Jusqu’au 11 mai 2025, Annette Messager présente un très bel ensemble d’œuvres dans le cadre du troisième Festival du dessin d’Arles. Une exposition incontournable, sans doute une des plus émouvantes du Festival !
Publié à cette occasion, l’ouvrage Échos exquis propose en ouverture un texte de 2020 dans lequel l’artiste revient sur la place singulière qu’occupe le dessin dans son travail.
« Le dessin est pour moi une sorte de vagabondage. Proche de la poésie, des haikus, je peux passer d’un dessin presque joyeux à un dessin plus tragique, toujours affectif, émotionnel.
Fleuve d’encre et de papier…. J’aime qu’il y ait toujours une part de maladresse enfantine.
Il se situe toujours un peu dans le secret, l’intime, presque la confidence. Ce sont de tout petits miracles à chaque fois.
Mes dessins me semblent toujours des apparitions fantomatiques, avec seulement une feuille de papier, le vide, de l’encre, de l’eau… et le hasard. Main gauche de l’enfant, main droite de la dame âgée. »
On connaît l’attention rigoureuse qu’Annette Messager porte à la préparation de ses expositions et à la mise en espace de ses œuvres. Pour cette présentation, deux ensembles aux approches distinctes se répondent dans la troisième salle du rez-de-chaussée de l’Espace Van Gogh.
Désir, utérus, ébats et pieuvre…
Sur la droite, l’accrochage s’organise à partir du Papier peint Utérus (2017), une œuvre emblématique d’Annette Messager, régulièrement présentée depuis sa création pour La Messaggera di Villa Medici à Rome. Dans un entretien accordé à Inferno-magazine, l’artiste expliquait l’origine de ce motif : « Récemment il y a eu la remise en question de l’avortement, en Espagne, en Pologne puis aux Etats-Unis avec ce nouveau Président [Trump 1]. Une chose qui me semblait acquise tout de même… Alors je me suis mise à regarder des dessins anatomiques d’utérus, je trouvais que ça ressemblait à des bouquets de fleurs, je trouvais ça joli. »
Annette Messager – Papier peint Utérus, 2017. Courtesy Marian Goodman Gallery – Festival du dessin d’Arles 2025 à l’Espace Van Gogh
Bien qu’elle ait affirmé ne pas avoir conçu l’exposition romaine comme une prise de position féministe, elle avait malicieusement choisi d’installer ce papier peint dans l’ancien atelier de Balthus, accompagné d’un moqueur « Balthutérus ».
Dans le même entretien, elle précisait à propos de l’ancien directeur de la Villa Médicis : « Il a peint surtout des jeunes filles et des petites filles, donc elles avaient toutes un utérus et je me suis dit Balthus, utérus, en plus ça rime. Et comme j’avais fait une série de dessins d’utérus comme des fleurs, je me suis dit tiens, ce serait joli un papier peint avec des utérus ! ». Elle concluait alors : « C’est une sorte de fierté aussi, une façon de dire : j’ai un utérus, j’en fais ce que je veux, qu’on ne m’embête pas avec les histoires d’avortement, etc. »
Au centre du mur, Désir (2024) s’affirme avec force. Écrit à l’aide d’un filet noir et de corde, ce mot fait partie des « mots-filets » récurrents dans le travail de l’artiste. Elle déclarait à ce sujet dans l’entretien pour Inferno : « Le plus important pour moi ce n’est pas d’avoir des idées, mais des désirs. Avoir toujours des désirs c’est être en vie, pour moi, c’est s’activer, travailler, ce sont les désirs qui nous font fonctionner ».
En 2023, lors de l’exposition « Désirs désordonnés » au Musée AroS au Danemark, Annette Messager affirmait : « Sans désir, la vie n’a pas de sens pour moi. Parfois, il s’agit de désirs très simples : discuter avec des amis, caresser le chat et l’entendre ronronner… L’envie de chercher, d’aspirer à ajouter quelque chose de créatif à ma vie… le tout dans un grand désordre, des confusions, des enchevêtrements et des incohérences la plupart du temps. »
Et plus récemment, dans une conversation avec Fabrice Gaignault publiée dans le numéro 177 de Transfuge, elle confiait : « Vivre, c’est avoir du désir. Si l’on ne désire plus rien, pas la peine de vivre. Désir est pour moi le mot le plus important qu’on l’éprouve pour le pot-au-feu, une promenade ou tout autre chose »…
Suspendu à ce désir, Doigt d’honneur-Utérus 2 (2019), réplique en volume d’un motif du papier peint, joue un rôle central dans l’accrochage. Cette sculpture devenue emblématique avait notamment été exposée dans l’archive qu’Hans-Ulrich Obrist avait consacrée à Agnès Varda à Luma Arles en 2023.
Plus à droite, La robe entrailles (2021) laisse deviner dans le plissé de son tissu noir et vaporeux le dessin stylisé d’un appareil digestif.
Sur la gauche, on retrouve les étranges personnages de Laissons aller (2022-2023) qui étaient cachés par un filet lors de leur présentation à la galerie Marian Goodman. Dans cette version intitulée Laissons aller (emmêlés) (2023), leurs ébats amoureux sont recouverts d’un amas de cheveux synthétiques qui agit comme un voile dérisoire sur la partouze qui semble les réunir. Dans un entretien pour France Culture, l’artiste évoquait la création de ces figures à la suite d’une visite solitaire au musée du Quai Branly, un jour de fermeture.
Au sol, l’installation Rendez-vous dans les traversins (2021) conjugue quatre dessins qui suggèrent des ébats amoureux, associés à quatre traversins disposés en croix.
Annette Messager, qui dit posséder environ quatre cents de ces polochons, les avait utilisés en 2005 à la Biennale de Venise dans son mémorable Casino, puis en 2017 dans l’escalier permettant autrefois aux cavaliers de pénétrer dans la Villa Médicis pour raconter son Histoire des traversins.
Enfin, l’ensemble La pieuvre cancer (2019), composé de trois dessins, introduit une figure hybride et chimérique – un sein doté de tentacules – marquant une transition vers un registre différent, exploré dans la seconde partie de l’exposition.
Crânes, squelettes, seins et dessin pour faire la nique à la mort…
Vingt dessins sont présentés, accrochés simplement avec deux punaises sur un long mur bleu ciel dont la teinte s’accorde avec les lavis d’acrylique très dilués que les deux mains de l’artiste et le hasard ont accompagnés.
La plupart de ces feuilles, de formats variés, proposent une variation autour du crâne et du sein. Certaines appartenaient à la série « Tête à tête » (75 dessins), montrée dans « Comme si » au LaM de Villeneuve-d’Ascq en 2022, puis à la galerie Marian Goodman à Paris en 2024 dans « Laisser aller ». D’autres prolongent ou rejouent ce corpus. Toutes datent d’après 2019, année où l’artiste a subi une intervention liée à un cancer du sein.
Avec dérision et humour comme armes, ces œuvres témoignent d’un tête à tête avec la finitude…
Dans un entretien avec Catherine Weinzaepflen publié sur Diacritik en mars 2024, Annette Messager confie : « Il s’est trouvé que j’ai eu en 2019 un cancer du sein. On m’a dit : « Il ne faut pas porter des choses lourdes, pas utiliser un marteau, etc. », et j’ai dit : « Mais je peux dessiner ? » Ça oui. C’est pourquoi aussi j’ai fait des têtes de mort à ce moment-là, des vanités, un peu pour faire la nique à la mort. »
La séquence s’ouvre avec la silhouette décharnée d’un homme qui marche à rebours du temps (L’homme qui marche à l’envers du temps, 2023). On y devine un clin d’œil tendre et malicieux à Giacometti, figure familière du panthéon personnel de l’artiste, ou peut-être à l’étiquette d’un whisky bon marché que ce dernier ne snobait pas. Un peu plus loin, cette figure réapparaît poursuivie par une ombre squelettique (Avec son ombre, 2024). Elle dirige le regard vers un triptyque où trois figures (Squelettes fleur, 2020) amorcent une danse macabre, peut être pour fêter l’arrivée du printemps… avant de s’enfuir (En trottinette, 2020).
Annette Messager – Avec son ombre, 2024 ; Squelettes fleur, 2020 et En trottinette, 2020. Acrylique sur papier Arches. Courtesy Marian Goodman Gallery – Festival du dessin d’Arles 2025 à l’Espace Van Gogh
Auparavant, on aura croisé des escargots flânant sur des crânes (Errance, 2022), un squelette en tutu niché au creux d’une paume (Dans la main, 2022), assisté derrière un voile noir à une tentative de meurtre (Pan Pan, 2022), aperçu la mort jouant au chat et à la souris (Les guetteurs, 2022) et rencontré Le dé rouge (2023) aux prises avec son destin.
Annette Messager –Errance, 2022 ; Dans la main, 2022 ; Pan Pan, 2022 ; Les guetteurs, 2022 et Le dé rouge, 2023. Acrylique sur papier Arches. Courtesy Marian Goodman Gallery – Festival du dessin d’Arles 2025 à l’Espace Van Gogh
Celles et ceux qui connaissent l’œuvre d’Annette Messager reconnaîtront sa fascination pour les gastéropodes et son envie de petite fille de devenir danseuse, nonne ou peintre…
Au centre de l’accrochage, Fiction-Ghost (2024) rappelle les « mots-filets » qui jalonnent ses expositions depuis plusieurs années.
« Je suis entourée de fantômes, de spectres, explique-t-elle. Ils sont gentils, et s’ils ne sont pas gentils… je les tue. En fait plus on vieillit, plus on est entouré de fantômes. Il y a les morts, mais aussi ceux qui disparaissent de notre vie. »
Un peu plus loin, dans You naked (2020), l’artiste interpelle un fantôme qui surgit dans un lavis bleuté avec un ironique et sanguinolent « I imagine you naked ! »
À gauche, Nous deux (2024) fait écho à Toi-moi (2023), 2 complices (2023), Entre nos doigts (2023) ou encore Seins infinis (2023) que l’on a pu voir ici ou là… Dans chacun de ces dessins, une tendresse éternelle semble relier deux amants front contre front, dont les bras enlacés forment le signe infini (∞), sous la protection d’un cœur avec les mains…
Non loin du squelette en tutu dansant dans une paume, les contours humides d’une main gauche apparaissent piégés dans une toile d’araignée, tissée des mots attente et rencontre.
Sur la droite, un fauteuil dissimule un squelette espiègle ; de cet abri surgissent des exclamations répétées : « ruse, ruse, ruse, ruse… », « surprise, surprise, surprise… », « hésitation, hésitation, hésitation… ».
Annette Messager – Attente, 2023 et Ruse, 2024. Acrylique sur papier Japon. Courtesy Marian Goodman Gallery – Festival du dessin d’Arles 2025 à l’Espace Van Gogh
Les mots assemblés, répétés, récités, psalmodiés traversent l’ensemble du travail graphique de l’artiste. Entre Le dé rouge et La mort en trottinette, ils apparaissent dans la composition en croix de Lostlove (2023), dans la ronde des crânes noirs qui scandent « partage, partage, partage… » encerclant celle des crânes rouges qui reprennent « vanité, vanité, vanité… »
Annette Messager – Lostlove, 2023 et Partage, 2024. Acrylique sur sur papier Arches et sur papier Japon. Courtesy Marian Goodman Gallery – Festival du dessin d’Arles 2025 à l’Espace Van Gogh
L’accrochage se termine avec Naissance (2023), représentation énigmatique d’un accouchement d’où émerge un être plus proche d’un agneau (mystique ?) que d’un enfant, suivi par un Sein maternel (2019) aux allures d’araignée velue. Dans Les mains de l’infini (2022), le signe ∞ relie, à nouveau, le sein et la main.
Annette Messager – Naissance, 2023 et Sein maternel, 2019. Acrylique sur papier Arches. Courtesy Marian Goodman Gallery – Festival du dessin d’Arles 2025 à l’Espace Van Gogh
Isolé sur le mur qui mène à la sortie, un personnage accroupi, entre l’enfant et le spectre, les bras formant encore une fois un ∞, lance une ultime adresse au visiteur : Waiting You (2023).
Dans ces dessins, les figures s’agitent, gesticulent, dansent comme pour faire la nique à la mort. Tant qu’Annette Messager peut les dessiner, c’est qu’elle est vivante.
Les dessins présentés dans le cadre du Festival du dessin d’Arles ont été choisis parmi la centaine réunie par Aline Pujo pour l’ouvrage Échos exquis, publié à l’occasion de l’événement. Ce livre ne se présente pas comme un catalogue d’exposition, mais évoque, par certains aspects, le livre d’artiste intime et singulier qu’Annette Messager avait imaginé pour accompagner son exposition « Comme si » au LaM en 2022.
Dans le texte d’introduction d’Échos exquis, Aline Pujo décrit ainsi le principe qui a orienté la conception de l’ouvrage :
« Avec certains mots, Annette Messager établit des listes que j’ai eu envie d’adresser à ses proches pour qu’ils en choisissent un qui lui fasse écho, chacun à sa façon. De cette complicité sont nés des poèmes, des souvenirs, des citations d’auteurs, des messages personnels, des haïkus ou encore un acrostiche. Autant de réalisations personnelles qui résonnent avec l’univers de l’artiste. »
L’ouvrage est publié par la maison d’édition Dilecta qui en précise le contenu de la manière suivante :
À la manière d’un cadavre exquis, de courtes interventions, commentaires ou citations par notamment l’autrice Marie NDiaye, le journaliste Vincent Josse, mais aussi Hans Ulrich Obrist, Marie-Laure Bernadac, Jean-Hubert Martin ou encore l’artiste Gloria Friedmann, relient, tel un fil rouge, une centaine de dessins entre eux. Ces interventions sont guidées par une liste de mots-clés, comme par exemple « désir », « querelle » ou « volupté », choisis par Annette Messager et qui sont, selon elle à la source de son travail. L’ouvrage sera par ailleurs complété d’un court texte inédit de l’artiste.
En savoir plus :
Sur le site du Festival du dessin d’Arles
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Annette Messager sur le site de Marian Goodman Gallery, Paris
Écouter les entretiens d’Annette Messager sur France Culture dans Les Midis de Culture du 21 mars 2024 à propos de « Laisser aller » à la Marian Goodman Gallery dans Affaires culturelles du 19 mai 2022 à propos de « Comme si » au LaM