Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine (2)

Du 4 novembre 2015 au 29 février 2016, Le MuCEM accueille, dans le bâtiment Georges Henri Rivière (GHR), le deuxième volet du projet  Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine 

Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine - Vue de l'exposition MuCEM
Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine – Vue de l’exposition MuCEM

Cette deuxième partie confirme l’intérêt de ce diptyque, la pertinence et la cohérence de son propos. Dans un précédent billet, nous avions exprimé notre enthousiasme à l’égard des œuvres exposées,  et souligné la qualité d’une scénographie et d’un accrochage qui affirmaient  une volonté de « laisser l’espace libre au regard ».

C’est avec un même plaisir et une attention aussi vive que l’on a découvert les images d’Augustin le Gall, Wadi Mhiri et Houda Ghorbel, Faten Gaddes et Wassim Ghozlani, les interrogations et les émotions qu’elles suscitent.

Lors de la conférence de presse, Thierry Fabre exprimait avec justesse ce que les artistes réunis autour de « Traces… » nous apportent, dans le flot des images qui nous sont imposées  : « [Ils] éclairent les angles morts,  les choses que l’on ne voit pas, ou que l’on ne sait pas regarder… et soudain les font apparaître, c’est là où les artistes nous apprennent beaucoup ».

On remercie vivement  Sana Tamzini et Thierry Fabre pour de ce très beau projet. On souhaite que le troisième volet puisse se réaliser dans les prochains mois, en Tunisie.

Face à des expositions souvent trop riches où le regard et l’attention du visiteur finissent par s’égarer,  « Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine », avec sa scénographie sobre et rigoureuse, en choisissant le point de vue des images, sait respecter les œuvres et le public.

Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine - Vue de l'exposition au MuCEM
Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine – Vue de l’exposition au MuCEM

La dimension modeste du projet  accorde au visiteur le temps de poser son regard sur les œuvres…  Sans contrainte de parcours ou de discours, on  quitte naturellement une proposition pour aller vers un autre fragment de l’exposition… et l’on  peut paisiblement revenir sur ses pas et construire ainsi son expérience de visite.
Un éclairage discret et la présentation des tirages photographiques sur dibond, sans protection sous verre, offre un excellent confort.

Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine - Vue de l'exposition au MuCEM
Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine – Vue de l’exposition au MuCEM

On reproduit, dans le compte rendu de visite ci-dessous, les commentaires des commissaires et des artistes présents lors de la visite de presse et quelques propos des artistes extraits du dossier de presse.

Catalogue  sous la direction de Thierry Fabre et Sana Tamzini, coédité par Le Bec en l’air, l’Institut Français de Tunisie et le MuCEM.

On conseille vivement la visite de ce deuxième volet de « Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine ».

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Sur les sites des artistes Augustin le Gall, Wadi Mhiri, Houda Ghorbel et Wassim Ghozlani
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Sana Tamzini et Thierry Fabre : Conference de presse au MuCEM le 2 novembre 2015
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Compte rendu de visite

Comme pour le volet précédent, l’exposition s’ouvre avec l’un des premiers photographes tunisiens, Abdelhak El Ouertani. Formé à la photographie par les frères Lumière à Lyon, il a mené une campagne photographique en Tunisie en 1894, avant de disparaître brutalement. Ses tirages et ses plaques de verre ont été conservés et Ces images sont les traces d’un passé tunisien ce qui aurait pu disparaître…

Faten Gaddes,  « Statue de Bourguiba à La Goulette », 2009 de la série « The Street » et  sept photographies de la série « Les Temps modernes », 2009

La première image, reprise pour la communication institutionnelle de MuCEM pour ce deuxième volet de Traces… montre l’exil de la statue équestre de Bourguiba du centre-ville vers le quartier de La Goulette par Ben Ali… ou comment se débarrasser des traces de l’histoire !

Faten Gaddes, « Statue de Bourguiba à La Goulette », 2009 de la série « The Street ». Traces… Fragments (2) d’une Tunisie contemporaine au MuCEM
Faten Gaddes, « Statue de Bourguiba à La Goulette », 2009 de la série « The Street ». Traces… Fragments (2) d’une Tunisie contemporaine au MuCEM

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La série « Les Temps modernes » montrent les restes d’un bâtiment de la société tunisienne de l’électricité et de gaz (STEG), aujourd’hui disparu…

Faten Gaddes, « Les Temps modernes », 2009. Traces… Fragments (2) d’une Tunisie contemporaine au MuCEM
Faten Gaddes, « Les Temps modernes », 2009. Traces… Fragments (2) d’une Tunisie contemporaine au MuCEM

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Les propos de Faten Gaddes (extrait du dossier de presse) :

« Mon travail est fortement lié à la question de la mémoire, particulièrement celle des lieux laissés à l’abandon. Il traduit mon intérêt pour l’histoire et les marqueurs de l’identité de mon pays. Mes photos peuvent être perçues comme assez nostalgiques car elles révèlent les blessures du temps et la crainte d’une perte totale de cette mémoire. Dans mes photos transparaît ainsi une espèce de peur obsessionnelle du vide.

Faten Gaddes, série "Les temps modernes", 2009 © Faten Gaddes
Faten Gaddes, série « Les temps modernes », 2009 © Faten Gaddes


C’est après avoir vécu plus de trois mois dans la centrale de la STEG (Société tunisienne d’électricité et de gaz) qui date de plus d’un siècle que j’ai pris conscience de l’ampleur de la perte qui se préparait. Ce bâtiment est une merveille qui aurait pu devenir un musée d’art moderne. Il a été rasé sur décision présidentielle. Au départ, l’architecte qui était en charge du bâtiment ne voulait pas le démolir ; il avait même convaincu le gendre du président déchu d’en faire un lieu culturel. Malheureusement, le « grand patron » en décida autrement ! »

Houda Ghorbel et Wadi Mhiri, «Perles de famille », 2014

Une des œuvres les plus émouvantes du projet. Cette vidéo évoquent à la fois des traces de l’histoire familiale de Hoda et Wadi, mais aussi, à travers ce rituel,  les bordjs de Sfax, vieilles maisons avec une architecture particulière, qui sont en train de disparaître… À propos de l’absence de bande-son Houda Ghorbel aura cette formule merveilleuse « … mais on caresse le temps avec le silence ! »

Houda Ghorbel & Wadi Mhiri, Perles de famille, capture de la vidéo. Vidéo de 8'38", 2014. © Houda Ghorbel & Wadi Mhiri
Houda Ghorbel & Wadi Mhiri, Perles de famille, capture de la vidéo. Vidéo de 8’38 », 2014.
© Houda Ghorbel & Wadi Mhiri

Les propos d’Houda Ghorbel et Wadi Mhiri (extrait du dossier de presse) :

« Nous sommes deux artistes multidisciplinaires, installés à Tunis. Nos œuvres se trouvent au croisement de plusieurs genres : installation, vidéo, performance et architecture de l’espace. S’il fallait trouver un fil conducteur à notre travail, ce serait l’engagement et la passion pour l’art. Nous présentons ici une vidéo intitulée Perles de famille. Cette vidéo met en scène un mouvement de main qui caresse des grains de semoule parfaitement sphériques rappelant le rituel de préparation d’un des plats typiques de la Tunisie : la mhammsa. La main déplace délicatement ces formes sphériques et dévoile des instants de vie matérialisés par des images qui font surgir des souvenirs, ceux de notre propre famille.
Cette œuvre est issue d’une exposition qui a essayé de retracer ce rituel dont le souvenir persiste jusqu’à aujourd’hui dans certaines familles, notamment celles originaires de Sfax. Il s’agissait d’un grand rendez-vous annuel où cette nourriture était préparée par toute la famille pour constituer la mouna ou la réserve annuelle de nourriture. Ce rituel se faisait dans les vieilles maisons qu’on appelle les bordjs. Il s’agit de maisons à patio avec une architecture particulière. Cette architecture est en voie de disparition tout comme les habitudes et traditions qui s’y perpétuaient à l’intérieur également.
La vidéo montre des images familiales qui commencent par une naissance et finissent par la mort. Les images sont recouvertes par la mhammsa, ces petites perles qui cachent et découvrent les différentes photos de famille ».

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Wassim Ghozlani, cinq photographies de la série « Fragments d’une révolution », 2011

Cinq moments, cinq traces des événements de la révolution politique tunisienne de janvier 2011… Au centre, le lieu de la statue équestre de Bourguiba déchue…

Wassim Ghozlani, cinq photographies de la série « Fragments d'une révolution », 2011. Traces… Fragments (2) d’une Tunisie contemporaine au MuCEM
Wassim Ghozlani, cinq photographies de la série « Fragments d’une révolution », 2011. Traces… Fragments (2) d’une Tunisie contemporaine au MuCEM

Les propos de Wassim Ghozlani (extrait du dossier de presse) :

« Mon travail photographique est une recherche à la fois esthétique et documentaire à la limite du reportage, mais qui, pour des projets spécifiques, peut s’étendre à la création de mises en scène. La série « Fragments d’une révolution », réalisée entre janvier et février 2011, fait partie de la première catégorie et retrace, à travers plusieurs photos, des fragments de l’histoire d’un peuple se révoltant contre la tyrannie, amorçant une révolution qui a suscité le respect du monde entier et enflammé les sentiments des peuples avides de liberté.

Wassim Ghozlani, série "Fragments d'une révolution", 2011. Collection de l'artiste. © Wassim Ghozlani / Hans Lucas
Wassim Ghozlani, série « Fragments d’une révolution », 2011. Collection de l’artiste. © Wassim Ghozlani / Hans Lucas

Mon expérience artistique est une réflexion en rapport avec le monde qui nous entoure et avec les hommes qui l’habitent. Dans ma démarche, j’accorde beaucoup d’importance à la rencontre avec l’autre, aux histoires que peuvent raconter les hommes et les femmes, voire même aux lieux que je traverse lors de mes déplacements. L’acte de la prise de vue en lui-même n’est pas le plus important, car je passe souvent beaucoup de temps à écouter, à faire des recherches et à questionner le sujet, avant de décider d’appuyer sur le déclencheur.

Wassim Ghozlani, série "Fragments d'une révolution", 2011
Wassim Ghozlani, série « Fragments d’une révolution », 2011

Mon travail n’amorce pas de nouveaux questionnements ni même des inquiétudes majeures mais traduit plutôt une réaction par rapport aux événements qui se passent au présent et dans le monde qui m’entoure, indépendamment des tensions politiques. Mes images sont d’abord, pour moi, un moyen pour comprendre et questionner les événements auxquels je suis confronté et, en deuxième lieu, un outil pour partager avec le spectateur le produit de cette réflexion et de ce questionnement.

Wassim Ghozlani. Traces… Fragments (2) d’une Tunisie contemporaine au MuCEM
Wassim Ghozlani. Traces… Fragments (2) d’une Tunisie contemporaine au MuCEM

La série Fragments d’une révolution s’inscrit d’abord dans un devoir de mémoire. En effet, c’était pour moi à la fois important et évident d’agir dans l’urgence afin de sauvegarder une trace des événements, des manifestations et autres rassemblements qui ont suivi le déclenchement de la Révolution en Tunisie. Personne ne s’attendait à cette « révolution ». Elle est venue du jour au lendemain et a donné naissance à plusieurs interventions artistiques sous forme d’expositions, de rencontres, voire même de collectifs dont la conception, improvisée au début, n’était pas assez solide pour répondre à la grande demande des médias, des festivals et des organismes non gouvernementaux qui étaient à l’affût d’actions et de projets afin d’accompagner la Révolution et de communiquer sur le Printemps arabe ».

Augustin Le Gall, sept photographies de la série « Le dernier Arifa. Petite histoire du monde invisible », 2013.

Ces portraits de Riadh Ezzawech, un des derniers des arifa, initié du culte des Stambali, suggèrent  un monde mystérieux de l’entre-deux…

Augustin Le Gall, Esprit Yarima el Bey, série "Le dernier Arifa. Petite histoire du monde invisible. 2013" © Augustin Le Gall
Augustin Le Gall, Esprit Yarima el Bey, série « Le dernier Arifa. Petite histoire du monde invisible. 2013 » © Augustin Le Gall

Les propos de Augustin Le Gall (extrait du dossier de presse) :

« En tant que photographe formé à l’ethnologie, je m’intéresse aux sujets contemporains de société liés notamment au monde arabe, au patrimoine immatériel, aux minorités et aux droits humains. Le portrait y occupe une place centrale. Depuis quelques années, mon esprit est dirigé vers la Méditerranée. Cet espace est comme un terrain de jeu qui me permet, sans aller très loin, d’être confronté à des cultures différentes et enrichissantes sur un territoire partagé.

Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine - Vue de l'exposition au MuCEM
Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine – Vue de l’exposition au MuCEM

J’ai commencé à travailler en 2005 sur le patrimoine immatériel et musical avec notamment un long travail sur les Gnawa du Maghreb et sur la musique occitane dans le sud de la France. Depuis 2011, les soulèvements populaires en Tunisie puis dans les autres pays arabes ont complètement capté mon attention.

Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine - Vue de l'exposition au MuCEM
Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine – Vue de l’exposition au MuCEM

Le personnage figurant dans les photographies présentées dans l’exposition s’appelle Riadh Ezzawech. Il est « Arifa », le personnage central du culte stambali, culte de possession d’origine afro-maghrébine où, au cours du rituel, les esprits des ancêtres (d’origine africaine, des saints musulmans, ou d’entités surnaturelles) sont sollicités. Riadh fait le lien entre le monde des esprits et le monde des humains. Il a été choisi par les esprits, les Mlouks, les Djinns, pour pouvoir transmettre leur puissance et leurs bienfaits. À l’adolescence, il fut gravement malade ; ses parents consultèrent de nombreux médecins et marabouts qui essayèrent de le soigner, mais sans succès. Un jour, sa mère rencontra une Arifa qui lui dit que son fils avait été mordu par un Djinn pour faire de lui un Arifa. Riadh fut donc pris en charge par ces femmes qui l’ont initié. Il apprit à maîtriser cette capacité de communiquer avec les Djinns et, après plusieurs années d’initiation, il devint lui-même Arifa.

Augustin Le Gall, Sans titre, série "Le dernier Arifa. Petite histoire du monde invisible. 2013" © Augustin Le Gall
Augustin Le Gall, Sans titre, série « Le dernier Arifa. Petite histoire du monde invisible. 2013 » © Augustin Le Gall

En Tunisie, les Arifa sont en voie de disparition. Riadh Ezzawech est un des derniersArifa du culte stambali. Et surtout, le dernier qui le fait encore vivre activement. Il est le gardien du dernier sanctuaire dédié à ce culte. Cette zaouia (sanctuaire) est située dans la vieille médina de Tunis. Elle abrite le tombeau d’un musulman noir, affranchi de l’esclavage et devenu saint. Après Riadh, le stambali pourrait très probablement s’éteindre.
Riadh Ezzawech représente une vingtaine d’esprits différents. Chaque fois qu’il organise un rituel, c’est pour appeler les esprits qui vont guérir la personne qui le sollicite (de la maladie, de la mauvaise fortune, ou tout autre chaos symbolique). Lors des rituels, il est accompagné de six musiciens dont le maître, joueur du gembri, est âgé de plus de quatre-vingts ans. Aujourd’hui il ne joue plus. Avec ce maître-musicien, c’est une véritable encyclopédie musicale qui s’éteindra. C’est donc un rituel qui est en train de disparaître, d’autant plus qu’un Arifa ne peut transmettre qu’à une personne choisie par les Djinns.
J’ai réalisé un reportage couleur sur Riadh et le stambali qui a duré cinq années (2008-2013). Un jour, j’ai eu envie de le photographier dans ses multiples identités surnaturelles, isolé de son contexte par un fond noir. Cette série de portraits a été réalisée en 2012, au moment où je commençais Sous le jasmin.
J’étais influencé à cette époque par le photographe Denis Rouvre, connu notamment pour ses séries de portraits. Je voulais clôturer mon reportage photographique avec une série qui mettait en scène Riadh ».

 

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