Cette chronique est consacrée à Scratching on Things I could Disavow, un des deux projets présentés par Walid Raad dans l’exposition Préface proposée par Carré d’Art – Musée d’art contemporain de Nîmes, jusqu’au 14 septembre 2014.
Le compte-rendu de visite de The Atlas Group fait l’objet d’un autre billet.
Le projet Scratching on Things I could Disavow
Dans un texte à l’entrée de l’exposition, Walid Raad explique clairement son projet :
« En 2007, j’ai débuté un travail intitulé Scratching on Things I could Disavow (Gratter des choses que je ne pourrais renier), autour de l’art islamique, moderne et contemporain dans le monde arabe. J’ai commencé ce projet a une période ou l’on voyait s’accélérer les projets de nouvelles fondations culturelles, galeries, écoles d’art, revues et musées exploitant des marques occidentales, dans des villes comme Abu Dhabi, Beyrouth, Le Caire, Doha, Manama ou Ramallah, pour ne citer qu’elles. Ce phénomène, avec comme arrière-plan des conflits géopolitiques, économiques, sociaux et militaires qui rongent le monde arabe depuis plusieurs dizaines d’années, façonne un terrain fécond mais épineux pour la création artistique. Les œuvres et les récits présentés ici portent la trace de mes rencontres dans ce contexte avec des personnes, des institutions, des systèmes économiques, des idées et des formes. »
La première et la troisième salle proposent des œuvres qui trouvent leur origine dans une recherche, conduite pendant deux ans, dans les espaces et les archives du département des Arts de l’Islam au Louvre.
Dans la deuxième salle, Walid Raad présente « des récits et des formes plastiques liés à mes rencontres (…) avec ce que l’on appelle « l’art moderne arabe » dans les musées et les galeries, les colloques et les écoles, les foires, les maisons de vente et les entrepôts, les domiciles privés et les bars, les livres, les revues et les thèses universitaires, les conversations, les rêves, les hallucinations ».
Si l’accrochage du projet The Atlas Group est marqué par une rigueur « orthogonale », pour Scratching on Things I could Disavow, Walid Raad a choisi une mise en espace qui privilégie les lignes de fuite et qui cherche délibérément à mettre le regardeur dans une situation d’instabilité… Il y démontre qu’il a un « sens » remarquable du mur !
L’exposition
Salle 1
La première salle est traitée comme une vaste boite noire. Deux écrans sont suspendus au centre de l’espace, à des hauteurs différentes, dans les diagonales de la pièce. Ils permettent la projection de la même vidéo, décalée dans le temps, Preface to the fourth edition, 2013.
Ce dispositif met le regardeur dans une situation d’immersion, mais il perturbe en même temps sa perception (décalage temporel entre les projections, place des écrans ).
Preface to the fourth edition montre un espace difficilement discernable dans lequel s’enchaînent des plans colorés saturés, des bandes de couleur vive, puis, peu à peu, dans un rythme qui s’accélère, des apparitions, des recouvrements et de dissolutions d’objets…
L’installation vidéo est complétée par une série de six impressions 3D de ces « chimères », Untitled I-VI, 2014.
Le texte de salle, partie intégrante de l’œuvre, raconte une histoire qui donne tout son sens à cette installation :
« Sur les quelques 18 000 objets abrités par le nouveau département des Arts de l’Islam au Louvre, 294 seront prêtés au Louvre Abu Dhabi entre 2016 et 2046. Parmi ces 294 objets six subiront au cours du transfert des modifications que ni les historiens, ni les conservateurs, ni les restaurateurs n’auront pu prédire ou prévoir.
Alors que personne ne contestera leur transformation, les causes de ce changement seront controversées. La plupart l’attribueront au climat, affirmant que la «corrosion » a commencé peu après l’ouverture dans le désert arabique des caisses climatisées conçues avec le plus grand soin. Très peu sauront deviner que les objets ont voulu se dissimuler. Ils ont échangé entre eux leurs épidermes, membres, visages et organes.
Ici les objets sont pris sur le fait ».
Une version légèrement différente de cette installation vidéo a été présentée au Louvre, au premier trimestre 2013. Les objets chimériques imaginés par Walid Raad ont été créés à partir d’images existantes, des photographies produites pour le catalogue des collections du département des Arts de l’Islam.
Dans ce qui apparaît comme un discours critique sur l’opération Louvre Abu Dhabi, Walid Raad suggère l’organisation par ces objets d’une certaine forme de résistance au projet…
Salle 2
La deuxième salle expose, dans une mise en espace très réussie, trois séries datées de 2012 : Section 88: Views from outer to inner compartments_Act VI. 1-5, Preface to the second edition_Plates I-V et Preface to the seventh edition_Plates I-VI et quatre images produites à l’occasion de cette exposition.
L’accrochage joue avec subtilité sur les importantes dimensions de l’espace et particulièrement avec sa hauteur.
Section 88: Views from outer to inner compartments est un ensemble de photographies, ou plus exactement d’images de synthèse, qui montre des seuils de salles d’exposition dans de grands musées occidentaux. Aucune œuvre est visible, aucun visiteur n’est présent. Ces impressions numériques sont collées directement sur les cimaises de la salle, à des hauteurs qui gênent la vision du regardeur. Certaines sont placées au niveau de la plinthe, leur taille réduite impose au visiteur de s’accroupir ou de se pencher… D’autres sont collées au-dessus de la tête du regardeur, obligeant ce dernier à lever les yeux ou à se mettre sur la point des pieds… Les cimaises des salles visibles sur ces images sont prolongées par de longues bandes étroites et colorées jusqu’au plafond.
Cet ensemble délimite sur les murs des espaces, selon un rythme irrégulier.
Pour parfaire sa grille d’accrochage, Walid Raad se sert également de quatre grandes images marouflées directement sur les bords et dans les angles des murs, parfois au ras du sol, parfois au ras du plafond, parfois au milieu de la cimaise. Chacune de ces œuvres montre, sur un fond coloré et uni, l’ombre partielle du cadre d’un tableaux.
La structure ainsi mise en place semble à la fois rigoureuse et très réfléchie, mais elle crée en même temps un espace « chaotique » qui remet en question toutes les lignes habituelles de l’accrochage dans un musée.
Section 88: Views from outer to inner compartments_Act VI. 1-5, 2011-2012, est une série de cinq sculptures en bois qui représentent une découpe des parquets des salles représentées dans les photos de Section 88: Views from outer to inner compartments .
Leurs formes plates, la suppression de la perspective, le changement d’échelle par rapport à la photographie de référence et leur accrochage troublent la perception du regardeur, renvoient une image critique du musée qui apparaît comme un lieu vide et plat.
Ces images et ces sculptures sont accompagnées par une fable de l’artiste. Il raconte un possible épisode pendant l’ouverture future d’un musée dans une ville arabe :
« À l’inauguration d’un nouveau musée d’art moderne et /ou contemporain dans une ville arabe, un fier habitant se hâtait aux portes du musée, pour bientôt se rendre compte qu’il ne peut pas franchir l’entrée.
Est-ce parce qu’il porte des vêtements décontractés alors qu’une tenue correcte est exigée ? Non.
Est-ce que des malfrats qui protègent la dynastie régnante (qui assiste à l’événement en masse pour faire montre de leur bienveillance et de leur sensibilité raffinée, suivis par les futurs dirigeants en pleine puberté), qui lui bloquent l’accès ? Non.
Il a simplement l’impression que s’il entrait, il se « heurterait sans doute à un mur ».
À l’instant même, il se retourne vers la foule empressée et crie : « Arrêtez. N’entrez pas. Faites attention. »
En l’espace de quelques secondes, il est retiré du site, durement battu et envoyé dans un hôpital psychiatrique.
Ces évènements se produiront entre 2014 et 2024 dans une ville arabe. Dans les journaux du lendemain, on lira le titre suivant : Un déséquilibrée perturbe l’ouverture : Il affirme que le monde est plat. »
Cette trame permet l’accrochage de deux séries d’œuvres encadrées. Walid Raad joue ici encore sur des hauteurs d’accrochage inhabituelles, sur des chevauchements d’œuvres pour interroger le musée contemporain. Les textes qui font partie de ces deux séries sont suffisamment explicites. La périphrase est donc inutile. On se limitera à souligner l’étonnante mise en abîme dans la série Preface to the seventh edition
Preface to the second edition_Plates I-V, 2012.
« Récemment j’ai découvert avec stupéfaction qu’il manquait quelques ombres et reflets (pas tous) dans la plupart des peintures exposées au musée d’Art Moderne Arabe de Doha. J’ai décidé de leur en donner. J’espère que les ombres et les reflets de mes photographies finiront par quitter mes œuvres pour se fixer sur les peintures du musée ».
Preface to the seventh edition_Plates I-VI, 2012,.
« Six peintures exposées dans un musée émirati, considérées comme des œuvres majeures de l’art abstrait arabe au début du XX° siècle, ont été décrochées en juin de l’année dernière.
Est-ce parce que l’expert de la vente aux enchères a signalé une soudaine remise en cause de leur provenance ? Non.
Est-ce parce qu’un gardien de l’orthodoxie a « lu entre les lignes » une menace voilée envers la légitimité du pouvoir des cheikhs ? Non.
C’est parce que les archives du peintre récemment mises au jour révèlent que les œuvres présumées jusque-là Sans titre s’intitulent en fait :
Peinture de l’ombre d’une peinture : Numéro Un.
Peinture de l’ombre d’une peinture : Numéro Deux.
Peinture de l’ombre d’une peinture : Numéro Trois.
Peinture de l’ombre d’une peinture : Numéro Quatre.
Peinture de l’ombre d’une peinture : Numéro Cinq.
Peinture de l’ombre d’une peinture : Numéro Six. »
Salle 3
Dans la troisième salle de Scratching on Things I could Disavow, on retrouve les recherches de Walid Raad commencées au musée du Louvre à propos de la présentation des œuvres du département Arts de l’Islam et du prêt de certaines au Louvre Abu Dhabi.
Le texte de salle reprend mot à mot celui qui accompagnait Preface to the fourth edition, au début du parcours. Cependant, le dernier paragraphe précise : « Ici les objets sont pris sur le fait. De plus, et pour compléter leur dissimulation, j’ai décidé de leur fournir des vitrines et des notes dans le même esprit ».
La mise en espace est à nouveau particulièrement réfléchie et imaginative. Tout a un sens très précis, même si cela n’est pas très toujours très évident. Comme pour les deux salles précédentes, Walid Raad ne nous propose pas l’accrochage d’une série d’œuvres, mais une installation dans laquelle l’ensemble des artefacts et leur mise en espace fait œuvre.
Sur trois murs de cette salle, de grandes impressions numériques (plus de 3 m x 2 m) sont directement marouflées sur les cimaises au niveau de la plinthe. Ces images appartiennent à la série Prologue Plate.
Walid Raad y superpose un ensemble de photographies qu’il a prises dans les reserves du Louvre. Il s’agit d’une accumulation d’images, en noir et blanc, des vitrines qui ont été utilisées, au cours de son histoire, par le musée pour présenter les objets du département Arts de l’Islam.
Les autres images sont disposées en quatre registres qui se chevauchent. L’écart entre les objets est très variable et irrégulier.
Le premier registre présente une série de 12 impressions (Preface to the fifth edition, 2014) que Walid Raad définit comme des cartels. Il s’agit de tracés à l’encre rouge, accompagnés de quelques notes manuscrites que Raad décrit comme des schémas descriptifs d’œuvres réalisées par des conservateurs, dans la perspective d’exposition ou de publications.
Le registre suivant propose un ensemble d’images (Preface to the third edition (version française)_Plates I-VI, 2013) qui montre un état dans le processus d’hybridation des oeuvres évoqué dans la première salle. On y repère clairement les deux objets et leurs légendes qui se fondent. Des calques colorés, partiellement transparents semblent intervenir dans la mutation. Raad évoque, de façon assez mystérieuse, les marges de certaines miniatures persanes (?) à leur propos…
Au troisième registre, on découvre une série de photographies d’œuvres hybridées (Preface to the third edition, 2013)
Enfin, au dernier registre, au sommet des cimaises, des impressions (Details_Plates 11-17, 2014) montrent la superposition de photographies dobjets et de la scénographie actuelle du département Arts de l’Islam, au Louvre. Walid Raad précise qu’il s’agit là, d’images qu’il n’a pas réussi à « fixer ». L’extrême agitation des objets et leur instabilité interdisaient tout autre résultat pour ces photographies …
La mise en espace dans cette salle cherche, une fois encore, à troubler le confort du regardeur et tente de montrer l’instabilité et l’incertitude des réaménagements dans les musées occidentaux comme les nouvelles infrastructures qui se multiplient au Moyen-Orient.
Ce que nous dit Scratching on Things I could Disavow
Le travail de recherche mené par Walid Raad se traduit par un propos riche et complexe qui s’interroge et qui nous interroge sur la question du musée, mais aussi sur celle de l’art, aujourd’hui, comme produit…
Les histoires qu’il nous narre sont peut-être des contes, des fables, des récits d’anticipation… mais, ces faits imaginaires et souvent poétiques ne sont-ils pas plus riches et plus révélateurs que la trouble « tambouille » que nous servent quotidiennement nos médias très « objectifs » ?
Certes, l’approche de Raad est très conceptuelle. Oui, les artefacts qu’il nous propose ne provoquent pas de grands épanchements, mais il nous présente un miroir qu’il faut regarder…
En fait, ne voit-on pas déjà les musées devenir de « belles » coquilles architecturales, lointaines, inaccessibles et qui existent surtout sous la forme d’images numériques, donc un peu « plates »…
Que regarde-t-on dans certaines expositions ? Qu’a-t-on le temps de voir ? Des œuvres ou leurs reflets sur des sols lustrés et brillants (ou sur les pages de papier glacé) ?
N’existe-t-il pas déjà une profusion d’événements, une succession de propositions qui génèrent une sorte de souvenir kaléidoscopique dans lequel les œuvres se mélangent ? Parfois, ne reste-t-il pas que l’ombre des cadres ?
L’exposition est accompagnée d’un ouvrage, Walktrough édité par Black dog publishing qui relève plus du livre d’artiste que du catalogue. On y trouve un ensemble de textes et de cahiers à propos d’œuvres qui appartiennent au projet Scratching on Things I could Disavow, mais qui ne sont pas toutes présentées à Carré d’Art.
On lira, avec intérêt, Les arts de la retraite à Dubaï et l’histoire de l’étonnant Artist Pension Trust (ATP) et de MutualArt Services, Inc.
En savoir plus :
Sur le site de Carré d’Art
Sur la page Facebook de Carré d’Art
Le travail de curation réalisé par l’équipe de Carré d’Art sur Scoop.It
La webographie du centre de documentation de Carré d’Art
Le site Scratching On Things I Could Disavow : A History of Art in the Arab World
Walid Raad sur le site de la Galerie Sfeir-Semler, Beyrouth / Hambourg