Jusqu’au 5 octobre 2025, l’Hôtel de Caumont présente « Le bestiaire magique » de Niki de Saint Phalle, une exposition incontournable qui met en lumière l’influence des animaux et des créatures imaginaires dans l’œuvre de l’artiste. Elle propose une lecture passionnante de son parcours à travers le prisme de la représentation animale.
« Le bestiaire magique » de Niki de Saint Phalle explore notamment l’importance des monstres et des dragons, symboles récurrents des angoisses de l’artiste, dès les années 1960.
Au début de l’essai qu’elle signe pour le catalogue, la commissaire de l’exposition souligne :
« [Comme les enfants], Niki de Saint Phalle, elle aussi, aime les contes de fées parce qu’ils utilisent un langage polysémique constitué d’images, qu’ils mettent en scène des peurs et des rites universels transmis depuis la nuit des temps et issus de récits populaires, de ballades, de chants traditionnels et de l’imagination des conteurs. Le conte lui convient parce qu’il est mélange et hybridation, qu’il conjugue savoirs savants et croyances populaires et s’adresse à tous, riches ou pauvres. C’est ainsi que procède l’artiste qui mêle et unit dans ses œuvres le sacré et le profane, le sérieux et le facétieux, elle qu’attirent les monstres et les dragons, les rebelles, ceux qui s’opposent et cherchent des voies alternatives. »
L’exposition s’ouvre dans la cour de l’hôtel particulier avec Le Monde (1989), version d’une des vingt-deux sculptures monumentales du Jardin des Tarots, œuvre majeure à laquelle Niki de Saint Phalle a consacré vingt années. Réalisée ici en résine de polyester, cette sculpture repose sur un socle mécanique et animé conçu par Jean Tinguely.
Le Monde renvoie au XXIIe arcane du tarot de Marseille, traditionnellement figuré par une femme dans une mandorle, entourée des symboles des quatre évangélistes. Niki de Saint Phalle en propose une interprétation très personnelle. Elle reprend le thème de la femme-monde, en lui donnant les traits caractéristiques de ses Nanas. En équilibre sur un pied, en pleine course, cette figure est aussi une « victoire », une conquérante.
L’image évoque néanmoins la figure chrétienne de la Vierge foulant le serpent du péché originel qui menace le monde terrestre.
Principe masculin, le serpent s’oppose et s’unit à la fois au principe féminin. Mais, loin du registre religieux, cette confrontation suggère une possible réconciliation, un thème récurrent chez l’artiste.
Le serpent, multicolore, triomphant, devient signe d’universalité, comme dans de nombreuses cultures où il incarne la force qui maintient l’équilibre du monde. Omniprésent dans l’œuvre de l’artiste, on le retrouve dès la première salle de l’exposition avec la Nana Boa qui danse avec un serpent en or, enroulé autour d’elle. Dans ses deux sculptures, l’iconographie de la Vierge au serpent semble s’hybrider avec l’image de la Déesse aux serpents de Cnossos.
En fin de parcours, une deuxième œuvre dans les jardins de l’Hotel de Caumont, Le Poète et sa muse (vers 1973) accompagne les visiteurs vers la sortie…
Le poète soulève sa muse, une grande Nana-oiseau aux ailes ouvertes vers le ciel, prête à s’envoler. Elle évoque La Victoire de Samothrace – une Niké, déesse ailée incarnant la féminité triomphante dans la Grèce antique. Ce n’est sans doute pas un hasard si sa mère lui donna le surnom de Niki…
La notice du catalogue souligne avec pertinence : « Loin des personnages aériens et éthérés des représentations classiques, la muse apparaît ici triomphante, prolongement nécessaire de l’acte créateur et sans lequel le poète n’est rien »…
Lors de la visite de presse, Lucia Pesapane, commissaire de l’exposition, présentait ainsi la nature du projet qu’elle a imaginé :
« J’ai conçu cette exposition comme un voyage initiatique, à la manière d’un conte de fées. Cet univers est fondamental pour Niki de Saint Phalle, qui a toujours été profondément nourrie par les récits de balades et de contes. C’est dans cette optique que j’ai pensé les deux étages de l’exposition.
Les visiteurs traversent les espaces comme on quitte symboliquement la maison de l’enfance – un chemin que Niki elle-même a emprunté. Il faut affronter des figures redoutables : dragons, monstres, crocodiles, êtres maléfiques. Ces épreuves sont les étapes nécessaires de toute transformation, celles qui mènent vers l’âge adulte.
Au fil du parcours, apparaissent également des figures tutélaires : des sorcières, des animaux alliés, des présences protectrices qui l’ont accompagnée tout au long de sa vie, et qui accompagnent aussi le visiteur.
Puis, au deuxième étage, émergent des figures de femmes puissantes, en harmonie avec la nature et les animaux – des femmes qui nous guident peut-être vers la joie, ou vers une forme de maturité apaisée.
À chacun ensuite de tracer son propre chemin. Niki nous offre cette possibilité d’atteindre un espace de joie. Et dans la dernière salle, chacun est libre de choisir sa voie. »
Le parcours s’organise en huit séquences :
• Il était une fois
• Bêtes maudites et symboles rédempteurs
• Who is the Monster You or Me ?
• Last Night I Had a Dream
• Un rêve plus long que la nuit
• Les Nanas au pouvoir
• L’Arche de Noé
• Êtres protecteurs
Le commissariat de cette exposition est assuré par Lucia Pesapane, historienne de l’art dont les recherches portent sur le travail des artistes femmes depuis le début du XXe siècle.
En 2014, elle a assisté Camille Morineau pour la rétrospective Niki de Saint Phalle au Grand Palais. Puis, en 2022-23, elle était co-commissaire de l’exposition « Niki de Saint Phalle. Les années 1980 et 1990. L’art en liberté » aux Abattoirs à Toulouse. L’an dernier, elle était commissaire de la rétrospective présentée au Mudec de Milan.
Un excellent catalogue, sous la direction de Lucia Pesapane, réunit trois essais scientifiques signés respectivement par la commissaire, Claude d’Anthenaise et Raphaëlle Saint-Pierre. Ils sont complétés par un abécédaire des animaux de Niki de Saint Phalle écrit par Domitilla Dardi.
Cet ouvrage revient sur la place de la figure animale dans les objets usuels (lampes, vases), ainsi que dans les grandes sculptures et œuvres publiques de Niki de Saint Phalle.
L’exposition est réalisée avec le soutien de la Niki Charitable Art Foundation qui conserve les œuvres et les archives de Niki de Saint Phalle et en détient les droits de propriété intellectuelle.
La scénographie, conçue par Hubert Le Gall avec la collaboration de Laurie Cousseau, confirme une fois encore une approche où la mise en espace sert efficacement le propos sans l’alourdir. Le graphisme, confié à Camargo A&D, s’intègre discrètement mais avec justesse à l’ensemble. On souligne enfin la qualité de la mise en lumière assurée par Vyara Stefanova avec Spectra, dont la précision contribue pleinement à la lisibilité des œuvres et à l’atmosphère de l’exposition.
À lire, ci-dessous, une présentation du parcours de l’exposition, des passages des entretiens avec la commissaire et avec Bloum Cardenas, petite-fille de l’artiste et curatrice de la Niki Charitable Art foundation, ainsi que de l’abécédaire du catalogue. Ces textes ainsi que les repères chronologiques sont extraits du dossier de presse.
En savoir plus :
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« Le bestiaire magique » de Niki de Saint Phalle – Parcours de l’exposition
Il était une fois
Niki de Saint Phalle (1930-2002) a toujours peuplé ses œuvres d’animaux et de créatures facétieuses. Rendue célèbre grâce aux Nanas et aux Tirs, elle révolutionne l’art de son temps et livre une œuvre puissante et engagée, mêlant symboles et récit autobiographique. Des créatures du cinéma américain et japonais, en passant par les divinités des mythes fondateurs, son bestiaire fascine. Les monstres et les dragons, présents très tôt dans son œuvre et pour lesquels elle s’inspire, entre autres, de l’imagerie médiévale, sont des figures ambivalentes qui racontent la lutte du bien contre le mal. Tantôt monstrueux, tantôt emplis de gaieté et de légèreté, ses animaux fétiches, comme le serpent, l’araignée ou l’oiseau, reviennent régulièrement et ont chacun une signification propre et multiple.
Niki de Saint Phalle aime les contes de fées car ils mettent en scène des peurs et des rites universels transmis depuis la nuit des temps. À l’image des récits fantastiques, cette exposition est conçue comme un parcours initiatique qui invite le visiteur à déambuler parmi les créatures malicieuses avant d’accéder à un monde imaginaire où l’ensemble des êtres vivants partage une harmonie fantasmée. À travers le thème du bestiaire encore largement inexploré, cette exposition témoigne de l’omniprésence des animaux dans l’œuvre de Niki de Saint Phalle. Ces êtres à la fois protecteurs et menaçants ont toujours aidé et accompagné l’artiste à traverser les différentes étapes de la vie. Incarnation du bien et du mal, du rêve et du cauchemar, le bestiaire magique de Niki de Saint Phalle peut être considéré comme le reflet de son âme, empreint aussi bien d’effroi et d’oppression que de liberté, de protection et d’harmonie.
Bêtes maudites et symboles rédempteurs
Enfant, l’artiste franco-américaine passe ses vacances dans le château familial paternel de Huez, dans la campagne nivernaise, qu’elle évoque comme un premier décor à sa fantaisie créatrice. Après une jeunesse passée entre les États-Unis et la France, Niki de Saint Phalle s’installe à Paris en 1960 et rencontre impasse Ronsin une foisonnante colonie d’artistes, dont Jean Tinguely, son futur époux. Ces fréquentations seront l’occasion de laisser libre cours à sa créativité, notamment grâce à la technique de l’assemblage pour laquelle elle réunit divers objets qu’elle va coller sur une toile ou modeler en sculpture.
Cette salle présente des œuvres de la fin des années 1950 et 1960, dans lesquelles l’artiste évoque des lieux imaginaires hantés de légendes féeriques. Les héroïnes s’échappent des châteaux gardés par les monstres ou parfois apprivoisent les dragons. L’imagerie du Moyen Âge est omniprésente dans l’œuvre de Niki de Saint Phalle, qui est conquise par le monde obscur des récits populaires dans lequel la naissance des créatures monstrueuses constitue une rébellion contre l’ordre des choses établies. Les monstres et les dragons sont une source d’inspiration permanente pour l’artiste qui les considère comme une représentation de ses peurs.
Les dragons de sa palette peuvent être verts (teinte que le Moyen Âge attribuait au diable lors des croisades) ou rouges, comme celui présenté dans cette salle, couleur duale par excellence. Pour l’artiste, les véritables dragons sont intérieurs, comme geôliers d’une éclatante vertu expressive et dont la présence signifie la libération et l’émancipation de l’ombre.
Who is the Monster You or Me ?
La monstruosité dans l’œuvre de Niki de Saint Phalle peut prendre des formes bien diverses. Elle adopte l’apparence d’un dragon, d’un homme ou d’une femme, ou encore se niche dans l’intimité des émotions. Dès les tableaux-tirs des années 1960, qui vont lui apporter la reconnaissance internationale et lui permettre de rejoindre le groupe des Nouveaux Réalistes, l’artiste affronte ses tourments en faisant saigner les toiles, qui prennent parfois la forme de bêtes effrayantes ou d’humains, grâce à des assemblages d’objets divers recouverts de plâtre blanc.
Naissent ainsi la série des « Mariées » et celle des « Accouchements », dénonçant la condition des femmes pendant des siècles, ainsi que plusieurs assemblages exprimant la violence de la société. Ayant grandi dans un milieu où la femme était cantonnée à un rôle d’épouse et de mère, Niki de Saint Phalle démontre que la laideur et la brutalité ne sont pas uniquement issues des créatures monstrueuses mais existent aussi et surtout dans le quotidien de la société patriarcale qu’elle dénonce. Les monstres peuvent prendre la forme de créatures inventées par l’homme comme Frankenstein (Be My Frankenstein, 1964), personnage de l’âge de la mécanisation et fruit d’un assemblage du à des progrès scientifiques en conflit avec l’éthique.
Last Night I Had a Dream
Cette salle est la réminiscence d’un rêve qui nous introduit dans l’inconscient de l’artiste. On y retrouve ses iconiques Nanas, son bestiaire habituel, ainsi que des symboles de ses voyages et de ses relations amoureuses. Cet ensemble autobiographique révèle ses pensées et ses peurs les plus secrètes dans des représentations au ton plein
d’humour et d’ironie.
Le titre Last Night I Had a Dream fait penser au célèbre discours prononcé par Martin Luther King en 1963 « I Have a Dream » en faveur de l’égalité des droits entre Blancs et Africains- Américains. Le choix de l’artiste de représenter un couple interracial dans son lit est une manière d’exprimer sa solidarité à une cause qu’elle a défendue tout au long de sa vie.
Un rêve plus long que la nuit
Sculptrice, performeuse et metteuse en scène, Niki de Saint Phalle réalise en 1976 un long-métrage intitulé Un rêve plus long que la nuit, récit fantasmagorique féministe ayant pour trame un conte de fée. Certains extraits de ce film ainsi que des images d’archives sont projetés dans cette salle.
En retraçant le processus d’initiation du personnage principal (interprété par la fille de l’artiste), le film explore la place de la femme et le thème du traumatisme dans un monde violent dominé par des hommes ineptes. Au début du film, la fillette Camélia dessine un dragon vert, puis s’endort et commence à rêver. Elle se retrouve au royaume des dragons où tout semble se dérouler dans l’harmonie jusqu’à ce que le dragon se rebelle et devienne féroce. Camélia prend la fuite et se retrouve en face d’un séduisant homme-oiseau. La petite fille rencontre une sorcière qui va exaucer son vœu de devenir grande. Ce film est ici présenté pour la première fois en France dans sa version restaurée.
Cette salle présente également une tapisserie et des sculptures évoquant la figure menaçante du dragon, ainsi que des bijoux qui montrent les nombreux supports utilisés par l’artiste pour explorer le thème du bestiaire.
Les Nanas au pouvoir
C’est durant l’été 1964 que l’artiste crée ses premières Nanas. Elle puise alors sa force créatrice dans une conception de la femme comme porteuse de vie en harmonie avec la nature et le monde animal. Ces déesses mères de la fécondité découlent des séries des « Accouchements » et des « Mariées » mais cette fois ci, la femme devient un personnage salvateur, lumineux et empli de joie. Les Nanas ont gagné leurs batailles et ont repris le pouvoir.
Niki de Saint Phalle rêve d’un monde qui ne soit pas seulement dominé par les hommes et invite à une communion entre tous les êtres vivants, sans séparation et sans hiérarchie. Le corps féminin se fait hybride et englobe la nature et ses habitants. Enlaçant un oiseau, allongée avec une queue de sirène ou chevauchant une licorne ou un dauphin, la femme devient le point d’équilibre entre tous les êtres.
L’Arche de Noé
L’art de Niki de Saint Phalle se manifeste tant dans les objets utilitaires (chameau-vase, pouf ou miroir serpent, lampe oiseau … ), que dans de grandes sculptures. Elle ne s’embarrasse pas de la hiérarchie entre les arts, qui place souvent la peinture et la sculpture au sommet, et réalise de nombreux objets du quotidien, notamment pour financer et réaliser ses rêves de grandeur, comme le Jardin des Tarots débuté en 1979 à Capalbio, dans le sud de la Toscane.
L’attention accordée au bestiaire devient de plus en plus visible dans ses sculptures monumentales que l’artiste commence dès les années 1960 et qui prennent la forme d’animaux aux corps habitables. Cette « batisseuse de rêves », comme elle aime s’autodéfinir, réalise de nombreux projets dans l’espace public comme un toboggan en forme de dragon à trois langues, Le Golem (1972), l’Arche de Noé (1994-2001) à Jérusalem, la sculpture The Sun God (1983) aux ailes déployées à San Diego, ou la fontaine Stravinsky à Paris (1983) peuplée d’oiseaux et d’autres créatures zoomorphes. Elle répond aussi à des commanditaires privés et réalise pour leurs enfants les aires de jeu Le Dragon (1973) en Belgique et Gila Monstre (1996-1997) à San Diego.
Les reliefs d’animaux présentés dans cette salle évoquent certaines de ces exubérantes pièces et constituent une sorte de recueil mental qui s’est constitué au fil du temps. Certains font partie de l’œuvre Remembering? (1997-1998) dédiée à Jean Tinguely, en souvenir de leur amour et de leur amitié.
Êtres protecteurs
Les années 1980 et 1990 marquent un tournant dans l’art de Niki de Saint Phalle : occupée par la création du Jardin des Tarots et éloignée des centres artistiques internationaux, elle s’accorde de grandes libertés artistiques et s’engage dans la défense de différentes causes sociales, dont celle de l’environnement. L’œuvre Acqua sporca acqua pulita (Antipollution Painting) de 1988 représente un oiseau doré flottant à la surface d’une eau à moitié polluée. Tel un phénix des temps modernes, est ce que l’animal sera en mesure de renaître une fois encore dans une nature en danger ?
C’est également une période d’intenses souffrances physiques pour l’artiste dues à des difficultés respiratoires et à l’arthrite qui la conduisent à créer des sculptures faites d’air et de lumière, minces silhouettes, qui, imagine-t-elle, l’aideront à ouvrir ses poumons et à respirer. Il s’agit de la série des « Skinnies », figures filiformes qui sont à l’opposé des Nanas aux formes pleines. Ces œuvres aériennes explorent des sujets mythologiques comme la Déesse de la lumière, personnage protecteur mi-femme, mi-oiseau, ou personnifient les cartes du Tarot, comme l’Ermite, ici représenté avec le serpent tentateur, lointain souvenir de la Vierge Marie foulant aux pieds la bête maléfique.
Les êtres protecteurs dont l’artiste s’entoure, que ce soit l’oiseau, ou la femme-poisson sont des alliés puissants et bénévoles qui expriment une partie d’elle-même et son amour pour la vie : « Je suis un arbre, je suis un oiseau, Je suis une confiture d’oranges de Séville. Je suis toutes les choses que l’aime. » se plaisait-elle à dire.
Entretien avec Lucia Pesapane
Madame Lucia Pesapane, est historienne de l’art spécialiste de Niki de Saint Phalle et a notamment organisé les rétrospectives de l’artiste au Grand Palais en 2014, aux Abattoirs à Toulouse en 2022-23 ainsi que l’exposition au Museo delle Culture à Milan en 2024. Elle a travaillé pendant quinze ans dans les institutions françaises et a organisé, parmi d’autres, les expositions « Women House et Kiki Smith » à la Monnaie de Paris ainsi que « Pionnières, artistes des années 20 » avec Camille Morineau au Musée du Luxembourg. Ses recherches portent sur le travail des artistes femmes du début du XXe siècle jusqu’à nos jours.
Y a-t-il des animaux plus importants que d’autres dans l’univers de Niki de Saint Phalle ?
Lucia Pesapane : La triade des animaux les plus importants est constituée par l’oiseau, le serpent et le dragon.
Le dragon est l’antagoniste principal. Le dragon de l’Apocalypse est le serpent antique, il crache des flammes car il est Satan. Cette créature diabolique est souvent opposée à celle, angélique, d’une princesse ou d’une vierge, qui symbolise la pureté et l’innocence, comme dans l’œuvre Nana et Dragon, 1993 où la fille est menacée par un grand dragon avec la bouche ouverte.
Symbole de péché et de vie nouvelle, le serpent est l’animal rédempteur, mais aussi bête maudite. Au travers du serpent, ce sont les tentations et l’effroi du masculin dont les Nanas-boa se jouent avec leurs corps puissants. Depuis l’enfance cet animal exerce sur Niki de Saint Phalle à la fois terreur et attraction. Il représente pour elle la vie même, une force primitive indomptable.
L’oiseau, symbole de légèreté et des relations entre la terre et le ciel, s’oppose au serpent qui est une image du monde terrestre. L’oiseau rappelle les anges, la quête vers un état de grâce. Il revient tout au long de la carrière de l’artiste : tantôt oiseau de feu, tantôt rossignol ou aigle, recouvert de peinture, de miroirs ou de mosaïques ; les oiseaux figurant sur la fontaine Stravinsky sont un hommage au ballet l’Oiseau de feu et à l’opéra Le Rossignol de Igor Stravinsky. Pour Saint Phalle cet animal représente la liberté.
Parmi les œuvres présentées dans l’exposition, quelles sont celles les plus remarquables ou rarement exposées ? Pourriez-vous nous présenter une œuvre en particulier ?
Lucia Pesapane : Le titre Château du monstre et de la mariée (1955) rappelle d’horribles créatures emprisonnées dans l’édifice et montre une jeune femme avec un voile de mariée tenu par une fillette (la fille de l’artiste, Laura) hors de l’enceinte, libre. La princesse a vaincu le dragon et s’en va au loin.
Un ou deux serpents sont esquissés dans la composition : il s’agit du serpent tentateur, de biblique mémoire, symbolisant une menace ou un péril. L’un des plus anciens souvenirs de Niki de Saint Phalle est l’image de deux serpents lui coupant la route et le sentiment de peur éprouvé. Dès lors le serpent a toujours été pour elle un objet d’attirance et de répulsion, un symbole du mal mais aussi une force de renouveau, un animal salvateur et une bête maudite : « Je suis née avec la terreur des serpents. Les serpents sont imprégnés d’un mystère envoûtant. Au zoo, j’avais plaisir à trembler devant eux. Pour moi ils représentaient la vie même, une force primitive indomptable. En fabriquant moi-même des serpents, j’ai pu transformer en joie la peur qu’ils m’inspiraient. Par mon art, j’ai appris à dompter et à apprivoiser ces créatures qui me terrorisaient. »
À titre personnel, quelle fut votre principale découverte en travaillant sur cette exposition ?
Lucia Pesapane : J’ai voulu montrer une artiste profondément ancrée dans le Moyen Âge et fascinée par l’univers des contes de fées. En fait, c’est au Moyen Âge que les bestiaires voient le jour, constituant ainsi l’un des genres littéraires les plus célèbres de la culture occidentale. Pour Saint Phalle, les animaux sont le support de la pensée symbolique, comme ils l’étaient au XIVe siècle, et l’art est un moyen de les affronter. Les figures fantastiques sont omniprésentes dans son œuvre, le naturel et le surnaturel se mêlent, comme pour l’homme médiéval aux yeux duquel il n’existait pas de frontière entre le visible et l’invisible.
Niki de Saint Phalle aimait les contes de fées parce qu’ils utilisent un langage polysémique constitué d’images issues de récits populaires, de ballades, de chants traditionnels et de l’imagination des conteurs. Le conte lui convient parce qu’il est mélange et hybridation, qu’il conjugue savoirs savants et croyances populaires et s’adresse à tous, riches ou pauvres. C’est ainsi que procède l’artiste qui mêle et unit dans ses œuvres le sacré et le profane, le sérieux et le facétieux, les monstres et les dragons, les rebelles, ceux qui s’opposent et cherchent des voies alternatives.
Entretien avec Bloum Cardenas
Bloum Cardenas, petite-fille de l’artiste et trustee de la Niki Charitable Art foundation
Selon vous, qu’est ce qui caractérise le lien de Niki de Saint Phalle avec les animaux : quelles sont les relations entre les hommes, les femmes et les animaux?
Bloum Cardenas : Peut-être le partage de l’Eden ? La liberté des animaux victimes des délires de pouvoir de l’homme. Ils sont des victimes innocentes, réduits à des trophées de chasse. Le délire de pouvoir, du contrôle, cette obsession de vie et de mort sur la nature. Les animaux chassent mais ne se font pas la guerre. Il y a une forme d’innocence que Niki a perdue trop tôt mais préservée dans son œuvre.
Niki de Saint Phalle est connue du grand public pour ses Nanas principalement, mais si on regarde bien les animaux sont très présents et importants.
Bloum Cardenas : Selon moi la présence des animaux dans l’œuvre de Niki vient d’abord de son éducation judéo-chrétienne. Elle a fait partie de la première génération qui a grandi avec des livres tels que Babar, les livres de Edward Gorey. Niki a gardé l’enfant en elle toute sa vie. Elle a soutenu cet aspect de sa personnalité, particulièrement son imagination. Souvent les contes et livres pour enfants utilisent les animaux comme symboles ou métaphores. C’est une manière universelle de parler du merveilleux et pour les enfants qui ont grandi dans les villes avant la télévision et l’internet, c’était un grand espace imaginaire. Les animaux sont une manière de faire référence au merveilleux, à notre belle planète et sa nature si vaste et précieuse.
Quelles sont les missions principales de la NCAF (Niki Charitable Art Foundation) ?
Bloum Cardenas : La mission de la fondation est de soutenir et partager l’œuvre de Niki auprès de tous les publics. L’œuvre de Niki est généreuse et accessible de différentes manières à différents âges. L’art étant un espace de liberté et un potentiel de réalisation pour de nombreuses personnes qui ne trouvent pas leur place. Une alternative à la violence ou la folie. Où les deux…
Quel est selon vous l’apport de cette exposition dans la reconnaissance de son œuvre ?
Bloum Cardenas : Cette exposition est la première à faire un focus sur les animaux dans son œuvre. Ils sont juste absents dans sa période des Tirs. Sinon ils sont là avant et après. Très rapidement elle a le projet de L’arche de Noé qu’elle réalisera à la fin de sa vie et qui se trouve dans le zoo de Jérusalem. Les animaux, les monstres, les dinosaures… Cela fait également partie de son éducation anglo-saxonne. Le Chat Noir ou The Raven de Edgar Allan Poe faisaient partie de ses favoris. Niki insistait sur l’importance des contes de fées. Encore un monde où les animaux (le loup, le chat botté, l’oiseau de feu etc.) sont des messagers.
Godzilla, King Kong, Doctor Jekyll & Mr. Hyde sont aussi comme des contes contemporains…
Extrait de l’abécédaire du catalogue
Araignée
Animal qui construit lui-même sa maison, une demeure assez particulière et fascinante, sans toit ni espace intérieur, suivant un plan ramifié et tissé à partir de ses propres sécrétions, aux nombreuses significations. En effet, la toile d’araignée est un lieu élastique où habiter, mais c’est de surcroît un piège pour les proies. L’araignée est ainsi identifiée depuis toujours selon cette double acception : d’un côté, une créature « magique » capable de fabriquer son propre habitat vital, signe de sa grande capacité de travail et de son ingéniosité architecturale ; de l’autre, un être astucieux et sournois, aussi rusé que trompeur, dont la puissance est accrue par son venin. Dans la mythologie grecque, Arachné est la tisseuse qui ose défier le pouvoir divin et qui, pour ce péché d’hubris, est punie et métamorphosée en araignée.
Niki de Saint Phalle – Black Widow Spider, 1963 et La Promenade du dimanche, 1971 – Photo Patrick Scemama
En psychanalyse, l’araignée est souvent associée à la figure maternelle étouffante : sa présence constante dans l’œuvre biographique de Niki de Saint Phalle peut être interprétée sous cet angle. Comme une araignée, sa mère l’a dévorée et l’artiste à son tour avoue avoir dévoré ses enfants. En effet, à plusieurs reprises, il est fait référence à la menace de la figure maternelle, manifeste dans des œuvres comme Black Widow Spider (1963), l’un des tableaux contre lequel l’artiste tire, tuant symboliquement la mère. La mère dévorante réapparaît plus tard dans les années 1970 comme dans l’œuvre La Promenade du dimanche (1971) ou dans le livre The Devouring Mother (1972) aux côtés d’une imposante araignée et d’un personnage masculin secondaire écrasé. Ce groupe semble tiré d’un scénario où le grotesque le dispute à la terreur. Dans les années 1980, l’araignée évoque pour Saint Phalle la menace mortelle du sida, peste de l’époque moderne. Enfin, l’animal est également présent dans Le Jardin des Tarots où l’on trouve une colonne recouverte d’araignées et d’insectes de tout genre dans le patio de la sculpture de L’Empereur.
Dragon
Gardien de secrets et de trésors cachés, le dragon est un agent au service du mal qui rend ardu le triomphe du bien. Dans l’hagiographie chrétienne, le dragon le plus célèbre est celui que combat saint Georges, guerrier et martyr, qui précisément incarne l’éternelle lutte du bien contre le mal, sujet d’un tableau célèbre de Carpaccio très apprécié de Saint Phalle qui en propose une interprétation dans la carte de La Force du Jardin des Tarots : « Une jeune fille mène par la main un féroce dragon par un fil invisible. Le monstre que la jeune fille doit mater se trouve à l’intérieur d’elle-même. Elle doit conquérir ses propres démons. À travers cette épreuve difficile elle découvrira sa propre force. ». Terrasser le dragon signifie vaincre l’animalité sauvage par le pouvoir du raisonnement lucide et vertueux.
Cette créature diabolique est souvent opposée à celle, angélique, d’une princesse ou d’une vierge, qui personnifie la pureté et l’innocence, comme dans l’œuvre Nana et Dragon(1993), dans laquelle le personnage féminin est menacé par un dragon à la bouche ouverte. Pour autant, le dragon est lui aussi un animal mythologique binaire : sa dangerosité manifeste et enflammée se conjugue avec une esthétique morphologique d’une grande fascination. L’œuvre Tu es mon dragon(1968), adressée à son amant, exprime à la fois le charme sous lequel elle est tombée et la menace potentielle qu’il peut induire.
En Extrême-Orient, le dragon possède des vertus positives et symbolise la fortune, la fertilité (la pluie) et l’activité, comme dans le signe du Dragon du zodiaque chinois. Reptile magique, sa peau recouverte d’écailles se prête à des représentations iridescentes, comme ses crêtes et ses pointes que Saint Phalle a fréquemment choisi de sculpter (Dragon rouge, 1964). Quant à sa polychromie, elle s’étend des tons naturalistes de verts aux revers fantastiques des flammes pourpres qui créent des effets fluos des plus spectaculaires. Pour l’artiste, les véritables dragons sont intérieurs, comme geôliers d’une éclatante vertu expressive et dont la présence signifie libération et émancipation de l’ombre.
3. Niki de Saint Phalle, Le Jardin des Tarots, Lausanne, Acatos, 1999, p.14.
Oiseau
D’une manière générale, l’oiseau est un symbole positif dans la quasi-totalité des cultures. Dans la tradition catholique, il est lié logiquement à l’idée d’ascension de l’âme vers le ciel, d’où l’iconographie de l’ange aux ailes emplumées. En 1980, l’artiste fait allusion à cette idée en déclarant : « Quand je déploie ses ailes, je respire.4 » Sans parler du pouvoir salvateur du Phénix, symbole absolu de résurrection et de rédemption des péchés. Dans la culture indienne, Garuda, l’oiseau s’élève au-dessus des bas instincts, souvent représentés par le serpent.
La carte du Soleil au Jardin des Tarots prend la forme d’un oiseau aux ailes déployées : « J’ai conçu le Soleil comme un oiseau proche de ceux qui se trouvent dans les légendes indiennes et mexicaines. L’oiseau est la créature la plus proche du soleil. » Pour évoquer son mal-être et son adolescence vécue en « prisonnière » dans une tour d’ivoire symbolisée par les gratte-ciels de New York, Saint Phalle se comparait fréquemment à un oiseau en cage impatient de connaître le monde extérieur. De la même façon, vers la fin de sa vie, elle reprend cette analogie en déclarant : « I’m conscious of time – not just our time, but eternal time. I want to use the time left to me, for ME. I want to be a bird and fly everywhere please. I’m ready for new adventures of the spirit.»
4. Jean-Yves Mock (dir.), Niki de Saint Phalle, cat. exp. [Paris, Centre Georges Pompidou, 2 juillet-1er septembre 1980], Paris, Musée national d’Art Moderne, 1980, p. 80.
Repères chronologiques
1930
29 octobre : Catherine Marie-Agnès Fal de Saint Phalle naît à Neuilly-sur-Seine. Sa mère lui donnera le surnom de Niki. Deuxième d’une famille de cinq enfants, elle grandit dans une famille aristocratique franco-americaine à New York. Enfant, elle passe ses vacances dans le château familial de Huèze, dans la campagne nivernaise, qui sera une source d’inspiration pour des oeuvres évoquant des lieux imaginaires peuplés de créatures de contes de fées.
1949
6 juin : Elle se marie avec Harry Mathews, amateur d’art, poète et musicien avec qui elle aura deux enfants.
1955
Septembre : Lors d’un voyage en Espagne, Saint Phalle visite le parc Güell de Gaudí à Barcelone. C’est une véritable révélation, qui va l’influencer toute sa vie et faire germer dans son esprit l’idée de réaliser un jour son propre « jardin fantastique ».
1956
Août : De retour à Paris, elle s’installe dans l’atelier de son ami peintre James Metcalf, dans l’impasse Ronsin, alors que ce dernier est en voyage. Cette voie du 15e arrondissement abrite alors plusieurs ateliers d’artistes d’avant-garde.
1960
Saint Phalle se sépare de Harry Mathews et s’installe avec Jean Tinguely dans l’impasse Ronsin.
1961
Saint Phalle rejoint le groupe des nouveaux réalistes, fondé l’année précédente par Pierre Restany. Ayant en commun « de nouvelles approches perspectives du réel », ces artistes exposent du 6 février au 6 mars au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Niki de Saint Phalle étant la seule artiste femme présentée.
12 février : Elle inaugure sa série de « Tirs », à travers une première performance, donnée dans l’impasse Ronsin : armée d’un fusil 22 long rifle, Saint Phalle tire sur des reliefs recouverts de plâtre, faisant exploser des sacs de peinture cachés sous la surface qui éclaboussent le fond blanc. Les « Tirs » se poursuivent pendant deux ans, la rendant célèbre auprès du grand public et dans le monde entier. À travers cet acte, l’artiste tire sur les symboles masculins, les institutions, sa famille, l’Église, etc.
1964
Été : L’artiste crée ses premières Nanas. Elle puise alors dans une conception de la femme comme source de vie en harmonie avec la nature et le monde animal.
1979
Elle commence l’aménagement de son grand chef-d’oeuvre, Le Jardin des Tarots en Toscane, à Garavicchio (Capalbio), un projet visionnaire, auquel Niki de Saint Phalle dédie le reste de sa vie. Des sculptures, certaines pénétrables, représentant vingt-deux arcanes majeures du jeu de tarots, vont peupler ce jardin.
1983
Saint Phalle s’installe pour quelques années à l’intérieur de la sculpture de L’Impératrice au Jardin des Tarots, qui a été aménagée avec une chambre, une salle de bains, une cuisine et un salon-atelier. Pour assurer financièrement la construction du Jardin des Tarots, elle crée du mobilier et lance un parfum qui porte son nom. La première sculpture publique de l’artiste sur le territoire des États-Unis est créée, baptisée Sun God.
1993
Octobre : À la suite d’hospitalisations régulières en raison de problèmes respiratoires, elle décide de quitter la France pour San Diego qui offre un climat plus doux.
2002
Elle contracte une pneumonie et est hospitalisée à San Diego.
21 mai : Niki de Saint Phalle décède des suites d’une insuffisance respiratoire.