« La tempête qui arrive est de la couleur de tes yeux », que Romain Vicari présente jusqu’au 26 octobre à art-cade, est incontestablement un des événements marquants et incontournables de la rentrée de l’art contemporain à Marseille.
Au fond du couloir qui ouvre sur la rue, avant d’atteindre les trois galeries qui tournent autour du patio des anciens bains-douches, il faut passer sous un lustre à pendeloques, un peu décati (Entry, 2024). Ses ampoules ont été remplacées par d’étranges sphères blanches ou dorées coupées en deux. Les « bougies » qui les soutiennent sont emmaillotées dans du galon de mercerie…
Dans l’entrée, après deux curieux paysages rougeoyants peints à l’huile où se superposent des découpes métalliques déchiquetées (Housing 1 et 2 – 2024), un ouvrage imposant est posé sur une tôle rouillée. Sur la couverture d’acier, on lit avec un peu de difficulté « Thundercage »…
Un cadenas déverrouillé invite à ouvrir cette cage à tonnerre et à élucider ce que renferme ce qui ressemble à un grimoire, à un livre d’heures ou d’or… Il cache un cahier à spirales qui débute par un texte où on apprend que Thundercage est un « Artist-run Nospace » créé en avril 2019 par Romain Vicari au nord de Paris à Aubervilliers.
Chaque exposition réunit deux artistes, sous la forme d’un duel éphémère qui ne dure que le temps d’un dimanche avec un engagement social fort dans le quartier. Suivent la liste des 40 éditions déjà produites et un ensemble de photographies qui témoignent de ces rencontres dominicales…
En s’engageant dans la première galerie, celles et ceux qui fréquentent régulièrement les espaces d’exposition marseillais se souviendront peut-être de quelques assemblages baroques et insolites de Romain Vicari et en particulier de sa présence avec d’autres dans la Voiture 14, un projet imaginé par Myriam Mokdes qui avait connu une escale à la Friche pour le premier volet de Mumuration présenté par Fræme, en juillet 2022… Elles et ils se rappelleront éventuellement ses interventions avec Le Collectiveee dont il était un des fondateurs dans le Off du PAC en 2016 et 2017, puis dans le Off d’Art-O-Rama en 2018 à Notre-Dame-de-la-Salette et en 2019 dans les Blockhaus de L’Escalette aux Goudes…
Débute alors une « balade en trois temps » autour du patio. Avec une habileté diabolique, il réussit à transformer les espaces en un étrange théâtre où semblent s’enchevêtrer émotions et souvenirs. Certain·es y percevront ici ou là un hommage subtil à celles et ceux qui l’ont accompagné tout au long de son parcours artistique.
De Rivière de corps à Entry 2
Les sculptures de la première galerie renvoient elles à un espace domestique comme le suggère Stéphanie Cherpin dans « Todo o tempo do mundo / Tout le temps du monde », le texte qui accompagne l’exposition ?
Après un tableau mural de bois et d’acier (Rivière de corps, 2024), on découvre 11/k’ (2024) qui s’appuie sur la paroi vitrée sur patio et semble faire barrière et marquer un passage. Branchages, perles, rubans, plaques métalliques et fers tordus s’entrecroisent dans trois étranges compositions…
Des doigts de deux mains paraissent soutenir l’une d’elles. En hauteur, dans un bocal rempli d’une eau écarlate surnagent deux méduses dont on ne sait trop si elles sont aussi factices que le reste… Au ras du sol, la photographie d’un sac en plastique d’un supermarché asiatique évoque Aubervilliers.
Plus loin, protégée par une marquise en vitrage, une étagère métallique supporte trois constructions faites de copeaux d’acier (Ink, 2024) qui font songer à de dangereux nichoirs…
Romain Vicari – Ink, 2024. Eau, acier, verre – « La tempête qui arrive est de la couleur de tes yeux » à art-cade, Marseille. Photo © Romain Vicari
Au milieu de la galerie, Dragon Lord (2024), une cuve d’acier rouillée percée de tuyaux et d’un manche de parapluie renferme un liquide visqueux. Une flaque au sol suggère une fuite, sans doute colmatée.
Sur un côté, on remarque un masque en bois sombre qui paraît évoquer une Amérique précolombienne. Il est coiffé d’un oiseau sur lequel un bijou de pacotille est fixé. Au centre, une aiguière en verre brun est protégée par l’armature d’un parapluie. Au bout de ses baleines sont suspendues de petites pampilles…
À la fin de cette première séquence, une pendule murale couverte de chaînes (O’clock, 2024) accompagne Entry 2 (2024), un banal lustre décoratif à cinq lumières en pâte de verre mauve.
Quelques pendeloques aux reflets lilas et un globe de verre y sont suspendus. Ce luminaire est enserré dans une structure de métallique où sont accrochées trois feuilles rouillées…
Dans son texte, Stéphanie Cherpin suggère que ces objets pourraient rappeler des rites du quotidien dont on aurait perdu la signification, laissant flotter un mystère intrigant… Elle croit y reconnaître les instruments « d’une célébration chelou ». À travers ces « rituels fantômes », Vicari interroge-t-il le temps et l’appropriation des espaces, où le passé, le présent et un futur incertain cohabitent ?
La tempête qui arrive est de la couleur de tes yeux
Pour atteindre la deuxième galerie, il faut franchir une tenture, assemblage hétéroclite de divers tissus blanc et ivoire (dentelle, mousseline, broderies, tulle, voile, rideaux anciens et cantonnières au crochet, etc.) rehaussés de passementeries dorées et garnis de grelots. On s’attend à ce que des enfants vêtus de dentelles et de pourpre viennent saisir de l’encensoir posé au sol, pour le balancer et laisser s’échapper des parfums mystérieux…
Face au jardin, les murs sont peints d’un bleu foncé qui absorbe la lumière. Au centre, une imposante installation, La tempête qui arrive est de la couleur de tes yeux (2024) donne son titre à l’exposition.
Deux bas-reliefs en plâtre ornent un large podium où sont assemblées, en lambeaux recomposés, les traces de multiples histoires, de vies entremêlées, sans que tout soit nécessairement explicite. Stéphanie Cherpin écrit :
« C’est pour lui un endroit familier dans lequel on peut sentir la présence de tous les autres. Tu dis : “un grand corps fait avec des échantillons de souvenirs”. Tes gestes sont précis. Il faut ralentir pour en saisir la richesse. Chaque détail semble être exactement à sa place, depuis toujours et pour toujours. Je sais pourtant que c’est éphémère, que l’assemblage est temporaire et que les matériaux “retourneront” là où tu les as pris : la “sale rue”, le ferrailleur, l’appart de je ne sais qui, les restes de ton atelier, le stock de souvenirs de tes joies et de tes peines. (…) Tu dis “des restes de l’enfance passée, des morceaux de celle au présent” ».
Malgré la complexité des récits qui s’entremêlent, on perçoit un sentiment de familiarité, comme si cet espace devenait un prolongement de notre propre mémoire. Ce qui frappe, c’est la précision de Vicari, sa capacité à saisir l’essence d’un instant en acceptant l’éphémère. Il y a dans cette installation une poésie de l’assemblage qui en fait un moment particulièrement poignant et qui renvoie chacun à son histoire, aux débris laissés par les tempêtes traversées.
Au fond de la galerie, est accroché au mur le moulage en plâtre et en plomb d’un Poly Pocket, « mini-monde confortable encastré dans le chaos des adultes » comme le souligne Cherpin. Témoigne-t-il, comme La tempête qui arrive est de la couleur de tes yeux, d’une nostalgie mêlée à une conscience des choses qui se détériorent ?
Une composition audio accompagne normalement l’installation. Sans doute a-t-elle été diffusée le soir du vernissage. Malheureusement, elle est à présent inaudible. On peut la trouver à cette adresse sur le site SoundCloud…
Anthropophagie culturelle
La salle qui ouvre dans la troisième galerie des anciens bains-douches de la Plaine accueille Anthropophagie culturelle (2024), seconde installation majeure de l’exposition. La fenêtre est partialement grillagée. Des nappes d’un plastique translucide aux nuances vertes et blanches y sont « pétrifiées ». Dans l’épaisseur de la matière, on distingue des traces de feuilles, des graines et de petits graviers. Quelques branches de laurier flétri y sont engluées… L’après-midi, les rayons du soleil traversent cet agglomérat. Ils baignent d’une étrange lumière l’espace que Stéphanie Cherpin qualifie de « bout de garage ».
Au sol, des plaques rouillées de tôle larmée supportent un lourd portail en fer forgé qui pourrait avoir été celui d’un jardin ou d’un garage.
Il est maintenu en équilibre par un assemblage de feuilles métalliques rivetées où est accrochée par des aimants une troublante et étrange photographie d’un appareil dentaire posé parmi des brindilles…
Sur sa droite est inséré un écran vertical qui diffuse une boucle vidéo. On y distingue la porte entrouverte d’un local derrière un rideau de bulles qui s’élèvent…
Derrière la porte se cache Nono le robot, un petit jouet en plastique des années 1990, une antenne râteau de TV et un bocal de fleurs séchées dans lequel est suspendu un casque audio.
Celui-ci permet d’entendre la voix de Romain Vicari qui lit le texte sombre et désespéré que l’on reproduit ci-dessous…
Au mur, quatre tôles peintes et rayées esquissent un paysage énigmatique et éclaté…
En face, dans une niche, éclairée par deux petites bougies, on découvre le buste mystérieux d’un mannequin dont le visage souriant est maculé de boue… Que représente cet ex-voto ? Peut-être cette Andrea dont parle Vicari, celle qui, dit-il, lui a tout donné et qu’il a oublié de remercier…
Avant de conclure son texte, Stéphanie Cherpin indique que le titre de l’exposition est tiré d’un morceau du deuxième album de Legiao Urbana, légendaire groupe de rock brésilien actif entre 1982 et 1996. Dans Tempo Perdido/Temps perdu, on peut effectivement entendre :
Veja o sol / Voir le soleil
Dessa manhã tão cinza / Ce matin gris
A tempestade que chega / La tempête qui arrive
É da cor dos teus olhos / C’est la couleur de tes yeux
Le texte lu par Vicari se termine ainsi :
« La révolution ne se fera pas derrière un écran. Le Brésil me manque et cette odeur – le cerveau rempli – maman je t’aime. J’arriverais pas à m’adapter / le regard amer/ je veux plus mentir. J’échangerais l’éternité pour ces souvenirs – la lumière dans tes yeux – la mouche dans la soupe et la dent du requin »…
Cette exposition est une expérience unique et incomparable, entre un monde révolu et celui qui nous attend, avec pour seule certitude cette tempête imminente, à la fois étrange et sans doute cauchemardesque…
Celles et ceux qui connaissent l’univers singulier de cet artiste inclassable ne manqueront pas de répondre à son invitation avant que l’orage n’éclate. Les autres doivent prévoir un ou plusieurs passages par la Galerie des grands bains-douches de la Plaine pour en faire l’indispensable expérience.
À lire, ci-dessous, le monologue de Romain Vicari qui accompagne Anthropophagie culturelle, Todo o tempo do mundo/Tout le temps du monde, le texte de Stéphanie Cherpin qui introduit le parcours et quelques repères biographiques.
En savoir plus :
Sur le site d’art-cade
Suivre l’actualité d’art-cade sur Facebook et Instagram
Sur le site de Romain Vicari et sur son compte Instagram
Sur le site Thundercage
Anthropophagie culturelle : Texte de Romain Vicari
14 ans ici, merci pour la soupe, les mouches aujourd’hui me donne la gastro. Les mocassins et cet auto promotion précoce où étiez vous en 2009, vertigo?
J’aurais voulu te donner tout mais notre soif d’argent nous a laissés sans rien. Ces agents culturels remplis de chèques vacances, 14 ans sans déjeuner, c’est plus la dalle qui me fait peur.
Le sourire de mon fils, mes cheveux qui chute les années passe et c’est fini le verlan. Touriste partout, perdu sans identité. Seul la rue, seule la rue, salle la rue.
Le sourire dans le regard caché dans ma poche, ça dépend que de toi. Auto promotion institutionnelle. Oublié leur passé. Ce parfum m’angoisse et la tempête qui arrive est de la couleur de tes yeux.
Underground jamais ici les pieds sont par terre, solide comme des rochers. La haine m’a tout prit la tristesse m’a rien laissé, mes angoisses m’ont tout volé. Tous les choix, et cette pièce de théâtre où je ne trouve plus mes paroles, je me confonds dans le personnage.
C’est une comédie remplie de rumeurs. J’ai peur.
Pour toi Andrea. Elle m’a tout donné et j’ai oublié de la remercier. J’ai pas réussi à revenir en arrière. Nous avons notre propre temps, nous avons tout le temps du monde.
L’espace public m’a tout appris, aveuglé de tise, la métamorphose est imitante, une simulation simulacrée. Une odeur abondante. Entre mer et merde. J’ai trop parlé pas assez écouté, manque plus que je perde mes repères.
J’ai vu ma mère se faire taper, et ces profs qui ont essayer de me tromper. La raison est une peine perdue, un chemin où toutes les portes faut les briser. Ne fais pas attention aux autres soit juste ensemble, partout. Tout part.
Merci aux chemins tordus sans lumière, à ces crottes de nez remplies de métal usé de poussière, d’avoir laissé la corrosion du shit s’éloigner de mes rêves. La belle mère de la douleur, le ventre rempli d’espoir, c’est pas moi et c’est pas toi c’est pas nous.
Marginal marginalisé – l’art n’est qu’une copie de l’art. Rien n’a pu être volé tout est automatisé dans nos sensations. Le venin coule de notre regard prestataire de l’amour. Encore un tour de retour sur le socle des voeux lourds on aurait pu être égales et égaux, juste des poussières d’étoile.
Le cheminement métabolique est catégorique, sans faute réthorique. Je prend pas la route de la tragédie, tu sais que mon sourire est précis, ma troisième dent…
L’être humain est malade, du temps, de l’argent, de la bouffe. Et des regards oubliés, des messages délaissés, des rencontres bouleversées. Où est ma place? Je pensais qu’un plasticien était semblable à un poète sans papier. Décrire des douleurs et des amours sans les mots.
Entre soi, entre nous. Entre, vient. On s’est noyé bb. Une culture éventrée. L’Europe ne rime à rien, tout comme l’art contemporain. Le camouflage de la beauté, et les erreurs monétaires. De Kaprow à Ohderty, comme les vagues de la mer tout se tasse dans un vide brutal. Cette précieuse histoire est solide.
J’ai mal au ventre. Au secours! J’entends de loin. Mais c’est n’est que mon ombre coincée dans un coin de rue. Ma famille et ces bruits aigus, mon robinet a une odeur de clore. Dispo?
Notre objectif vous satisfaire. On vit les rêves des autres, et des autres, on projette nos cauchemars. Ce n’est pas le poids des larmes ni le battement d’un papillon, ces racines déracinées, et les chats perdus, le vent des usines et ce putain de RER D rempli de chagrin à 5h du matin. Direction la liberté, illustrée dans ces virements bancaires, situés au bout de mon nez. Ouïe ouïe ouïe. Lol lol lol.
Cette musique m’angoisse, elle tend les bras a des cerveaux conformé à veillir – plutôt pourrir d’illusion. Machiné par la beauté seule ta rétine aujourd’hui me libère de mon égoïsme naturel. Seule ta joie, Andrea compte pour moi, je t’aime tellement.
Cette tempête est éphémère, ce cancer est in-Situ. Et la couleur de tes yeux prête à disparaître dans un souvenir déjà lointain, calme dans mon âme. Société en souffrance. Culture abandonnée, exclue. Adaptation, incompréhension. Tout est gratuit, ma terre me manque se taire, te plaire achète toi un drone pour te regarder d’en haut.
Le viol de mon enfance, les larmes de ma mère, la violence de mon père. Et les gens courent, vers où ? Vers quoi ? Soûler les nuits endormies sous mes rêves, il faut purger, se percher sous le soleil des cocotiers. Des nouveaux emballages pour des anciens désirs c’est la droite qui a fait de la gauche un poisson.
C’est un désespoir, je contrôle plus les émotions, une colère éminente fait perdurer mes frustrations. Intégrer une culture qui n’est pas prête, se sentir exclu avant même d’essayer, c’est ça le message qui m’a été passé. Peu sont retournés dans le chemin du partage et de l’ego oublié. Les baskets sales et le cœur Persée, mes poumons crient pour une radio. Ma toux, mes poux, les fourmis et ces putain de punaises de lit, même ma peau ne leur suffit…
Comme un fantôme, ça va jamais se tasser. Quand je pleure c’est tout seul dans le noir sur mon canapé, je pense à ma grande mère.
La révolution ne se fera pas derrière un écran. Le Brésil me manque et cette odeur – le cerveau rempli maman je t’aime. J’arriverais pas à m’adapter / le regard amer/ je veux plus mentir. J’échangerais l’éternité pour ces souvenirs – la lumière dans tes yeux – la mouche dans la soupe et la dent du requin.
Todo o tempo do mundo – Tout le temps du monde : Texte de Stéphanie Cherpin
J’entre dans ton exposition.
Je passe sous le lustre (je me rappelle : tu dis « c’est comme une balade en trois temps »).
Ça commence par un gros livre de souvenirs, un livre d’or, mais surtout pas en or, et dessus est écrit : Thundercage*, l’artist-run NO space qui t’a « tant appris de l’espace (public) ». J’aurais dû m’en douter : d’abord le collectif. Le livre annonce et contient les « autres », celles et ceux qui vont et viennent selon les occasions. Je tourne les pages et les images de ces dents creuses habitées, hackées par les artistes que tu sais si bien rassembler. Tu dis que c’est plus facile de travailler en groupe, que l’union fait la force, qu’ici aussi les gens sont passés pour aider, parle, regarde, ou juste être là. Il y a trop de noms, je ne peux pas tous les citer.
J’avance, et j’ai l’impression de rentrer chez quelqu’un, j’aimerais que ce soit chez moi. Je pense savoir ce que j’ai à faire avec toutes ces sculptures qui semblent renvoyer à un espace domestique : régler l’horloge, verser de l’eau, allumer les bougies, m’attabler, tirer les rideaux, mais je ne sais plus pourquoi, la signification des gestes s’est perdue. Rituels fantômes. Je crois y reconnaître les objets d’une célébration chelou (on fête quoi ? on attend qui ?). Le jardin les colonise, ils se laissent faire. Je ne sais pas vraiment si ces formes nous racontent le passé ou bien nous montrent le futur, peut-être parce que tu préfères « l’extase du présent ». Tu dis que tu n’aimes pas « célébration ».
Arrivée dans la salle au mur bleu foncé, je crois sentir les traces, en fragments recomposés, d’une multitude de choses, de gens, d’histoires. Mon cerveau n’analyse pas tout, mais mon corps y trouve pourtant sa place. C’est pour lui un endroit familier dans lequel on peut sentir la présence de tous les autres. Tu dis : un grand corps fait avec des échantillons de souvenirs.
Tes gestes sont précis. Il faut ralentir pour en saisir la richesse. Chaque détail semble être exactement à sa place, depuis toujours et pour toujours. Je sais pourtant que c’est éphémère, que l’assemblage est temporaire et que les matériaux « retourneront » là où tu les as pris : la « sale rue », le ferrailleur, l’appart de je ne sais qui, les restes de ton atelier, le stock de souvenirs de tes joies et de tes peines. L’espace aussi est un outil d’appropriation, son architecture est un matériau de plus qui peut être soudé, plâtré, découpé comme les fragments de mémoire qui s’effondrent et qu’il faut recomposer autrement. Tu dis « des restes de l’enfance passée, des morceaux de celle au présent ». Tu dis même « archéologie de l’enfance » avec tes moulages de polypockets, mini-mondes confortables (mais les tiens ont l’air déjà en ruine) encastrés dans le chaos des adultes.
À la fin ou au début du parcours (c’est une boucle), on entre dans une salle ; c’est comme la reconstitution d’un bout de garage « couleur coucher de soleil », on y entend ta voix. Elle coule, elle purge, elle déborde l’espace (l’extérieur et l’intérieur on ne fait plus trop la différence). Les sculptures sont augmentées par le son, l’image, l’odeur (MERde). On traîne là avec toi, on attend la nuit ou bien la tempête qui arrive. « La tempête qui arrive est de la couleur de tes yeux « (en portugais « a tempestade que chega é da cor dos teus olhos “) c’est ton titre, tiré d’un morceau de Legiao Urbana, Tempo Perdido (souvenir de ton Brésil).
C’est triste ? Ouais… Vraiment triste. Mais là, tu m’arrêtes : «je prends pas la route de la tragédie, tu sais que mon sourire est précis». Fin. Je vais refaire un tour.
©Stéphanie Cherpin
Repères biographiques
Romain Vicari est né en 1990 à Paris et grandit à Sao Paulo jusqu’à 2009.
Aujourd’hui il vit et travaille à Aubervilliers.
Diplômé et félicité de l’ENSBA Paris (DNSAP 2014) / diplômé et félicité de l’ENSA Dijon ( DNAP 2012).
Romain Vicari est le lauréat du Prix Découverte des Amis du Palais de Tokyo (2016).
Son travail a été présenté dans plusieurs expositions monographiques et collectives, notamment au Palais de Tokyo ( Paris, 2018), à la Villette de Paris ( 2020 et 2019 ), aux Magasins Généraux (Pantin, 2018), aux Atelier DLKC (Saverdun, 2022 ), aux Ateliers Chiffonnier (Dijon, 2021 ), à Placement Produit (Paris, 2020), aux Ateliers Vortex (Dijon, 2017), au Parc Saint Léger, Centre d’Art Contemporain (Dorne, 2017), à la galerie Bugada & Cargnel (Paris, 2017), à la galerie Air Project (Genève, 2017), à la Villa Medicis (Rome, 2017), à la galerie Double V (Marseille, 2017), à la galerie Sans Titre (2016, Paris), à la galerie Ceysson & Bénétière (Saint Etienne, 2016), à la galerie Jeanroch Dard (Bruxelles, 2015) ou encore à la Friche Belle de Mai (Marseille, 2015 et 2022), au CAC La Traverse (Alfortville, 2015 et 2019), à la Bienal de la jeune création ( Houilles, 2015) et au Salon de Montrouge ( 2015).
Romain Vicari est commissaire du projet d’exposition ThunderCage à Aubervilliers.