Jusqu’au 4 janvier 2026, Jean‑Michel Othoniel déploie à Avignon une vaste constellation artistique placée sous le signe de l’Amour. Il s’agit du plus grand projet jamais conçu par le sculpteur. L’exposition s’étend à travers la ville, du Palais des Papes au Pont d’Avignon, du Musée du Petit Palais – Louvre en Avignon au musée Calvet, du muséum Requien au musée Lapidaire, ainsi qu’à la chapelle Sainte‑Claire, aux bains Pommer, à la Collection Lambert et à la place du Palais.
Quelques jours avant l’ouverture, l’artiste présentait ainsi la nature de ce projet devant la presse :
« Ce projet célèbre à la fois les 25 ans de la désignation d’Avignon comme capitale européenne de la culture et les 30 ans de son inscription au patrimoine de l’Unesco. C’était un défi de revenir sur les traces de la grande exposition “La Beauté” de 2000, où presque tous les lieux de la ville avaient été investis. Reprendre ce principe, mais avec un seul artiste, est un choix audacieux de la part de la mairie. De là est née l’aventure que nous avons menée ensemble. J’ai souhaité que l’exposition soit entièrement nouvelle pour le public français, avec de nombreuses œuvres créées spécialement pour Avignon. Sur les 260 œuvres présentées, 140 ont été produites pour les lieux où elles sont installées, parmi lesquelles les astrolabes, dont celui de la place du Palais. Les autres œuvres viennent de l’étranger et n’avaient jamais été présentées en France.
Le fil conducteur de l’exposition, intitulée “Cosmos ou les Fantômes de l’amour”, repose sur l’héritage poétique de Pétrarque. Avignon est une ville liée à l’amour, où Pétrarque a inventé une nouvelle forme poétique ayant inspiré des générations d’artistes, de Michel‑Ange à Shakespeare, en passant par Pasolini. Je me suis plongé dans ces poèmes pour construire la structure de l’exposition. C’est un paradoxe stimulant : je suis à la fois artiste et commissaire, un rôle que je n’avais jamais endossé et que j’ai pris beaucoup de plaisir à expérimenter, au point d’avoir envie de le prolonger.
La trame repose ainsi sur les sonnets que Pétrarque a dédiés à Laure, rencontrée à la chapelle Sainte‑Claire, qu’il a aimée tout au long de sa vie. Ces 366 poèmes racontent la même histoire, mais selon des moments, des lieux et des états d’âme différents, où l’eau occupe une place centrale, notamment celle de la Sorgue. On retrouve ainsi l’évocation de l’eau à travers des métaphores visuelles disséminées dans l’exposition : des sols bleus, des fontaines, qu’elles soient du Palais des Papes ou des bains Pommer.
Dans chaque lieu, la même idée est ainsi réinterprétée, créant un parcours poétique où la ville devient elle‑même musée. J’ai longuement arpenté Avignon, visité tous ses musées pendant un mois, de jour comme de nuit. Et comme à Rome, les petites rues adjacentes réservent à chaque pas des découvertes inattendues – façades, sculptures, détails -, nourrissant ainsi un cheminement où chacun·e est invité·e à construire sa propre chasse au trésor à travers la ville ».
Cette première chronique rend compte d’une visite en compagnie de l’artiste dans les espaces du Palais des Papes, cœur de la constellation qu’il a imaginée, véritable « île mystérieuse de l’archipel ». Le parcours, pensé à travers quinze salles du Palais, invite à une déambulation poétique où 133 œuvres s’enchaînent jusqu’au final spectaculaire des Cosmos suspendus dans la Grande Chapelle, au‑dessus d’une rivière tumultueuse de 7 500 briques de verre bleuté. Au total, 106 nouvelles sculptures ont été créées spécialement pour le Palais des Papes, en réponse à la monumentalité et à l’histoire du lieu.
Autour du Tombeau de l’Amour, des formes abstraites dialoguent avec les figures du zodiaque. Des astrolabes géants envahissent le parvis, le cloître et la grande chapelle. Sous les fresques, à même le sol des chapelles, des environnements de briques de verre et de miroir invitent à méditer sur les amours perdues ou impossibles.
Une fontaine vient réveiller le jardin médiéval. L’exposition est aussi l’occasion pour Jean‑Michel Othoniel de dévoiler au public soixante peintures issues de son herbier merveilleux, jamais présentées en France.
Au‑delà de la poésie visuelle et de la magie, Cosmos ou les Fantômes de l’Amour représente un défi technique majeur, sans doute l’un des plus complexes jamais relevés par l’artiste et ses équipes. Il a fallu acheminer et installer des œuvres imposantes à travers des accès étroits, dans des espaces où la moindre intervention est délicate, souvent proscrite. Un magicien de la lumière, spécialiste du spectacle vivant, a joué un rôle central en révélant la présence des œuvres dans le cadre historique du Palais.
« Cosmos ou les Fantômes de l’Amour » restera très probablement parmi les expositions plus abouties de l’histoire déjà riche du Palais des Papes.
Une première publication, parue aux éditions Actes Sud à l’occasion de l’ouverture, accompagne ce projet. Pensée comme un carnet de dessins, elle rassemble des aquarelles « séminales et des variations graphiques qui donne à voir le mouvement de la main et celui de la pensée, quand le pinceau et l’eau suture l’idée au geste ». Pour cet ouvrage, Othoniel a demandé à Colin Lemoine de « déposer des mots, oser des verbes, conjuguer autrement les hiers et les demains, élaborer un passé antérieur, qui est le temps composé des amants »…
Le catalogue de l’exposition, également publié chez Actes Sud, est attendu à l’automne.
Compte rendu de visite à lire ci-dessous. Pour celles et ceux qui n’ont pas encore visité l’exposition, il peut être préférable d’en différer la lecture.
En savoir plus :
Sur le site du Palais des Papes
Suivre l’actualité du Palais des Papes sur Facebook et Instagram
Sur le site Othoniel Cosmos
Sur le site Avignon 2025
« Othoniel Cosmos ou les Fantômes de l’Amour » : Regards sur l’exposition
La place du Palais
À l’emplacement de la statue de Jean Althen, botaniste du XVIIIe siècle ayant introduit la garance en France, s’élève aujourd’hui un astrolabe géant de dix mètres de haut. Les perles dorées qui le composent captent la lumière du jour à la manière de pétales, tandis que le mât métallique suggère une tige et la sphère centrale un pistil.
Par cette sculpture, Jean‑Michel Othoniel rend hommage à l’histoire de la ville, où furent cultivées à partir de 1756 les premières garancières pour teindre les soieries provençales. L’astrolabe unit ainsi deux thèmes essentiels de l’exposition : le cosmos et la botanique. La fleur de garance est réinterprétée par l’artiste au Muséum Requien parmi d’autres œuvres inspirées des fleurs et des herbiers.
Le cloître Benoît XII
Un astrolabe monumental repose ici sur un socle, à la manière des instruments astronomiques de l’Antiquité. Haut de dix mètres, constitué de perles dorées à la feuille et d’inox, il suggère le jeu des astres autour d’un point central. L’œuvre n’a pas de visée scientifique, elle traduit plutôt une cartographie intérieure où l’artiste invite à découvrir sa cosmogonie intime.
La chapelle Saint‑Jean
Ici, le visiteur se retrouve face au Tombeau de l’Amour, qui semble creusé dans le sol de brique bleu glacier de l’oratoire. À l’emplacement du caveau apparaît une ouverture à taille humaine, où l’on distingue un jeu de reflets dorés contrastant avec le bleu profond des briques. L’œuvre renvoie à une performance des années 1980 où l’artiste simulait son propre ensevelissement. Ce tombeau devient ici une métaphore inversée où le fantôme de l’amour s’est échappé de sa dernière demeure pour conduire les spectateurs à travers Avignon. Le contraste des matières suggère la tension entre le sacré et l’absence du corps.
La chambre antique du Camerier
Haute de 4 mètres, la sculpture Yardang, composée d’un millier de briques d’inox poli-miroir empilées semble défier la gravité et l’équilibre. Un jeu de reflets suggère une concrétion tellurique où s’ancrent des strates de temps. Inspirée des yardangs, formations rocheuses du désert creusées par le vent, la sculpture apparaît à la fois comme un phénomène naturel fossilisé et une forme instable, révélant la tension entre la matière brillante et l’espace qu’elle absorbe. Le cartel ajoute : « La beauté qui sous-tend tout le travail de l’artiste n’est pourtant pas dénuée d’une part d’ombre. Le Yardang est comme un nuage ectoplasmique s’échappant du plus profond des entrailles de la terre, absorbant le réel et renvoyant une vision diffractée du monde, une image inquiétante, prête à s’effondrer et à tout engloutir ».
La Grande Trésorerie
Le Nœud de Lacan est suspendu à la charpente. Composée de perles noires profondes, la sculpture repose sur le principe du nœud borroméen, figure où trois cercles s’entrelacent de manière indissociable, à moins d’en rompre un. Utilisée par Lacan pour illustrer l’imbrication du réel, du symbolique et de l’imaginaire, cette figure est pour Jean-Michel Othoniel l’occasion de tisser un parallèle entre la théorie de Lacan et sa propre recherche de transfiguration du réel par l’art. Le cartel se termine avec cette citation de Lacan : « Aimer, c’est nouer des liens. Aimer, c’est s’attacher »…
Le Trésor Bas
Le Grand Lasso, constitué de perles de verre miroité noires, s’enroule autour du pilier central. L’œuvre traduit la force du mouvement figé, où l’ondulation du verre devient à la fois jeu de reflets et élément structurel. Elle prolonge les réflexions entamées par l’artiste depuis la fin des années 2000 autour des formes dynamiques du ricochet, du lasso et de la tornade. Le cartel rappelle que cette pièce « s’inscrit comme d’autres œuvres de Jean-Michel Othoniel dans la science des mathématiques. Le verre miroité permet un jeu d’imbrication de reflets illimités, les perles se reflétant mutuellement les unes avec les autres, tout en diffractant l’espace environnant ».
Le Grand Tinel
La salle des festins devient le lieu d’une exposition où soixante tableaux débarrassés de leurs cadres, fascinants monotypes à l’encre sur feuilles d’or blanc, sont présentés pour la première fois en France. Fleurs de pivoine, de rose, de chrysanthème, de glycine ou de passiflore s’animent en formes fluides sur des fonds précieux, révélant le lien profond de l’artiste avec la peinture et la botanique.
La chapelle Saint‑Martial
Accolée au Grand Tinel, juste au-dessus de la chapelle Saint-Jean, la chapelle Saint Martial accueille en son centre une seconde version du Tombeau de l’Amour. Ce cénotaphe constitué de briques bleues miroitées à l’extérieur et dorées à l’intérieur est entouré des fresques de Matteo Giovannetti. Cette précieuse sépulture est-elle celle de l’amour mort promis à la résurrection ? Son titre « Le Tombeau de l’Amour, Et In Arcadia Ego » est inspiré de celui du tableau de Nicolas Poussin Les Bergers d’Arcadie (vers 1638), conservé au Louvre. Citant Panofsky, le cartel rappelle que la phrase déchiffrée par les berges de Poussin « résonne comme une réflexion philosophique sur le deuil et la mémoire d’un bonheur disparu »… Jean‑Michel Othoniel propose-t-il une lecture où l’on perçoit davantage une ouverture qu’une nostalgie, où le tombeau devient lieu de renaissance symbolique ?
La chambre de Parement
Les Constellations, douze sculptures en verre miroité, aux poutres de chêne de la Chambre de Parement, s’inspirent les constellations du zodiaque. Leurs entrelacs en dégradés de bleus, de verts, de violets, d’ambres et de bruns sont ponctués d’étoiles symbolisées par de grandes perles dorées ou argentées. Nées du dialogue entre l’artiste et le mathématicien mexicain Aubin Arroyo autour de la théorie des nœuds sauvages et des reflets, elles illustrent la rencontre entre la rigueur des sciences astronomiques et l’astrologie, la science et la croyance… Avec pertinence le cartel s’achève ainsi : « L’antichambre du Pape se transforme alors en planétarium d’où chacun peut s’adonner à une contemplation à la fois sublime et intime de la voûte céleste ».
La chambre du Pape
Le Liseron, sculpture de verre couleur tabac, se développe sur un sol de briques bleues dans la cheminée de la chambre pontificale. Écho des fresques du lieu où la vigne, le liseron et le chêne peuplent les murs, elle dialogue avec le décor du XIVe siècle tout en introduisant une part de merveilleux. L’artiste construit ici une passerelle entre la mémoire du lieu, le végétal et l’imaginaire du conte.
La Tour des Anges
Dans la Tour de la Peyrolerie, qui assure la transition entre les espaces privés du Pape et l’aile abritant la Grande-Audience et la Grande Chapelle, Jean‑Michel Othoniel a installé des œuvres colorées en verre de Murano semblent léviter tels des êtres célestes, renommant au passage le lieu en Tour des Anges. Deux formes caractéristiques du travail de l’artiste émergent de ce paysage cristallin : les Colliers et les Amants suspendus. C’est en 1997 que Jean‑Michel Othoniel réalise ses premiers colliers grâce au savoir‑faire des ateliers de Murano.
Ces colliers monumentaux, chatoyants, plongent le regardeur dans un univers onirique où ils deviennent à la fois parures et mandorles, réceptacles de corps absents. La succession verticale de perles des Amants suspendus se conclut par une sphère plus imposante. Par leur forme des larmes et par leur titre, ces œuvres évoquent naturellement un corps amoureux. Aux visiteur·euses de se projeter ou non dans cet imaginaire romantique où les amants fragiles pourraient être des anges qui nous entourent.
La Grande Chapelle
La Grande Chapelle est un lieu où le temps semble suspendu, à l’image des quatre Cosmos géants accrochés à la voûte gothique de cet espace majestueux. Ces mobiles de cinq mètres de diamètre sont construits autour d’un noyau et de cercles concentriques de perles dorées à la feuille, captant la lumière des hauts vitraux. Les trajectoires des planètes s’apparentent à des auréoles entourant un soleil d’or, matière précieuse née de l’explosion d’étoiles mourantes. Pour la première fois, des œuvres sont ainsi suspendues dans la plus vaste salle du Palais des Papes.
Au sol, le long de la nef, s’écoule une rivière tumultueuse de sept mille cinq cents briques de verre bleuté. À l’image du jeu des astrolabes, elle suggère le mouvement des astres tout en donnant forme à des ondes sculptées dans la matière vitrée. Le cartel se termine par ces mots de Gaston Bachelard : « Le ciel étoilé est le plus lent des mobiles naturels. Dans l’ordre de la lenteur, c’est le premier mobile. Cette lenteur confère un caractère doux et tranquille. » (L’Air et les Songes. Essai sur l’imagination du mouvement, 1943)
Dans la Sacristie Sud, Jean-Michel Othoniel a choisi d’installer Gold Rose, en écho à la Rose d’or, un ornement béni par le pape, destiné à honorer des souverains ou des sanctuaires catholiques. Chaque année, le quatrième dimanche de Carême, le pape offrait une rose d’or à l’un de ses fidèles dont il voulait mettre en valeur la piété, mais aussi pour le récompenser de ses services. Rose sans épines comme celles qui embaumaient le Paradis, elle était le symbole de la Passion du Christ et de sa Résurrection.
Les jardins pontificaux
La Fontaine des délices, une installation de verre soufflé de Murano et de bronze doré, a été créée pour la fontaine existante dans les jardins pontificaux, au pied de la tour du pape. En 1345, Clément VI y avait fit aménager une fontaine du « Griffon » entourée d’une « prairie fleurie »…
On imagine mal que cette fontaine des délices disparaisse dans quelques mois…