Fruit du travail d’enquêtes-collectes de cinq équipes de chercheurs sur le thème « Retours et migrations en Méditerranée », l’exposition Revenir choisit un angle peu connu pour évoquer des parcours de vie.
Algérie, Arménie, Grèce, Palestine, Liban, Macédoine du Nord, Syrie… les allers et retours, les allers sans retours, jalonnent l’histoire des peuples de la Méditerranée. Des exils géographique, politique, économique et militant susceptibles de provoquer des retours, corporel ou symbolique, mémoriel ou touristique parfois. Prenant pour focale ce vaste sujet d’étude, l’exposition au fort Saint-Jean restitue les différentes formes des trajectoires migratoires et pose, malgré elle, la question de la lisibilité des résultats des enquêtes-collectes. Comment rendre sensible une collection disparate d’objets, d’œuvres, de photographies, d’archives, de croquis et de cartes ? Comment dépasser le caractère universitaire de la démarche anthropologique pour capter le public ? La mission est ardue et le résultat aride : là où l’on s’attendait à faire corps avec le vivant, on reste à la marge à quelques exceptions près : devant les témoignages audios et vidéos, là où la parole est subjective. Même les albums de famille nous tiennent à distance… On regrette que la célèbre chanson de Dahmane Elharrachi, ici reprise par Rachid Taha, n’accompagne notre déambulation. Seule l’écoute au casque nous fait entendre ses échos douloureux : « Oh partant où vas-tu ? »…
Allers-retours et C’était ici que… – « Revenir – Expériences du retour en Méditerranée » au Mucem
Des voix multiples
Initiée par les travaux postdoctorat de Giulia Fabbiano au sein du département recherche du Mucem et de l’université Aix-Marseille, l’enquête-collecte a d’abord porté sur l’Algérie et la France puis s’est développée sur de nouveaux territoires : l’île de Procida en Italie – Mers el-Kébir en Algérie – La Ciotat en France par l’anthropologue Liuba Scudieri, Bitola en Macédoine du Nord par les géographes Guillaume Javouree et Pierre Sintès, les villages d’Iqrith et de Bir’em en Israël par l’anthropologue Adoram Schneidleder, Rhodes en Grèce par Pierre Sintès, le camp de réfugiés palestiniens d’Aïda en Cisjordanie par l’anthropologue Marion Slitine et l’artiste Benji Boyadgian. Ce n’est qu’ultérieurement que le projet d’exposition muséale est apparu, d’où, peut-être, notre difficulté à adhérer pleinement à la proposition.
Interdiction de retour et Détours – « Revenir – Expériences du retour en Méditerranée » au Mucem
Récits croisés
Cinq espaces-frontières correspondants aux cinq études de cas habitent un espace scénographique volontairement ouvert, chacun mettant à nu « les multiples enjeux à l’œuvre dans les trajectoires et les imaginaires du retour ». Autant d’histoires individuelles ou familiales, de diasporas, d’exils volontaires ou forcés racontés à travers la présence d’objets du quotidien liés à la terre d’appartenance (pot utilisé pour le bouillon en Algérie, calendriers, affiches), de documents administratifs (passeports, courriers), d’œuvres d’artistes (le trousseau de clés en verre de Taysir Batniji, copie de ses propres clefs qui, désormais, n’ouvriront plus sa maison). Avec, pour fil rouge, la cartographie de Philippe Rekacewicz pensée comme un autre mode de transmission de l’immatériel.
Au-delà du récit mythologique
La réalité du terrain et des expériences humaines efface d’un seul trait nos lectures homériques. Ici pas d’odyssée fictionnelle mais une multitude de vies qui disent l’enracinement et le déracinement, la présence et l’absence, le désir et l’échec. Il y a l’impossible retour dans les villages de Gaza devenus poussière, le souvenir du vivant dans le tracé de quatre générations de figuiers plantés entre l’Algérie et la France de 1890 à 2010. Il y a les processions de la statue synecdoque de Saint Michel archange entre Procida, Mers el-Kébir et La Ciotat, l’exil des Arméniens dépossédés de leur terre par la loi du 25 avril 1923 de la République de Turquie.
Retours temporaires ou définitifs, retours impossibles ou avortés, retours aux sources comme « une forme de tourisme des racines », chaque étude explore les mécanismes en jeu, tente de restituer les témoignages sans instrumentaliser, recueille des matériaux préexistants mais non encore exploités. Et rassemble les pièces des puzzles avec, comme préalable, de comprendre les raisons du départ avant de parler du retour.
Commissaires d’exposition : Giulia Fabbiano et Camille Faucourt
Scénographie : Claudine Bertomeu.
Avec des œuvres de Farid Adjoud •Ariella Aïsha Azoulay • Bissane Al Charif • Zeina Barakeh • Taysir Batniji • Benji Boyadgian • Collectif Decolonizer (Eitan Bronstein Aparicio, Eléonore Merza Bronstein et Ali Abu) • Khaled Dawwa • Rima Djahnine • Sabyl Ghoussoub • Eliot Nasrallah • Malik Nejmi • Amer Shomali • Tanya Traboulsi • Sofiane Zouggar
Pour plus d’informations, se reporter à « Revenir – Expériences du retour en Méditerranée », l’excellent ouvrage scientifique coédité par Mucem/Anamosa, dirigé par Giulia Fabbiano et Camille Faucourt.
Avec les contributions de Dunia Al Dahan, Ariella Aïsha Azoulay, Benji Boyadgian, Adélie Chevée, Aude Fanlo, Sabyl Ghoussoub, Guillaume Javourez, Adoram Schneidleder, Liuba Scudieri, Pierre Sintès et Marion Slitine.
Jusqu’au16 mars, Mucem fort Saint-Jean.
En savoir plus :
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Revenir – Les enquêtes collectes (extraits du dossier de presse)
Le projet d’enquête-collecte articule l’expérience intime du revenir à l’enjeu plus large des circulations humaines en Méditerranée, sur des échelles historiques et géographiques larges. Il a été initié dès 2016 par le postdoctorat de Giulia Fabbiano (Mucem/Labexmed/Aix-Marseille Université) au sein du département recherche du Mucem, qui portait sur les différentes formes du retour en Algérie aujourd’hui.
Un groupe interdisciplinaire de collaborateurs du département recherche du Mucem, anthropologues, géographes et artistes, s’est constitué autour de cas collectivement définis à l’issue d’un long processus d’échanges scientifiques initié par le colloque international « Espace(s) du Revenir. Politiques, poétiques, pratiques », conçu par Giulia Fabbiano et co-organisé en décembre 2016 par le Mucem et Aix-Marseille Université (IDEMEC et Labexmed). Les chercheur.ses finalement engagé.es sur l’enquête avaient été associé.es au colloque et connaissaient tous.tes leur terrain pour y avoir consacré une large part de leurs recherches.
La démarche d’enquête incite, en quelque sorte, à déplacer le musée hors de ses murs pour aller à la rencontre des personnes qui vivent dans différents contextes des expériences de retour et à traduire les enquêtes réalisées par des formes matérielles (objets, photographies, enregistrements, croquis et cartes). Avec un double horizon d’attente : dans un premier temps, celui de les orchestrer dans l’exposition et, dans un second temps, celui de les intégrer aux fonds du musée pour incarner dans les collections, par fragments vivaces, la manière dont les gens vivent au quotidien les transformations contemporaines de nos sociétés.
En interrogeant les relations que des personnes déplacées, que cette mobilité soit volontaire ou subie, entretiennent avec des lieux investis ou projetés comme des « terres d’origine », les enquêtes ont tenté de constituer un nuancier, partiel mais cohérent, du retour et de ses expressions multiples autour du bassin méditerranéen. Les études de cas retenues ont été :
L’île de Procida, en Italie, Mers el-Kébir, en Algérie, La Ciotat, en France, par Liuba Scudieri (anthropologue). Septembre-décembre 2020.
Ce terrain a été choisi car il constitue un exemple d’une mobilité de retour mémorielle circulant entre trois pays différents (Algérie, France, Italie). Cette mobilité est celle d’anciens Français d’Algérie (Pieds Noirs) d’origine italienne (île de Procida, dans la baie de Naples), qui furent rapatriés en France à l’issue de la guerre d’indépendance algérienne (1962). Dans le cadre d’une association, la « Confrérie Saint-Michel de Mers el Kébir », active entre 1968 et 2018, des voyages de retour mémoriels des anciens rapatriés et de leurs enfants ont été organisés à Mers el-Kébir, où la communauté était établie, et à Procida. Ces voyages avaient lieu d’année en année, en particulier à l’occasion de la fête de la Saint-Michel (saint patron de l’île de Procida et de ses pêcheurs). Un travail d’archivage numérique des documents témoins de l’activité de l’association a été réalisé par l’enquêtrice.
La ville de Bitola, en Macédoine du Nord, par Guillaume Javourez (géographe) et Pierre Sintès (géographe). Juillet-août 2022.
Ville de Macédoine du Nord située à une quinzaine de kilomètres de la frontière avec la Grèce, Bitola se situe dans une région où les circulations humaines ont occupé une place particulière au cours de l’histoire. Elle constituait donc un terrain propice à l’observation des dynamiques migratoires qui traversent l’espace méditerranéen. À partir des épisodes qui ont touché la région de Bitola et ses habitants, ancienne zone de conflits, diverses mobilités de retours, autorisées ou empêchées, ont pu être observées. L’enquête a ainsi rendu compte, d’une part, des voyages de retours mémoriels organisés pour les descendants de membres de la communauté juive de Bitola, aujourd’hui disparue en raison de la déportation et à l’extermination de cette communauté en 1943, et, d’autre part, de retours transfrontaliers empêchés des réfugiés grecs slavophones contraints à l’exil lors de la guerre civile grecque (1946-1949).
Les villages d’Iqrith et de Bir’em, en Haute Galilée, Israël, par Adoram Schneidleder (anthropologue). Août 2022.
Ce terrain, étudié dans la longue durée par l’enquêteur, a été choisi en raison du caractère unique, original et polysémique des mobilités de retour en jeu dans deux villages arabes chrétiens de Haute Galilée, Iqrith et Bir’em, détruits lors du conflit israélo-arabe de 1948- 1949. Par leurs pratiques de retour (camps de vacances pour enfants et célébrations religieuses, mariages, fêtes calendaires et enterrements), les communautés originaires des villages d’Iqrith et de Bir’em ont été les plus médiatiques des déplacés internes de 1948. La parfaite connaissance du terrain et de ses enjeux, ainsi que l’approche anthropologique sensible de l’enquêteur ont convaincu le Mucem de la faisabilité et de la pertinence d’une patrimonialisation par l’enquête-collecte dans ce terrain singulier.
La ville de Rhodes, en Grèce, par Pierre Sintès (géographe). Octobre 2022.
Ce terrain a été suggéré par l’enquêteur, qui y avait précédemment mené une étude au long cours, entre 2006 et 2014. Il a permis de documenter la réactivation récente de la mémoire de la communauté juive de Rhodes, déportée et exterminée en 1944, grâce au réinvestissement touristique et patrimonial du quartier juif historique par la diaspora rodeslie et ses descendant.e.s.
Le camp de réfugié.es palestinien.nes d’Aïda, en Cisjordanie, par Marion Slitine (anthropologue) et Benji Boyadgian (artiste). Juillet-août 2023.
Cette dernière enquête s’inscrivait à la suite de précédents terrains menés par Marion Slitine en Cisjordanie, qui avait déjà permis d’enrichir les collections du Mucem d’objets témoins des créativités urbaines à Ramallah et à Bethléem et d’objets de solidarité et de résistance en Palestine. Le point d’entrée de l’enquête fut le « Key of Return Shop », magasin situé dans le camp de réfugié.es d’Aïda (Cisjordanie) et spécialisé dans la création d’objets souvenirs en lien avec la question du retour et le street art visible sur le mur de séparation. Cette première entrée s’est élargie au tissu d’acteurs sociaux et associatifs, très dynamique, qui œuvrent au quotidien pour le droit au retour des Palestiniens (tel que reconnu par la résolution n°194, adoptée le 11 décembre 1948 par l’Assemblée Générale de l’ONU) et participent à en faire un sujet particulièrement vivant. Cette enquête a été accompagnée d’une collecte photographique et vidéo importante et a été collaborative et participative, en concertation avec les les personnes impliquées, au quotidien, pour la reconnaissance du droit au retour. Un ensemble de dessins (portraits, lieux, objets) réalisés par Benji Boyadgian documente également la collecte.