonde crise économique après que les gouvernements successifs ont accumulé une dette abyssale. Du jour au lendemain, la pyramide de Ponzi mise en place par le gouverneur de la Banque du Liban depuis la fin de la guerre civile s’est effondrée. Les banques commerciales, principales bénéficiaires de cette lucrative « ingénierie financière », ont bloqué les comptes des épargnants. La monnaie a subi une déflation brutale, entraînant 80% de la population dans la pauvreté. Les dépenses ménagères hebdomadaires peuvent représenter des mois de revenu d’une famille moyenne.
Cette installation vidéo présente des citations d’éminents économistes, des phrases librement inspirées des écrits de Mark Fisher et de Naomi Klein, ainsi qu’un nouveau lexique apparu avec le début de l’effondrement. Les panneaux publicitaires ponctuant la capitale et disséminés le long de l’autoroute Nord-Sud se sont changés en témoins silencieux qui veillent une ville où le tumulte permanent se poursuit malgré la déroute actuelle du pays.
ce n’est pas la fin du monde
ce n’est qu’une crise une catastrophe exceptionnelle
contrôle du capital
coupe budgétaire
ingénierie financière
argent investi
les systèmes perdurent plus longtemps que ce qu’on imagine
les systèmes s’effondrent plus vite que ce qu’on imagine
le capitalisme occupe tout naturellement l’horizon
seules les crises produisent de véritables changements
ce n’est qu’au moment de l’effondrement
que la vérité éclate
il n’y a pas de place pour nous
dans un monde post-crise
il n’y a plus de lumière
pour projeter les ombres
marché noir
ajustements structurels
le crash était inévitable
comment avons-nous tous
pu croire au même mensonge?
rien n’est plus traître que l’évidence
Le capitalisme est un processus évolutif
le système a besoin de sang neuf
pour prospérer
la chair fraîche se faisait rare
destruction créatrice
nous ne sommes pas partis
notre monde nous a quittés
ils nous payent trois cacahuètes
les cacahuètes coûtent cher
le traumatisme est notre pain quotidien
économie monétaire
il n’y a pas eu de moment précis
d’effondrement
la fin du monde n’a pas lieu
dans une explosion
hyperinflation
fluctuation rentable
effondrement financier
taux de change
laissez-faire
les chiffres indiquent le nivean
de notre décomposition
le capitalisme est ce qui reste
quand tout le reste s’effondre
il est toujours temps de partir
il n’y a pas d’alternative
l’action est inutile
pyramide de Ponzi
Beirutopia (2010-2020) et We Promise, We Deliver (2020-2021)
Dès la fin officielle de la guerre civile libanaise en 1990, une frénésie de reconstruction a rapidement transformé le paysage urbain. Sur une période de dix ans, entre 2010 et 2019, j’ai photographié in situ les panneaux publicitaires immobiliers mettant en scène les futurs projets de construction dans leur environnement réel. Les images troublantes de la série Beirutopia fusionnent virtuel et réel offrant ainsi une vision critique de la politique de reconstruction d’après-guerre.
Les photographies procèdent toutes de la même logique : la superposition imperceptible de deux plans qui fonctionnent à la manière d’une mise en abyme qui révèle la transformation d’une ville ne faisant pas de distinction entre les images illusoires et les récits pastiche qu’elles incarnent. Utopies modernes, ces représentations de la ville sont des simulacres: elles simulent les bâtiments, les intérieurs des appartements, les habitants imaginaires et leur style de vie.
Elles se substituent aux décors réels en agissant comme des masques qui dissimulent la guerre et la violence de la destruction.
Soumis aux lois de marchandisation, ces constructions propagent une idée uniforme et stéréotypée de la modernité, une modernité détachée de son environnement et de son histoire. Plutôt que d’évoquer des aspirations différenciées, les campagnes publicitaires font la promotion d’un mode de vie hégémonique basé sur la consommation et la privatisation, sous l’égide du mythe du progrès et du développement.
Avec les restrictions de circulation et le couvre-feu instaurés entre mars 2020 et mai 2021 pour contenir l’épidémie de Covid-19, Beyrouth s’est mise à ressembler à la vision utopique des annonces publicitaires : vide et sans âme, à la manière d’un rendu 3D. L’intégration des photographies de la série We Promise, We Deliver que j’ai prises dans les rues désertes de Beyrouth pendant l’épidémie de Covid-19 aux photographies de la série Beirutopia accentue le sentiment de perte de repères spatio-temporels et le brouillage des frontières entre utopie et réalité.
La crise sanitaire a été instrumentalisée pour mettre fin aux velléités de changement du soulèvement populaire du 17 Octobre 2019. Ainsi, s’achevait la réalisation de la promesse des campagnes publicitaires.