Dans le cadre de Chroniques 2024, l’exposition « Derniers Délices », présentée au Panorama de la Friche Belle de Mai, nous immerge dans un univers spectaculaire, séduisant et cauchemardesque au cœur des vanités contemporaines. En s’inspirant des chefs-d’œuvre comme Le Jardin des délices de Jérôme Bosch et de fastueuses natures mortes du XVIIe siècle, Claudie Gagnon et le collectif SMACK livrent une critique acerbe de nos plaisirs souvent destructeurs.
Avec Ainsi passe la gloire du monde, Claudie Gagnon, installe un tableau où passé et présent se mêlent dans une fascinante scène suspendue. Une table opulente se dresse dans l’obscurité, ornée de cristaux, de papillons éphémères, de fruits en décomposition et d’horloges implacables. Elle convoque l’imagerie des natures mortes du Siècle d’Or hollandais. Ce décor somptueux, où chaque détail respire la fragilité et le caractère fugace de l’existence, agit comme une image de notre humanité. Des miroirs stratégiquement placés confrontent le spectateur à son propre reflet, une incitation poignante à méditer sur la fuite du temps et la futilité des biens matériels. Dans cette œuvre, Gagnon propose un memento mori saisissant qui nous rappelle que, malgré notre désir d’immortalité, la fin est inévitable.
Si l’installation multiplie les clins d’œil à l’histoire de l’art, les habitués de la Friche percevront aussi quelques échos avec certaines œuvres de Gilles Barbier dont l’atelier est à deux pas. On pense notamment à The Treasure Room (Four Stomach) et à ses Festins…
Le collectif SMACK, propose avec SPECULUM une relecture numérique de l’univers de Bosch, sous forme d’un triptyque où s’entrechoquent les paradis artificiels, les ambitions égoïstes et les cauchemars de notre époque. Ces trois « panneaux » sont l’aboutissement d’un projet de trois ans initié en 2016 dans le cadre de l’anniversaire des 500 ans de Hieronymus Bosch. Ils transportent le spectateur dans trois mondes distincts : l’Eden, le Paradis et l’Enfer.
L’Éden, présenté par les auteurs comme « la Silicon Valley à l’envers », montre une utopie aux couleurs acidulées où des chats géants évoquent la futilité des vidéos virales qui circulent sur les réseaux sociaux.
Le Paradis, peuplé de personnages hypersexualisés (cavaliers à pénis) et saturé de logos, est une critique cinglante du consumérisme et de l’identité de marque.
L’Enfer est un sombre reflet d’un monde contemporain qui se perd dans ses excès les plus terrifiants et où hashtags et caméras de surveillance meublent un paysage de tortures perpétuelles.
Avec ses animations 3D audacieuses, SMACK tend un miroir (speculum en latin) à notre société et met en lumière les paradoxes de nos aspirations et de nos addictions.
De toute évidence, les installations spectaculaires de Claudie Gagnon et de SMACK nous présente avec lucidité la réalité sous un prisme dystopique… Laissent elles aussi entrevoir quelques lueurs d’espoir ?
En nous proposant ces « Derniers Délices », Chroniques entend nous poser, avec une certaine candeur, cette question : « Serons-nous capables d’imaginer des possibles plus heureux et égalitaires pour le futur et les nouvelles générations ? » Les récentes actualités internationales ne manqueront pas de laisser nombre d’entre nous plutôt perplexe et songeur…
Ci-dessous, quelques regards sur les deux installations accompagnées des cartels et de quelques repères biographiques sur les artistes.
En savoir plus :
Sur le site de Chroniques – Biennale des Imaginaires Numériques
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Sur le site du Studio SMACK
Ainsi passe la gloire du monde de Claudie Gagnon sur le site d’Avatar
Claudie Gagnon – Ainsi passe la gloire du monde, 2024
Plongé·es dans le noir, nous découvrons une table opulente dressée devant nous. Sa décoration surannée évoque les natures mortes du XVIe siècle hollandais dans lesquelles les mets les plus fins côtoyaient argenteries, bijoux, cristal et autres signes extérieurs de richesse.
Entre nature morte et tableau vivant, Claudie Gagnon nous propose une allégorie de la fragile destinée humaine. Le titre, Ainsi passe la gloire du mondee prononcée en latin Sic transit gloria mundi, évoque directement cela.
De nombreux indices matérialisent le passage ou temps : des papillons symboles de l’éphémérité de la vie, des sabliers, des fleurs fanées, des fruits en putréfactions… Le tic tac d’une horloge rythme la scène qui semble paradoxalement suspendue. Des éléments familiers se confrontent aux plus extraordinaires, l’organique à l’inorganique, le précieux au trivial, dans une mise en scène où le passé et le présent semblent avoir lieu simultanément. Les nombreux miroirs exposés nous projettent malgré nous dans cette scène et forcent à contempler le temps qui passe sur notre propre visage. Cette œuvre est bien une vanité contemporaine, un memento mori (souviens-toi que tu vas mourir) qui nous rappelle résolument que toutes les richesses du monde ne nous rendrons pas immortelles. Ainsi, nous passons subtilement d’une table garnie à un Iit, peut-être celui de notre mort, dans lequel nous pouvons nous voir projeté grâce au grand miroir posé à l’extrémité de la desserte. La nappe noire devient alors linceul.
Tous ces objets sont-ils finalement la trace d’un passé révolu, une image de notre présent ou une vision du futur ?
Et vous, arriverez vous à imaginer de nouveaux plaisirs, des plaisirs plus égalitaires, des plaisirs qui ne seraient néfastes ni pour le santé, ni pour l’environnement ? Tout reste à imaginer. (Texte du cartel)
Coproduction avec la Friche Belle de Mai, Molior, Avatar et des Productions Recto-Verso.
Œuvre présentée dans le cadre de la vitrine québécoise en coproduction avec Molior, et avec le soutien du Conseil des arts et des lettres du Québec, le Ministère de la Culture et des Communications du Québec et la Délégation générale du Québec à Paris.
Claudie Gagnon : Repères Biographiques
Originaire de Montréal, Claudie Gagnon, artiste autodidacte multidisciplinaire, vit et travaille à Québec depuis plus de trente ans. Elle explore diverses formes d’art : installation, tableau vivant, sculpture, vidéo, photo, food art, collage, et art intégré à l’architecture. Son travail est exposé dans des centres d’art, galeries, musées, théâtres, et des lieux variés comme des granges ou des usines. Utilisant des objets courants et des références artistiques, ses créations, mêlant ludisme et poésie, sont à la fois fascinantes et troublantes. Ses œuvres, intégrant des éléments périssables, symbolisent les cycles de vie. Présentées en Amérique du Nord, en Asie et en Europe, elles sont dans plusieurs collections prestigieuses, et elle a réalisé des résidences à Paris et Mexico.
SMACK – SPECULUM, 2019
SPECULUM est une relecture contemporaine du Jardin des délices de Jérôme Bosch par le trio d’artistes néerlandais SMACK. On y retrouve une composition et une gamme chromatique similaires. Construit comme le retable du peintre flamand du XVe siècle, il s’agit d’un triptyque compose de trois animations vidéo jouées en boucle.
Le tableau central correspond au Paradis. Une impression d’hypersexualisation se dégage ici. En entrant dans ce paysage on découvre peu à peu des personnages filmés en permanence, d’autres vêtus de logos de grandes marques, des personnages issus de la pop culture etc. – ce monde chimérique est en réalité le nôtre, métaphore des vices du XXIe siècle.
A gauche, l’Éden. Une autre atmosphère se dégage, plus douce. Cela est certainement dû à l’ambiance chromatique faite de couleurs pastels et acidulées. L’univers parait futuriste. D’énormes chats se prélassent, non sans évoquer ces vidéos qui s’échangent de manière virale sur les réseaux sociaux représentant ces mignonnes petites boules de poils. Autant de symboles de la futilité de notre temps. Deux personnages nus flottent au premier plan, Adam et Eve?
Enfin, à droite, nous voici en enfer. Il n’y a aucun doute. Nous sommes face à une vision cauchemardesque. Les humains subissent les pires sévices. En haut à droite de l’image, un personnage trône. Il impose sa Loi, figure du juge qui, comme dans L’Enfer de Dante, proclame les peines en fonction des péchés commis. Ce paysage de désolation n’est autre que le cimetière de notre civilisation mortifère. Comme Bosch en son temps, le trio d’artistes SMACK ne fait que tendre un miroir (speculum en latin) à leurs contemporaines. Alors que nous détournons les yeux face à toutes ces horreurs, c’est en fait nous-mêmes que nous refusons de regarder.
Les vices représentés ici sont les plaisirs coupables de notre civilisation occidentale. Vous reconnaissez vous dans ce tableau ? (Texte du cartel)
SPECULUM fait partie de la collection permanente de la Colección SOLO et est exposé au musée privé de la collection, Espacio SOLO, à Madrid.
Smack : Repères biographiques
SMACK est le trio primé d’artistes numériques Ton Meijdam, Thom Snels et Béla Zsigmond. Basés à Breda, aux Pays-Bas, les trois artistes ont étudié ensemble à l’Ecole des Beaux-Arts et du Design (AKV) de St. Joost et ont fondé le Studio Smack en 2005. Travaillant avec l’imagerie générée par ordinateur et l’animation 3D, ils produisent des films et des vidéos inspirés par la culture contemporaine. Leurs oeuvres explorent le consumérisme, la surveillance, l’omniprésence du branding et l’identité personnelle à l’ère de l’information.