L’exposition réunit une dizaine d’œuvres récentes, presque toutes réalisées entre l’automne dernier et le début de cette année, à une exception près. On connaît sa prédilection pour les matériaux qui traversent plusieurs états, tels que le plâtre souvent combiné avec des résines, dont l’usage est parfois subordonné au réemploi d’objets.
Le titre « Ici en deux » est emprunté à un poème d’André du Bouchet. La galeriste précise : « Même si c’est avant tout le titre qu’il faut retenir, dans le poème il y a aussi l’idée du paysage, du souffle, de la traversée et un peu de l’espace »…
Presque toutes les œuvres sont composées de deux parties et « la plupart sont le résultat de la reprise d’un geste, de deux temps réunis à la manière d’un pli ».
De connivence avec Marie Caroline Allaire Matte, Arnaud Vasseux a conçu un accrochage d’une grande cohérence, où chaque mur de la galerie accueille deux sculptures en accord avec leur construction et avec le titre choisi pour l’exposition. Dans cette mise en espace rigoureuse, la hauteur où est installée chaque œuvre n’est jamais uniforme. L’artiste a veillé à éviter toute linéarité, privilégiant une interaction sensible avec le regard des visiteur·euses.
On perçoit dans « Ici en deux » une certaine résonance avec « Loop », sa précédente exposition à la galerie AL/MA. Certaines sculptures semblent prolonger des œuvres présentées en 2022, établissant ainsi un dialogue subtil entre les deux projets.
Dès l’entrée, la première œuvre, Les décisions (2025), évoque visuellement Sans titre (Loop), qui ouvrait l’exposition de 2022 au même emplacement, dans un accrochage similaire. Pourtant, les références archéologiques, si présentes auparavant, semblent ici s’effacer… À moins d’y discerner une allusion discrète à la silhouette stylisée de la l’énigmatique « statuette de femme stéatopyge », parfois interprétée comme la représentation d’un accouplement. La « boucle » de 2022 aurait-elle annoncé « Ici en deux » ?
Arnaud Vasseux – Les décisions, 2025. Résine acrylique et graphite. 29 x 16 x 2.5cm – « Ici en deux » à la Galerie AL/MA
Les décisions de 2025 sont composées de vides parfaits, empreintes d’une forme circulaire impeccable autour desquels la résine s’est épanchée… Indissociables, ces deux éléments assemblés semblent exister au-delà et en dépit de toute décision…
La seconde œuvre occupant ce pan de mur évoque certains aspects récurrents du travail d’Arnaud Vasseux, notamment son exploration des fragments prélevés dans le milieu naturel ou son questionnement autour d’objets archéologiques.
Ici, l’artiste s’appuie sur un fragment de céramique ruinée, issu d’un contexte funéraire, dont seul l’intérieur est visible. La faïence, partiellement recouverte de résine acrylique, se dote ainsi d’une seconde peau, tandis qu’une couche de résine époxy vient créer un glacis translucide en surface. Son titre, fidèle à la logique de l’exposition avec ses deux mots – Feu là (2025) – ne laisse aucune place à l’ambiguïté…
Face à la porte, un étrange rapace nocturne (Hibou, 2013-2025) scrute attentivement les visiteur·euses pénétrant dans la galerie. Proche du ready-made, cette pièce provient d’un prélèvement effectué au Cirva (Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques) à Marseille. À première vue intact, cet élément est en réalité un fragment de journal calciné, connu des artisans verriers sous le nom de « mouillette ». Constituée de plusieurs feuilles d’un quotidien repliées et imbibées d’eau, cette mouillette permet au souffleur de verre de façonner et d’arrondir la paraison sortie du four sans se brûler.
Arnaud Vasseux a travaillé entre 2011 et 2013 au Cirva où il a réalisé plusieurs œuvres, dont ses magnifiques « plâtres photographiques » actuellement exposés au [mac] de Marseille.
Ce modeste morceau de papier journal captive par sa puissance évocatrice : il fige l’instant où la matière en fusion change d’état et incarne le premier contact entre l’artisan et le verre. C’est aussi un hommage aux savoir-faire et à la complicité essentielle entre l’artiste et celles et ceux qui l’accompagnent dans ses recherches.
Parmi les premières sculptures réalisées dans l’atelier marseillais, Vasseux avait conçu la poignante série des « Creux » : un ensemble de dix empreintes du creux de la main gauche de chaque employé du Cirva et de la sienne. Cette série fut mise à l’honneur en 2016 par Marie-Caroline Allaire-Matte dans une exposition sur le thème des « Vanités » à la Maison des Consuls des Matelles.
Dans « Ici en deux », les deux yeux de Hibou incarnent à la fois la perception acérée du rapace et la relation d’échange entre l’artiste et l’artisan, un dialogue essentiel au processus de création.
Son regard de papier partage la cimaise avec une sculpture accrochée très bas, presque à l’angle du mur. Cette œuvre récente, Sans titre (Replié) (2025), s’inscrit dans la continuité de la série des « Repliés ».
Arnaud Vasseux – Sans titre (Replié), 2025. Plâtre teinte. 29.5 x 15 x 7.5cm – « Ici en deux » à la Galerie AL/MA
Son élaboration suit un processus incertain, en deux étapes : une forme en plâtre, repliée sur elle-même, est ensuite immergée dans un plâtre très fluide et teinté, qui enrobe la structure et emprisonne de fines bulles d’air.
L’artiste ne contrôle pas totalement l’apparition des nuances délavées qui en résultent. La nature du matériau influence directement la quantité de pigment absorbée. Cette œuvre fait écho à la double temporalité du geste de création, mais aussi à cette « collaboration » imprédictible – et parfois heureuse – entre l’artiste et la matière.
De l’autre côté de l’accès à la réserve, Bivalve (2025) occupe seul un petit pan de mur…
Arnaud Vasseux – Bivalve, 2025. Plâtre, anodonte comprimée de la Seine. 20 x 13.2 x 7cm – « Ici en deux » à la Galerie AL/MA
Cette sculpture prend naissance à partir d’une coquille d’anodonte comprimée, un mollusque bivalve d’eau douce, pêché dans la Seine. Emprisonnée dans le plâtre, la coquille a ensuite été tranchée en deux, incarnant parfaitement l’idée centrale de l’exposition, où deux éléments ne font plus qu’un.
L’œuvre établit un écho troublant avec Sans titre (2018-2022), une pièce que l’on avait découvert dans « Loop » en 2022. Suivant un protocole similaire, Arnaud Vasseux avait alors abandonné une betterave dans une gangue de plâtre, de résine et de fibres de cellulose avant de le sectionner en deux…
Au pied du grand mur de la galerie AL/MA, s’étendant sur toute sa longueur, Arnaud Vasseux a installé De biais (2024), une œuvre qui joue en quelque sorte le rôle d’une « mise à distance » muséale.
Arnaud Vasseux – De biais, 2024. Plâtre sur gaze de coton, 5 éléments, dimensions variables – « Ici en deux » à la Galerie AL/MA
Cette pièce est le fruit d’une résidence d’artiste organisée par Échangeur 22 à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. Elle a été conçue pour et dans un espace particulier du monument, la Bugade, lieu où les frères chartreux faisaient la lessive.
elle repose sur l’utilisation de tissus en gaze de coton, une matière fine, lâche mais résistante, imprégnés de plâtre. Ces toiles, pliées puis déplacées, se fissurent à chaque manipulation, rendant la matière progressivement plus friable… jusqu’à une disparition inévitable. Ce processus rappelle la série des Cassables, présentée notamment au Frac Occitanie Montpellier en 2017.
Sur la vaste cimaise qui surplombe cette installation, la première œuvre accrochée est aussi la plus ancienne. Sans titre (Transfert) (2018) résulte de l’application d’une feuille de carbone sur un plâtre humide, légèrement plus grand qu’elle. L’encre violette, en migrant à l’intérieur de la matière, s’est considérablement éclaircie, tandis que les lacunes apparues après séchage ont été comblées avec des éclats de résine synthétique – des rebuts d’atelier réemployés.
À l’autre extrémité du mur, Bords (2025) s’inscrit, une fois encore, dans la logique du « deux ». Sur une étagère en plâtre installée en hauteur, Arnaud Vasseux a posé un bol fracturé tel qu’il l’a trouvé, dont les bords, de couleurs différentes, ont immédiatement attiré son attention.
Arnaud Vasseux – Bords, 2025. Plâtre, porcelaine, 2 éléments. 33 x 29 x 12cm – « Ici en deux » à la Galerie AL/MA
Entre les deux fenêtres, Séparation (2025) associe plâtre, résine acrylique, encre et sable blanc, ce dernier conférant à sa surface une texture granuleuse.
L’œuvre a été moulée sur une mousse synthétique, du type de celles utilisées dans les caisses de transport pour protéger les objets fragiles, qu’il s’agisse de matériel HiFi… ou d’œuvres d’art. La galeriste souligne que « ce qui intéressait Arnaud, c’était de prolonger les diagonales des deux fragments séparés… », donnant ainsi tout son sens au titre de la pièce, qui fait une fois de plus écho à celui de l’exposition.
Dans cette même logique, le mur de la réserve accueille également deux œuvres.
À gauche, une pièce au caractère presque baroque, Sans titre (Éclaté) (2025), est composée de sacs en polypropylène, recouverts successivement de résine acrylique puis de résine époxy pigmentée, donnant à sa surface l’aspect d’un tissu froissé.
Arnaud Vasseux – Sans titre (Éclate), 2025. Polypropylène, résine acrylique, résine époxy, colorant. 24 x 10 x 6,5 cm – « Ici en deux » à la Galerie AL/MA
À droite, Sans titre (2025) se révèle plus énigmatique. Une fine pellicule de résine acrylique, teintée à l’encre de Chine, enveloppe une forme parallélépipédique, un monolithe mystérieux qui pourrait être une simple brique…
Dans la continuité de « Loop », cette exposition prolonge l’étrange et subtil équilibre entre les œuvres d’Arnaud Vasseux et l’espace de la galerie. Toutefois, « Ici en deux » se distingue par une approche plus insolite, interrogeant avec acuité « les conditions d’apparition de l’œuvre ». Il semble même que le choix du titre, emprunté à un poème d’André du Bouchet, ait précédé la réalisation de la plupart des pièces ainsi que leur accrochage.
Pourtant, la lecture des vers du poète laisse perplexe. On a essayé en vain d’y découvrir des clés pour interroger les sculptures d’Arnaud Vasseux. Mais celles-ci conservent leurs insondables mystères que seul le regard de chaque visiteur·euse peut éventuellement révéler…
À l’entrée de la galerie, parmi les ouvrages présentés, figure une publication de 2011 des éditions arlésiennes Analogues, qui rassemble plusieurs textes, dont Geste et intention de l’artiste lui-même. En exergue, il cite Claude Simon, reprenant et modifiant une phrase de Paul Valéry : « […] c’est cette intention de faire qui a voulu ce qui s’est dit. »
Après avoir interrogé Richard Serra, Gordon Matta-Clark, Marcel Duchamp, Bruce Nauman ou encore Gilbert Simondon, Arnaud Vasseux conclut son texte par ces mots, qui méritent attention.
« Il me semble que le travail d’un artiste est toujours une construction, qui (lui) révèle la perception qu’il a des choses. Que vaut une construction qui s’élève sur des idées préconçues? On cherche à aller au-delà de nos savoirs, à la réalité qui apparaît en faisant. Il n’y a pas, pour moi, de discours qui précède, mais seulement des mots, des choses, et des gestes pris dans les mouvements de la vie ».
Celles et ceux qui connaissent le travail d’Arnaud Vasseux ne manqueront pas de passer par la galerie AL/MA avant la fin mars. Chaque exposition démontre qu’il s’affirme comme un des artistes majeurs de sa génération. Collectionneurs et institutions regarderont sans doute avec attention les œuvres récentes présentées dans « Ici en deux ».
En savoir plus :
Sur le site de la galerie AL/MA
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Ici en deux d’André du Bouchet sur le blog Le bar à poèmes