À partir du 28 juin 2025 et jusqu’au 4 janvier 2026, le Musée Fabre présente « Pierre Soulages. La rencontre », une exposition d’envergure consacrée à un artiste ayant toujours entretenu un lien singulier avec la ville de Montpellier et son musée. Avec plus de 120 de toiles, œuvres sur papier, cuivres, bronzes et verres, le parcours se développera sur plus de 1200 m² répartis sur trois niveaux du musée.
Première grande exposition depuis la disparition de l’artiste en 2022, « Pierre Soulages. La rencontre » marque aussi les vingt ans de l’exceptionnelle donation faite par Pierre et Colette Soulages en 2005. Avec un ensemble de 34 toiles réalisées entre 1951 et 2012, le musée conserve l’une des plus riches collections publiques consacrées à l’artiste.
L’exposition s’inscrit également dans le cadre du bicentenaire du musée Fabre. Elle intervient à un moment charnière pour l’institution, avec le départ de Michel Hilaire, conservateur général du patrimoine et directeur du musée depuis plus de trente ans, ainsi que celui, récemment annoncé, de Maud Marron-Wojewodzki, conservatrice du patrimoine en charge des collections modernes et contemporaines, qui prendra bientôt la direction du musée Soulages à Rodez.
C’est en 1941, en pleine guerre, que Soulages découvre pour la première fois le musée Fabre et notamment les œuvres de Courbet. Cette rencontre avec l’histoire de l’art a été, selon ses propres mots, déterminante. L’artiste a souvent souligné l’importance de ses découvertes dans les salles du musée.
Pour les commissaires, « le titre, clin d’œil à l’un des tableaux iconiques du musée Fabre, réalisé en 1854 par Gustave Courbet, traduit la volonté d’évoquer, au fil du parcours, la rencontre de l’artiste avec l’histoire de l’art qui le précède, tout comme celle de son temps ».
« Pierre Soulages. La rencontre » a ainsi été pensée avec l’ambition de mettre l’œuvre de Soulages en regard avec celles de Rembrandt, Zurbaran, Courbet, Cézanne, Van Gogh, Mondrian, Picasso, mais aussi de montrer l’importance de ses rencontres avec Hartung, Anna-Eva Bergman, Pierrette Bloch ou encore Zao Wou-Ki.
Le parcours ne suit pas une chronologie linéaire. Il s’appuie, comme l’indiquent les commissaires, sur « une vision cyclique et non linéaire, privilégiant les échos entre des œuvres d’époques différentes selon plusieurs grands thèmes ». Après un préambule réunissant deux œuvres inédites de la fin de la vie de l’artiste, ainsi que la dernière acquisition du musée Fabre, l’exposition se déploie en six chapitres. Elle met en lumière « les différents moments de la vie et carrière de Soulages jusqu’à sa mort en 2022, ainsi que le lien profond qui l’unissait avec le musée Fabre ».
Les œuvres sont présentées dans les espaces d’exposition temporaire du rez-de-chaussée et au premier étage, dans les salles habituellement consacrées à la collection Fournier. Le parcours se poursuit dans les « salles Soulages », aménagées lors de la rénovation de 2007 pour accueillir l’importante donation de 2005.
Salles Soulages au Musée Fabre © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole
La scénographie a été confiée à Maud Martinot, déjà à l’origine de plusieurs projets remarquables au musée Fabre et à Montpellier. Pour « Pierre Soulages. La Rencontre », elle a imaginé un environnement visuel épuré et minimaliste où le « parcours est rythmé par des perspectives sur des cimaises centrales aux tons sombres, qui valorisent un outrenoir emblématique dans chaque thématique. Dans des espaces plus intimes, une sélection d’œuvres, tant historiques que contemporaines, est mise en regard avec celles de Pierre Soulages, afin de souligner ses rencontres artistiques ».
Commissariat de Michel Hilaire, conservateur général du patrimoine, directeur et de Maud Marron-Wojewodzki, conservatrice du patrimoine, responsable des collections modernes et contemporaines du musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole.
L’exposition s’accompagne d’un catalogue publié aux éditions Snoeck. Il réunit des contributions de: Benoît Decron, conservateur du patrimoine, directeur du musée Soulages (L’accrochage Soulages) ; Chiara Di Stefano, conservatrice adjointe des peintures 19e-20e siècles, The National Gallery, London (Le noir des origines. L’éclipse, la grotte, l’enfance) ; Pauline Hélou-de La Grandière, restauratrice du patrimoine (Soulages, le métier) ; Michel Hilaire, conservateur général du patrimoine, directeur du musée Fabre (Ombres et lumières de Pierre Soulages. Une petite histoire du clair-obscur) ; Antje Kramer-Mallordy, maître de conférences en histoire de l’art, université Rennes 2 (Le monde de l’art après-guerre de Pierre Soulages : singularités en partage) ; Maud Marron-Wojewodzki, conservatrice du patrimoine, musée Fabre (Silence radical : une éthique de la peinture).
Le musée présente également Outrenoir, une proposition en réalité virtuelle en hommage à Pierre Soulages réalisé par Gordon et l’équipe de Lucid Realities.
Chronique à suivre après le vernissage.
À lire, ci-dessous, une présentation du parcours de l’exposition extraite du dossier de presse.
Pour celles et ceux qui ont l’intention de découvrir « Pierre Soulages. La Rencontre », il est peut-être préférable d’éviter cette lecture avant leur visite…
En savoir plus :
Sur le site du Musée Fabre
Suivre l’actualité du Musée Fabre sur Facebook et Instagram
« Pierre Soulages. La Rencontre » – Parcours de l’exposition
Matière première
La « saisie du spectateur à la racine de la vie »
Léopold Sédar Senghor à propos de l’œuvre de Soulages
Marqué très tôt par un intérêt pour la préhistoire, Soulages a souvent fait appel aux exemples des statues-menhir exposées au musée Fenaille de Rodez, tout comme à l’art des grottes ornées. Évoquant son éducation artistique, il indique : « Je n’avais pas appris l’histoire de l’art. À l’origine, tout ce que je connaissais était dans les pages illustrées du Petit Larousse de mon époque, ou dans ce qu’on nous racontait au lycée. Une seule chose m’avait impressionné : le bison d’Altamira. […] Ces moments d’origine m’ont paru importants et fondamentaux. »
Penser le monde des origines a toujours été central dans la démarche de Soulages, dont la radicalité de l’œuvre, faite de matériaux organiques et primaires dans leur état, participe d’un contexte de tabula rasa, consubstantiel de l’immédiat après-guerre : « Tout cela, c’était un monde proche de ce que j’aimais, le fer rouillé, la terre, le vieux bois, le goudron ; ces matières élémentaires et pauvres, au lendemain de la guerre, avaient pour moi quelque chose de fraternel. Elles étaient loin des produits industriels d’une société harnachée de chromes, signe d’une confiance naïve dans le progrès technique. C’était, il ne faut pas l’oublier, après Hiroshima. »
Dès ses débuts, son travail entretient ainsi un lien fort à l’art pariétal, traduisant les effets d’une matière rugueuse voire rupestre, à l’aspect parfois minéral, tellurique, faite d’aspérités. L’austérité et la force brute des goudrons et brous de noix le manifestent, tout comme certains Outrenoirs tardifs, Soulages faisant du noir « une couleur d’origine de la peinture ». La pratique de la gravure, dont il invente en 1957 une technique propre, participe pleinement de cette matérialité première, faite de creux et de reliefs, tout autant qu’elle affirme son intérêt pour l’empreinte.
« Lorsque pour la première fois j’ai vu les stèles gravées du musée Fenaille, ce fut un choc ». Soulages, adolescent, découvre ces œuvres dans le musée de sa ville natale, premier qu’il aura l’occasion de visiter. Fasciné, il perçoit dans ces stèles une force évocatrice tout autant qu’un intérêt plastique. Sous la direction de Louis Balsan archéologue et conservateur du musée, Soulages assiste aux fouilles archéologiques dans les Causses et près de Rodelle : « Quand j’étais gamin, je faisais des fouilles. La première fois que mon nom est rentré dans un musée, c’était pour des objets que j’avais trouvés dans les dolmens ». Cette pièce fait partie d’un ensemble de vingt-et-une statues-menhir, parmi les plus anciennes représentations de l’homme de grandes dimensions connues en Europe occidentale. On y repère les attributs associés aux figures masculines, tel un objet-poignard.
Bâtir la peinture
Refusant tout lyrisme et gestualité, l’art de Soulages est une occupation construite de l’espace de la toile, ce qui se donne tout particulièrement à voir dans les œuvres des années 1950, organisées, à la suite des brous de noix sur papier, selon de grandes diagonales saillantes. L’œuvre est pensée telle une architecture, ainsi que le note le poète Édouard Jaguer : « Ces couleurs sont pour ainsi dire maçonnées, truellées […]. L’ensemble tient comme la charpente d’une maison, et l’on est entraîné par le dynamisme élémentaire, irrésistible de ce labour pictural. »
Cette démarche s’accompagne de la confection et l’achat d’outils de peintre en bâtiment, poinçons, couteaux, brosses, lames ou racloirs. Au sein des tableaux réalisés entre 1956 et 1963, Soulages travaille en effet la matière avec des racloirs, en bois ou en caoutchouc durci, raclant parmi les différentes couches, en révélant ainsi les profondeurs, les pulsations, et laissant une place non négligeable au hasard et à l’imprévu : la peinture est vécue comme une aventure. Participant d’une pratique très physique, l’artiste s’intéresse aux « matériaux robustes et non conditionnés », aux pinceaux d’ouvriers, ce qui donne lieu, dans certains Outrenoirs, à un aspect maçonné, voire presque bétonné, l’artiste creusant de profonds sillons dans la matière épaisse, abordant la peinture selon une approche tridimensionnelle.
Alors étudiant à l’école des beaux-arts de Montpellier, en 1941, Soulages s’intéresse à la structure de l’arbre, figurant sur de petites esquisses de grands troncs dénudés, dans la lignée de Piet Mondrian, dont Soulages découvre le travail l’année suivante dans la revue Signal. Il note que celui-ci « avait peint une série d’arbres avant de devenir un peintre abstrait […] un art né de la division d’un rectangle, fondé sur des rapports géométriques ».
Dans cette revue de propagande allemande, un article intitulé « Aux États-Unis, propagande et protestation : l’art décadent » est en effet illustré de reproductions en noir et blanc d’œuvres d’artistes issus des Avant-gardes européennes, dont Mondrian. On y trouve également Max Ernst, artiste surréaliste qui expérimente la technique du raclage et du grattage en peinture, que Soulages explorera sous une autre forme dans les années 1950.
Écriture et silence plastique
En 1947, Soulages découvre la calligraphie chinoise, et réalise parallèlement des œuvres sur papier qui évoquent, selon lui, « les signes chinois», dépourvues néanmoins de toute signification. Cette immédiateté du signe qui intrigue Soulages, sans linéarité narrative ni gestualité, renvoie chez lui à une volonté de silence, jusque dans la présentation des œuvres, comme l’artiste l’indique lui-même : « Ce que je souhaite pour mes toiles c’est qu’il y ait le minimum de “vacarme formel” autour, qu’elles soient suffisamment isolées des autres matières et couleurs pour que s’instaure un certain “silence plastique”, comme le silence est nécessaire pour écouter de la musique. » Soulages s’intéresse, il est vrai, à l’indicible, à ce qui échappe aux mots.
Ces propos résonnent de manière particulièrement forte face aux toiles de la période dite « cistercienne » de sa peinture, aussi qualifiées de « macrographies » par le critique américain Harold Rosenberg. Durant les années 1960, de grands signes plastiques noirs ou bleus semblent se détacher sur un fond traité en aplat lisse, bien loin des épaisseurs de matière qui caractérisaient la décennie précédente. Des toiles plus tardives, parmi les derniers Outrenoirs, sont également évocatrices d’une écriture silencieuse, où la peinture est déposée par petites touches successives, telles des ponctuations de l’espace de la toile.
Pierrette Bloch – Sans titre, 2008, encre noire et lavis sur papier, 60 x 50 cm, musée Fabre, inv. 2019.12.7 © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole / photographie Frédéric Jaulmes – © Adagp, Paris, 2025.
C’est lors d’une visite dans son atelier que Soulages rencontre Pierrette Bloch en 1949. S’en suit une amitié de toute une vie, nourrie d’une admiration réciproque : « De tous les peintres qui m’ont été contemporains, au-delà de l’amitié, elle est la seule dont les choix majeurs, ces choix éthiques, inséparables d’une esthétique, ont été véritablement proches des miens » écrira ainsi Soulages. Celui-ci faisait part de son intérêt pour la matérialisation de la durée que les œuvres de Bloch engendrent, constituées de lignes de point d’encre, marquées par une esthétique minimale d’une grande économie de moyens.
Zao Wou-Ki – 29.03.65, 1965, huile sur toile, 73 x 59 cm, dépôt du musée du Louvre au musée Fabre, D2007.5.1. © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole / photographie Frédéric Jaulmes – © Adagp, Paris, 2025.
Durant les années 1950, Soulages noue également une profonde amitié avec Zao Wou-ki, peintre chinois installé en France avec lequel il partage sa fascination pour la calligraphie. Il se rend pour la première fois avec lui, en 1958, au Japon, où ils rencontrent des peintres calligraphes membres du Bokujinkai, dont Morita Shiryu avec lequel des liens étroits se tissent. Cet intérêt pour les idéogrammes et les philosophies extrême-orientales est partagé également par Jean Degottex et Henri Michaux. Ce dernier compose de grandes encres qui interpelleront Soulages : « Notre imaginaire trouve plus de vérité dans ces œuvres qui n’imitent pas mais qui ont une vie physique propre. Il y a une force incroyable dans une tache de lavis projetée par une éponge sur un papier. »
« Cette couleur violente ». Du clair-obscur au noir lumière
Dès 1946, les toiles de Soulages manifestent une fascination pour la lumière qui jaillit du noir, offrant d’intenses effets de contrastes lumineux. Michel Ragon, en 1970, insiste sur le « rayonnement du noir faisant vivre, autour, la lumière ». Soulages a en effet recours, durant ses premières décennies de création, à l’un des grands moyens de la peinture classique introduite au XVIIe siècle, le clair-obscur. L’artiste organise la lumière par fragmentation, traitée dans des tons chauds, semblant surgir des profondeurs de la toile où dominent les couleurs brunes et sombres.
Ces recherches trouvent leur résolution en 1979, tandis que Soulages se met à recouvrir intégralement la surface de peinture noire, dans ce qu’il appellera dès lors ses Outrenoirs, et dont le récit de la découverte est devenu fameux : « Un jour je peignais, le noir avait envahi toute la surface de la toile, sans formes, sans contrastes, sans transparences. Dans cet extrême j’ai vu en quelque sorte la négation du noir, les différences de textures réfléchissant plus ou moins faiblement la lumière, du sombre émanait une clarté, une lumière picturale dont le pouvoir émotionnel particulier animait mon désir de peindre – j’aime que cette couleur violente incite à l’intériorisation. Mon instrument n’était plus le noir mais cette lumière secrète venue du noir. » Ces œuvres mono-pigmentaires, jouant des reflets de lumières au gré du temps et des déplacements dans l’espace, occuperont dès lors toute la seconde moitié de la carrière du peintre.
Francisco de Zurbarán – Sainte Agathe, vers 1635-1640, huile sur toile, 130 x 61 cm, Montpellier, musée Fabre, Inv. 852.1.3. © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole / photographie Frédéric Jaulmes
Vincent van Gogh – Paysage au coucher de soleil, 1885, huile sur toile marouflée sur carton, 35 x 43 cm, Madrid, Museo Nacional Thyssen Bornemisza, inv. 788 (1966.8). © Museo Nacional Thyssen-Bornemisza.
Un siècle avant Soulages, Van Gogh explore ce qu’il appelle « la peinture de l’ombre », à travers laquelle sont notamment représentées les variations de lumière dans des paysages nocturnes. Sa peinture, appliquée en couche épaisse, laisse visibles les touches du pinceau, tandis que sa palette, très contrastée, évoque le clair-obscur des grands maîtres flamands. Dans ce paysage crépusculaire, se reflète ici le ciel rougeoyant qui émerge de l’obscurité. Soulages découvre la peinture de Van Gogh dans un livre à l’adolescence, et reste longtemps fasciné par le travail de son aîné, dont il admire les effets de lumière et de matière : « C’est cette texture très écrite qui me fascinait et puis, vous savez, à 18 ans, le personnage et l’anecdote : l’oreille coupée ! […] Van Gogh me touchait d’une manière que, maladroitement, je dirais physique. »
L’envers du noir. Blancs et transparences
La confrontation directe et radicale du blanc et du noir a de tout temps animé Soulages. Enfant, déjà, il dessinait des paysages de neige à l’aide de l’encre noire, créant de saisissants effets de contraste avec la feuille de papier : « Je suis persuadé que ce que je cherchais, c’était le blanc du papier qui s’illuminait et devenait aussi éblouissant que la neige grâce à mes traits noirs. Et, malgré ce noir d’encre ou plutôt grâce à ce noir, ce dessin était vraiment pour moi un paysage de neige. »
Le blanc de la préparation de la toile joue en effet un rôle fondamental dans son œuvre tout au long de sa pratique : très présent par le biais de rehauts sur certains tableaux des années 1950, puis comme fond dans les années 1960, il ressurgit à la suite des Outrenoirs à partir de 1999, prenant l’apparence d’émergences de lignes, telles des déchirures, de fragiles liserés, ou dans certains cas, de papiers découpés incisifs, formant de nettes ruptures sur la surface.
Cet envers du noir, ce vide laissé telle une respiration dans l’obscurité, rejoint à certains égards le projet imaginé pour l’église abbatiale Sainte-Foy de Conques, entre 1987 et 1994, où les jeux de transparence, par le verre, prennent toute leur place. Ils suggèrent des effets de profondeurs et de contrastes avec les barlotières courbes conçues par le peintre. Dans les années 1960, Soulages avait déjà évoqué cet intérêt pour la transparence du verre, qu’il faisait alors correspondre au fond lisse et brillant de la toile, à la matérialité translucide.
Adolescent, Soulage feuillette un opuscule de la Radio Scolaire, dans lequel sont reproduits un paysage de la campagne romaine du Lorrain ainsi qu’une femme à demi couchée de Rembrandt (conservés au British Museum, à Londres) : « Dans le Claude Lorrain, la manière dont les tâches d’encre se diluaient avec naturel créait une lumière particulière à ce lavis. Tout autre était celle du lavis de Rembrandt : là, des coups de pinceau très forts, très rythmés – dont j’aimais la vérité matérielle – illuminaient par contraste le blanc du papier qui devenait aussi actif qu’eux. » Soulages admire la lumière qui s’en dégage et qui nourrit sa manière d’envisager, devenu peintre, le blanc de la préparation ou de la couche picturale. En 1941, alors à l’école des beaux-arts de Montpellier, Soulages découvre le musée Fabre et sa riche collections d’œuvres de Courbet. Parmi celles-ci, L’autoportrait au col rayé, qui affirme également le fort contraste du blanc et du noir, sur la lisière du vêtement, rejoint ces mêmes préoccupations.
L’espace de la peinture
« Je ne crois pas qu’un peintre, que sa peinture soit figurative ou non, puisse ignorer en peignant un élément aussi capital que l’espace dans notre expérience du monde sans risquer d’appauvrir dangereusement sa peinture. L’espace est une dynamique de l’imagination. »
Pierre Soulages
Soulages a toujours insisté sur la réalité spatiale de la peinture, évoquant, notamment au sujet d’Henri Matisse, « l’espace hypnotisé par la couleur ». Cette manière de construire l’espace se fait tant au sein de la toile elle-même que dans son dialogue à l’espace environnant, fait de lumière et d’architecture. La grande dimension de ses œuvres y joue un rôle important : « J’aimais les grands formats pour une autre manière de penser la peinture, pour ce qu’ils m’incitaient à peindre. […] Leur grande dimension peut conduire à se déplacer devant eux, à appréhender la toile par pans successifs, à faire vivre l’alternance des clairs et des sombres, des lumières et des silences. » Cette monumentalité invite l’artiste à interagir avec l’œuvre, dans ce que l’écrivain Roger Vailland appelait « une sorte de danse », impliquant tout le corps du peintre.
Soulages n’a eu de cesse de penser la peinture dans son lien à l’architecture, considérant les tableaux comme des murs eux-mêmes. En 1966, à l’occasion d’une exposition au musée de Houston, il décide ainsi de les suspendre dans l’espace, au moyen de câbles. Avec l’invention des Outrenoirs, en 1979, l’artiste propose une nouvelle vision de l’espace de la toile, dont certaines sont conçues sous la forme de polyptyques, offrant une circulation du regard selon différentes lectures. Se crée alors une véritable interaction, physique et tactile, un rapport de co-présence, entre le visiteur et le tableau, unis dans un même espace-temps.
En 2004, Soulages est invité par le musée d’Orsay à faire dialoguer l’une de ses oeuvres avec les collections de l’institution, et présente un triptyque Outrenoirs de 1996 aux côtés de trois photographies de Gustave Le Gray prises autour de 1856, représentant des vues d’horizon sur la mer, à Sète. Les reflets lumineux qui pénètrent dans les sillons horizontaux de la toile monochrome de Soulages répondent aux lignes et reflets de la lumière sur les flots fixés sur les tirages en noir et blanc de Le Gray, un siècle plus tôt. Pierre Soulages avait faire construire dès les années 1960, avec son épouse, une maison et un atelier sur les hauteurs de Sète, avec l’horizon marin à perte de vue.