22 artistes et 5 architectes affrontent l’anthropocène dans l’exposition « Âmes vertes » à La Friche la Belle de Mai à Marseille. L’occasion de déplacer notre regard sur les problématiques environnementales, et réfléchir à la valeur socio-politique de l’art.
L’exposition créée il y a quatre ans, avant le Covid, est réactualisée dans les espaces de La Friche en écho aux évolutions de l’écologie, et enrichie de nouvelles propositions artistiques. Son objectif ? « Montrer que l’écologie est toujours un sujet problématique, mais moins œcuménique qu’auparavant » selon le commissaire Paul Ardenne. Et toujours porteuse de problématiques qui traversent l’art et l’architecture : en témoigne les installations, les photographies, les tapisseries, les sculptures, les vidéos ou les maquettes architecturales… La sélection intergénérationnelle ne suffit pas à représenter tous les courants de pensée mais en révèle les principaux axes, du retour à la vie de cueilleur-pêcheur à la recherche hyper technologique, des recycleurs aux défenseurs du care, des activistes aux sonneurs d’alarme, de l’écologie sociale au survivalisme. Sans oublier les utopistes et les poètes !
Entrée dans la matière
La Maison des vivants de l’artiste allemande Louisa Raddatz introduit à merveille chacun des deux étages de l’exposition. Ses alvéoles monumentales, scindées exceptionnellement, s’inspirent directement de la ruche : réalisées à partir de matières animales (plumes, laine, etc.), naturelles (fibre de coco, lichen, cactus…) ou humaines (cheveux…), elles nous invitent à faire corps avec le monde du vivant. Là où la cohabitation est de mise. Pénétrable, modulable, son œuvre est repensée selon les environnements, car l’artiste se donne « la liberté de pouvoir ajouter des pièces à son puzzle pour envahir ou agrandir l’espace ».
Ici, l’espace de vie éphémère est contenu et ouvre à d’autres horizons. Comme celui plus théâtralisé créé par le duo anglo-argentin Lucy & Jorge Orta qui signe une saisissante installation vidéo-sculpture. Symphony for absent wild life ne mâche pas son effet qui tire la sonnette d’alarme sur un monde animal disparu ou menacé, symbolisé par des personnages énigmatiques, mi-animaux mi-humains, réunis en un orchestre menaçant. Visages masqués, corps enveloppés de manteaux de queue-de-pie fabriqués dans des couvertures militaires en feutre gris-beige, on les imaginerait volontiers sortis tout droit d’une pièce de Tadeusz Kantor ! On frissonne en les regardant extatiques, ou en les écoutant dans quatre performances filmées.
Entre expériences et utopies
Une aquarelle sur papier de sept mètres de long, signée Suzanne Husky, ouvre la section consacrée à l’architecture. L’Histoire des alliances avec le peuple castor déroule le temps, la nature et ses habitants depuis le néolithique jusqu’au XXIème siècle, en passant par la Perse antique. Bouleversements, disparitions, colonisation des espèces, industrialisation : la représentation figurative aux traits presque enfantins pourrait nous faire croire à un récit naïf ! Sauf que « le cortège de la vie » est funèbre et pointe du doigt « l’effondrement de la biodiversité et le drame de la Sixième extinction ». Seul l’espoir d’une nouvelle alliance entre l’animal – ici le castor bâtisseur – et l’homme serait promesse d’un renouveau.
Suzanne Husky – L’Histoire des alliances avec le peuple castor – « Âmes vertes » à La Friche la Belle de Mai. Photo® Jean-Christophe Lett
À l’opposé de cette lumière au bout du tunnel, la vidéo de l’arpenteur français Erik Samakh, Le Sanglier daguet, laisse entrevoir un « environnement anthropofuge où l’homme n’a nul besoin de se trouver ». Déguisé en animal, dissimulé dans une forêt, l’artiste reste là immobile, au point de se fondre dans le treillis de branchages. Une expérience artistique doublée d’une réalité de vie, car Erik Samakh a choisi de vivre en homme-nature… preuve à son échelle que l’homme peut néanmoins y retrouver sa place à condition de la respecter.
Du fil à retordre
Le projet art-science-industrie du français Jérémy Gobé allie la précision du geste artisanal – canevas de fil rouge sur et autour de structures assemblées – à l’invention « d’une résine textile biodégradable dont la vocation est de préserver les coraux existants tout en permettant (…) la réimplantation d’une vie sous-marine ». En résulte une série de prototypes aux allures futuristes, aux textures mixtes, écoconçus en vue de la protection des récifs coralliens à travers le monde. Certains sont même mis en mouvement dans des vidéos flottantes faisant apparaître une vie inconnue dans un monde aquatique. Un monde rêvé ? Reconstitué ? Préservé ?
Dans la même veine art-science, et pour faire en sorte que l’œuvre soit utile d’une quelconque manière, les tableaux de l’artiste russe Taisia Korotkova (tempera à l’œuf sur bois) sont un hommage aux fungis, ces champignons réputés pour digérer le plastique et le recycler de manière organique. Grande leçon d’humilité donnée par la nature capable de se purifier elle-même des déchets créés par l’humain…
D’un côté l’infra avec ces miniatures et de l’autre le supra avec les maquettes d’habitation pensées par le collectif canadien Couturier Lafargue qui travaille sur les blessures de la société. Solar Igloo propose une alternative à la fonte des glaces et au réchauffement climatique avec sa structure capable de capter la chaleur solaire par capteurs colorés, et sa machine à glaçons prête à produire du froid. « Une architecture nomade publique et utilitaire » pensée avec une équipe d’ingénieurs propice à s’abriter temporairement. Mais qu’en est-il de sa faisabilité et de l’accueil par les pouvoirs publics ? Telle est l’une des interrogations posées par l’exposition, avec, en corollaire, la question de la place de l’art dans le débat écologique.
« Eclairons les avenirs ! »
La réflexion sur l’implication de l’art et des artistes dans le champ de l’écologie ne date pas d’aujourd’hui. Mais au-delà de la sensibilisation du public, qu’en est-il réellement ? L’exposition « Âmes vertes » peut-elle apporter sa contribution à la prise de conscience des enjeux liés à la transition ? Dans l’introduction au catalogue de l’exposition, Paul Ardenne écrit : « Il s’agit, en somme, de faire acte d’opposant responsable ». Est-ce à dire qu’il est aussi de la responsabilité des artistes de s’engager dans le processus de reconstruction de la nature, de nous inciter à retrouver un rapport harmonieux avec elle. C’est faire peser sur leurs épaules un lourd fardeau. D’autant que, ironie du sort, l’exposition est le fruit d’une collaboration avec la Fondation Groupe EDF « qui agit pour l’égalité des chances, (…) accompagne la transition écologique et sociale en France et à l’international ». Inquiétant télescopage aux yeux de certains, riche initiative pour les autres : chacun se fera son idée sur l’outrecuidance ou la pertinence du projet à l’heure où Alexandre Perra -Directeur général de la fondation Groupe EDF – signe, dans le dit catalogue, un texte au titre ironique : « Eclairons les avenirs ! ».
« Âmes vertes » jusqu’au 1er juin, La Friche la Belle de Mai, 13003 Marseille. Catalogue co-édité par les éditions La Muette et Le Bord de l’eau, 125 pages, 18 €.
Avec : AAVP (Atelier d’Architecture Vincent Parreira), Thierry Boutonnier, Alexa Brunet, Tiphaine Calmettes, Couturier Lafargue, Côme Di Meglio, Ferrier Marchetti Studio, Charlotte Gautier Van Tour (voir Polymer), Manuelle Gautrand, Christiane Geoffroy, Jérémy Gobé, Christian Hauvette, Suzanne Husky, Jordan Joevin (voir Polymer), Ali Kazma, Taisia Korotkova, Luce Moreau, Laurent Mulot, Lucy + Jorge Orta Polymer, Louisa Raddatz, Édith Roux, Stéphanie Sagot, Erik Samakh, James Shaw (voir Polymer), Elvia Teotski, Viguier / Architecture, urbanisme, paysage.
En savoir plus :
Sur le site de La Friche la Belle de Mai
Suivre l’actualité de La Friche la Belle de Mai sur Facebook et Instagram