Illusions, merveilles et autres miracles


En piste ! Clowns, pitres et saltimbanques au Mucem


Les arts du spectacle s’invitent au Mucem le temps de faire revivre la présence poétique de « pauvres objets de saltimbanques ». Une déambulation festive et nostalgique imaginée par Macha Makeïeff.

« Dans le plus jeune musée national de France, le Mucem, je retrouve le goût du travail collectif » déclarait Macha Makeïeff quelques semaines avant l’ouverture de son exposition En piste !. Et de s’interroger à voix haute comme pour elle-même : « Où sont les limbes des spectacles qui n’existent plus ? ». Dans les mémoires et au Mucem !

Deux mois après son inauguration, le public ne désemplit pas qui parcourt l’exposition à la manière d’un vagabondage dans une fête foraine, passant d’un stand à une vitrine, d’une piste à une roulotte. Tout l’esprit du théâtre et du cirque est là dans une explosion de couleurs, de musiques, de lumières qui envahissent l’espace saturé d’objets. De « reliques » pourrait-on dire à propos de l’attachement quasi mystique de la metteuse en scène pour la fabrique théâtrale. D’ailleurs, n’avoue-t-elle pas « qu’il y a un fétichisme chez nous, on est comme dépossédés des choses à la fin d’une tournée ». Question de désir et de perte…

Un spectacle immobile

Sortis de scène et des feux des projecteurs, les objets perdent de leur puissance. Ce que l’on serait tenté de croire sauf qu’à déambuler dans l’exposition, les voici étrangement réanimés. La magie de la scénographie ? Non, l’imaginaire. Celui prolifique de la commissaire qui vient titiller le nôtre. Sa méthode ? Imaginer un récit et faire avec les contraintes et les exigences d’un musée, différentes d’un plateau de théâtre ou d’un chapiteau. Se réinventer pour conserver l’esprit forain et embarquer le public dans un nouveau voyage. De séquences en séquences (Boniments et charmes, Ciels et vertiges, Une parade, Cahutes et baraques, Loges et ambulants), petit à petit les objets reprennent la parole. La vie, presque, grâce à un commissariat pensé non pas comme « un chapelet, une suite sans force », mais comme un frottement sensible qui exacerberait des relations poreuses.

Georges Rouault - Le Clown blessé, 1932 et Gérard Garouste - La duègne et le pénitent, 1998 - En piste ! Clowns, pitres et saltimbanques au Mucem
Georges Rouault – Le Clown blessé, 1932 et Gérard Garouste – La duègne et le pénitent, 1998 – En piste ! Clowns, pitres et saltimbanques au Mucem

Une longue histoire d’amour et de fascination

Baudelaire et Apollinaire nous accueillent dans l’antre secret des saltimbanques sur laquelle plane l’ombre des peintres et des écrivains. Car Macha Makeïeff approvisionne ici les collections du Mucem, sa propre collection et les nombreux prêts privés d’un flot de dessins et peintures. Magnifique témoignage de la fascination des artistes pour le monde du spectacle ! Encres sur papier d’André Valensi, compositions monumentales de Lucien Simon (La parade de foire et Bigoudènes devant les tréteaux), une estampe de Goya (Une Reina), plusieurs toiles de Fernand Léger, La Nana noire de Niki de Saint-Phalle trônant sur une piste, la célèbre Tête de singe de Félicien Rops, quelques œuvres de Picasso (Cheval et son dresseur jongleur, Arlequin) et de Rouault (Clown à l’habit rouge, Parade). Sans oublier l’impressionnante toile La Duègne et le pénitent de Garouste ou les 32 gouaches sur papier réalisées à cette occasion par Gérard Traquandi. Sans oublier encore les films et photographies d’Agnès Varda. Deux toiles monumentales nous interpellent, doublement dérangeantes et magnétiques, dans ce qu’elles disent de l’attraction sexuelle et du malheur : L’Homme à la poupée de Jean Veber (1896) où figure une jeune femme nue, alanguie sur un sofa, un vieil homme à ses côtés tenant dans ses bras une poupée (une marionnette ?) et Les Saltimbanques de Gustave Doré (1874) projetant dans un halo lumineux le corps d’une enfant blessée entourée de personnages en habits de lumière. Saisis dans la coulisse, le « visage poudré de suie » comme l’écrivait Michel Leiris dans Les veilleurs de Londres cité dans le catalogue.

Chaque œuvre choisie vient éclairer notre perception du monde mystérieux et fantasque des « bateleur, escamoteur, musicien ambulant, joueur d’orgue » pointés du doigt par l’administration française en décembre 1853 qui, dans un arrêté préfectoral, règlementait sa présence dans le Gard ! Une troupe hétéroclite qui apportait dans ses bagages le chaos et « une certaine extase » ; une famille de nomades contorsionnistes, marionnettistes et autres dresseurs de lions qui bousculait l’ordre établi des choses.

Les objets entrent dans la danse

D’un carrousel à une piste circulaire, d’une salle de projection à un petit cabinet de curiosités, les rêves les plus fous prennent corps dans d’humbles objets – quelques paires de chaussures de clowns -, des affiches publicitaires, des costumes aux mille paillettes éblouissantes, de vieilles barres de manège aux teintes décolorées, des films muets, des animaux empaillés qui ont tous joué au théâtre, à l’opéra, au cinéma, au musée ou dans des performances. Tout, ici, a une âme. L’exposition évite ainsi l’écueil du catalogue. Le moindre jeu de cartes, le plus petit accessoire de scène comme la plus imposante malle de voyage raconte une histoire, évoque un passé, témoigne d’une expérience ; chacun est un morceau de mémoire ou d’une tradition. Cirque, foire au trône ou vogue, peu importe les appellations, la sonorité grinçante de l’orgue de barbarie nous accompagne dans cette exposition-portrait des grandes figures qui ont marqué les siècles. On croise Sarah Bernhardt, Charlie Chaplin, Maurice Zalewski (Grock sur scène), le marseillais Alfred Court, Bartabas, le magicien Yanco, Jacques Tati, Buster Keaton, Ubu, la famille Fratellini… Et ces « Freaks sublimes » auxquels Vincent Giovannoni consacre un chapitre : « Ces personnages apparaissent d’autant plus étranges qu’elles sont à la fois semblables à tous, et en même temps différentes. En les identifiant comme “monstres”, sinon comme “erreurs de la nature”, nous les écartons de l’humanité commune. Le spectacle de leur étrangeté permet à ceux qui s’en amusent d’oublier un instant leur manque de fraternité et leur propre laideur ».

Une traversée sensible

À l’inverse de Trouble-fête, Collections curieuses et Choses inquiètes créée à la Maison Jean Vilar à Avignon en 2019, et réalisée en écho au spectacle Lewis versus Alice, l’exposition En Piste ! donne l’apparence d’une fantaisie joyeuse traversée par une petite musique nostalgique. Là où la proposition précédente était empreinte d’une sourde mélancolie sous-tendue par un propos intimiste et personnel. Une douleur, même… La mémoire, l’enfance, les illusions perdues, l’envers du miroir, la disparition d’un bonheur naïf irriguent toujours le récit de Macha Makeïeff. Mais avec une légèreté retrouvée. Avec l’envie d’inventer sans relâche « après la déroute du spectacle défait », après que la lumière se soit éteinte sur la piste, que la clameur du public se soit tue et que les clowns se soient démaquillés. Après que chacun a rejoint sa roulotte et déposé son masque.

En piste ! clowns, pitres et saltimbanques, une exposition de Macha Makeïeff, jusqu’au 12 mai au Mucem, Marseille.

Catalogue coédité par le Mucem et les éditions de La Martinière, 180 pages, 35 €. Textes Macha Makeïeff, Claudette Joannis, Marika Maymard, Hervé Castanet, Sébastien Delmer, Olivier Martin-Salvan, Vincent Giovannoni, Caroline Chenu, Frédéric Saumade, Muriel Mayette-Holtz, Yann Coadou, Stéphane Goudet, Philippe Geslin, Jean Bellorini, Jean-Baptiste Gauvin et François Regnault.

Commissariat général : Vincent Giovannoni, conservateur en chef, responsable du pôle Arts du spectacle.
Co-commissariat : Macha Makeïeff
Avec la collaboration de l’Atelier Jodar – Lumières Jean Bellorini – Création sonore Sébastien Trouvé
Avec la participation du Théâtre National Populaire et de la Compagnie Mademoiselle

En savoir plus :
Sur le site du Mucem
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