Pour son exposition de l’été 2018, le FRAC Occitanie Montpellier invite Jennifer Caubet avec une réactivation de son triptyque Coordonnées en projection.
Crée en 2015, pour One Flat Thing, aux Instants chavirés à Paris, cette œuvre sculpturale propose une expérience de visite forte et unique qu’il ne faut pas manquer.
Pour l’espace d’exposition du FRAC à Montpellier, Jennifer Caubet a commencé par projeter un parcours spécifique, matérialisé par un dessin.
À partir de celui-ci et de trois sculptures en acier (O., X.Y. et X.Y.Z.), équipées de fils reliés à des flèches auxquelles s’impose une « partition » originale, elle a installé (projeté) sa partition/sculpture en tirant avec un arc certaines de ces flèches sur les murs, occupant ainsi tout l’espace du FRAC…
À travers cette structure/sculpture, Jennifer Caubet propose au visiteur de construire son propre parcours pour y composer une partition personnelle.
Montage de l’exposition commenté par Jennifer Caubet – vidéo d’Aloïs Aurelle
L’artiste confie volontiers qu’il y a dans cette œuvre une certaine agression contre l’espace d’exposition et plus particulièrement contre le White Cube…
En courbant l’échine et en levant la patte, on peut assez vite penser au Sixteen Mile of String que Marcel Duchamp avait installé dans l’exposition First Papers of Surrealism à New York en octobre-novembre 1942 et au parcours qu’il imposait aux visiteurs.
Certain ne manqueront pas de rapprocher Coordonnées en projection III au FRAC avec l’exposition Les Fils de Marcel au CRAC à Sète, dans le cadre de la manifestation Chauffe Marcel, en 2006, et dont Emmanuel Latreille était le commissaire…
Avant ou après l’expérience de cette visite qui s’impose, on suggère la lecture, ci-dessous, de la présentation de ce projet par Emmanuel Latreille, directeur du Frac Occitanie Montpellier, ainsi que le texte que signe Jennifer Caubet à propos de son travail. Ces documents sont extraits du dossier de presse.
Il est questions dans les productions de Jennifer Caubet de réseau, de territoire et de cartographie où elle multiplie des approches et des réflexions passionnantes. On espère la revoir très vite dans la région. Depuis octobre 2017, elle a commencé une résidence au CIRVA dont on attend avec intérêt les résultats.
Jennifer Caubet à propos de Coordonnées en projection III au FRAC Occitanie Montpellier lors de la visite de presse du 21 juin 2018.
Il y a deux ans, l’Atelier A avait consacré un des ses épisode sur Arte Creative à l’artiste :
Le FRAC présente à Agde, dans l’exposition Courant continu trois autres sculptures de Jennifer Caubet, Point Omega #1, #2 et #3.
Cette exposition est une étape d’Horizons d’eaux 2, parcours d’art contemporain sur le Canal du Midi, réalisé en partenariat avec les Abattoirs – Frac Occitanie Toulouse.
Les deux Frac d’Occitanie proposent pour la deuxième année des expositions de leurs collections et des productions d’artistes dans dix villes ou sites aux abords du Canal du Midi.
En savoir plus :
Sur le site du FRAC Occitanie Montpellier
Suivre l’actualité du FRAC Occitanie Montpellier sur Facebook
Télécharger le programme d’Horizons d’eaux 2 sur le site des Abattoirs
Sur le site de Jennifer Caubet
Les trois sculptures de Jennifer Caubet sont des dispositifs de construction active de l’espace. Chacune d’elles consiste en une matrice en acier à partir de laquelle l’artiste déploie des fils munis de flèches dans des directions précises grâce au tir à l’arc. Ces fils tendus dessinent l’espace et l’occupent entièrement. Le protocole de réalisation de l’installation n’a rien d’intuitif ni d’aléatoire, ni d’ailleurs de purement physique. Pour agir, l’artiste conçoit une forme de « partition ». A partir du plan du lieu, cette partition matérialise par des traits et des codifications les gestes et mouvements nécessaires au déploiement des sculptures. Puis ce dessin, réalisé au graphite sur papier et présent dans l’espace d’exposition, est rendu effectif en tirant des flèches avec un arc à partir des trois matrices disposées à un endroit précis (X.Y.Z. est suspendue verticalement au plafond, X.Y. est accrochée horizontalement à un mur, et O. est posée au sol). Chaque flèche tirée correspond à l’une des coordonnées du dessin, faisant passer la représentation plane dans l’espace tridimensionnel.
Chacune des trois sculptures matricielles obéit ainsi à un positionnement spécifique dans l’espace. A partir d’elles, c’est alors le corps de l’artiste, par la mise en œuvre de ses forces très concrètes, qui réalise l’inscription du « plan » dans l’espace réel, qui opère la projection de l’écriture graphique vers une écriture physique. Il s’agit donc, dans cette œuvre à la fois conceptuelle et performative, mentale et corporelle, d’un processus nouant la dimension subjective de l’artiste et l’objectivité du monde. En parcourant l’installation, chaque spectateur peut alors comprendre comment il « écrit » lui-même l’espace, à partir d’une élaboration subjective complexe. C’est comme si l’espace était envisagé selon deux formes de projection, l’une psychique et l’autre physique, dans un ensemble de mouvements possibles, infinis en droit mais finis en fait, car s’arrêtant nécessairement à certaines limites, celles-là mêmes qu’ont rencontrées les flèches tirées par l’artiste.
Coordonnées de projection III prend place de façon exemplaire, par sa rigueur, dans le questionnement des artistes contemporains sur l’espace. Il ne s’agit plus d’opposer le corps et l’esprit, l’énergie physique et la construction mentale, l’action et le langage. Jennifer Caubet s’efforce au contraire de mettre en œuvre l’unité des facultés et des énergies de son être pour construire un lien avec un lieu précis, lui-même doté de particularités, d’une identité propre. Ce faisant, elle invite chacun à comprendre la réalité singulière dans laquelle il se situe, réalité toujours élaborée en fonction de « coordonnées en projection » uniques.
Jennifer Caubet (1982) est diplômée de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris, dont elle a obtenu le DNSEP en 2008. Elle possède également une maîtrise d’arts plastiques validée à l’Université de Toulouse en 2004 et a étudié dans plusieurs universités à l’étranger, notamment à Barcelone et à Tokyo où elle a suivi le séminaire de scénographie de Nobutaka Kotake en 2006 et 2007. Elle est représentée par la Galerie Jousse Entreprise, Paris, qui lui a consacré sa première exposition monographique en galerie en 2017 (« Point Oméga », édition d’un livre d’artiste).
Maîtrisant une grande diversité de médiums et de techniques, Jennifer Caubet semble avoir fait de l’espace l’enjeu de sa recherche. « Le représenter » ou « le construire » ne sont ni l’un ni l’autre des termes complets pour caractériser une pratique artistique qui s’élabore le plus souvent dans l’espace même (comme réalité donnée) mais qui le vise aussi comme une nouveauté propre et subjective, en obéissant à une forme de projection physique et mentale. Ainsi, entre « dessin » et « dessein » (dont les significations étaient identiques dans les beaux-arts jusqu’au 18e siècle, le dessin matérialisant l’idée de l’oeuvre à venir, qu’il fallait réaliser d’après lui, peinture ou sculpture), l’art de Caubet paraît s’inscrire dans le cadre d’une pensée à la fois empirique et fictionnelle.
X.Y. fait partie d’un ensemble de trois sculptures (les deux autres s’intitulent X.Y.Z et O.) pouvant connaître deux états différents. Il s’agit en effet d’un objet en acier entièrement fabriqué par elle, intégrant dans sa construction 14 flèches d’arc que l’artiste a partiellement modifiées. Fixée au mur, dans une situation que Jennifer Caubet qualifie de « repli », la pièce présente une forme horizontale rigoureuse, et peut être appréciée pour elle-même comme une oeuvre classique. Mais les flèches peuvent être aussi dissociées de la structure qui les maintient et avec laquelle elles font cette première composition. Alors, l’artiste, munie d’un arc, peut l’activer en décidant de les tirer dans l’espace d’exposition. Elle procède alors à ce qu’elle nomme une « déconstruction du volume » pour l’étendre à la totalité de l’espace. Chaque flèche tirée dans un mur déploie un fil qui lui était attaché et qui était enroulé dans la structure. L’installation produite par ce déploiement (total ou partiel) des fils s’intitule Coordonnées en projection.
X.Y., comme ses sœurs X.Y.Z. et O., est conçue pour fonctionner selon l’« axonométrie » particulière décrite par son titre. « X.Y. » définit la bidimensionnalité, et permet de tirer les fils selon le seul plan horizontal. « X.Y.Z » est une axonométrie tridimensionnelle, et les flèches pourront être tirées horizontalement et verticalement. Enfin « O » est une rosace au sol qui permet de tirer les flèches et leur fil du sol vers le haut et en diagonal. Chacune de ces sculptures a donné lieu à une Partition en absolu. Il s’agit d’un dessin que Jennifer Caubet a réalisé pour déterminer le mode de déploiement de l’objet, c’est-à-dire la façon dont elle doit se déplacer elle-même dans l’espace pour pouvoir tirer correctement ses flèches en respectant son principe axonométrique. Les lignes en continu dessinées sur ces dessins sont celles de ses propres déplacements potentiels dans un espace, d’abord considéré comme abstrait ; les lignes en pointillé sont ceux des flèches qui pourraient être tirées d’un point donné de l’espace, de manière à obéir à une logique de composition générale. X.Y. en repli peut être exposé accompagné de sa Partition en absolu.
Mais lorsqu’elle est déployée dans un lieu précis, c’est-à-dire sous la forme de coordonnées en projection, X.Y. donne lieu à une autre partition que l’artiste réalise à partir du plan du lieu qui offre l’occasion de l’extension. En s’aidant également de photographies ou d’une visite sur place, elle procède à une première « appropriation » de l’espace. On pourrait dire qu’il s’agit, par ce dessin, d’une forme de répétition de la mise en oeuvre physique de l’oeuvre. On peut penser, en vertu du mot de « partition » qu’il s’agit d’une série d’indications préalables que l’artiste se donne. Mais en aucun cas on ne peut penser que cette partition détermine absolument (ou idéalement) la forme que prendra l’installation finale. La partition est plutôt une écriture de l’espace qui servira de guide et permettra d’agir de façon cohérente. Cela est surtout vrai lorsque les trois sculptures, X.Y., X.Y.Z. et O. sont déployées en même temps, comme cela a été le cas, en 2015 au centre d’art des Instants chavirés à Paris et, en 2018, au Frac Occitanie Montpellier.
Enfin, il faut indiquer que seule Jennifer Caubet peut effectivement réaliser des partitions pour des lieux où ces pièces seront activées. C’est à elle seule que peut revenir l’imagination (ou la construction) de l’espace qui en résultera. Cependant, une fois la partition dessinée, si l’artiste n’est pas disponible, celle-ci peut être exécutée par toute personne ayant été formée au principe de son fonctionnement.
Emmanuel Latreille
Mai 2018
Entre stratégie, tension, délimitation d’espace, et fiction, la question du territoire se déploie dans mon travail sous des formes sculpturales mais aussi imprimées et dessinées. Ma pratique de la sculpture se développe à la fois dans des espaces d’exposition et dans l’espace public ou le paysage. Par essence, la sculpture se préoccupe d’ériger des formes donc des équilibres, des tensions, des résistances, des matériaux et des matières.
Mes sculptures comme Shelter (2016), Terrain d’occurrences (2012) ou Plug-in Rhizome (2011) jouent pleinement de cet état de fait. En soulevant ces questions propres à la sculpture, elles vont générer des espaces, des micro architectures disponibles au spectateur. Leur influence clairement architecturale en fait une réflexion construite sur notre environnement tout en esquissant des alternatives. La sculpture Schelter (2016) est directement inspirée des normes d’architectures précaires omniprésentes dans la jungle de Calais. Terrain d’occurrences (2012) est une structure triangulée qui mêle simplicité et complexité, archaïsme et technologie, élégance et radicalité. En utilisant une technique ancestrale de la charpente, elle suggère la possibilité d’une architecture volante. Plug-in Rhizome (2011) est à la base un simple poteau qui devient rhizome, une ligne construite dans l’espace tel un geste qui se déploie, réorganise et structure. Un fragment architectural devient alors une force d’occupation élégante.
D’autres sculptures viennent « vampiriser » l’espace d’exposition, s’y installer ou s’y greffer, créant avec celui-ci une fiction. Les sculptures Spatiovore, (2013) ou Phaéton – plateforme pour une surface en suspension – (2012) sont des points de tensions que l’espace arrête. Leur apparente fixité n’est finalement que le résultat construit d’un mouvement dans l’espace. Directement inspirées d’architecture utopique des années 50 à 70, elles deviennent des topologies. Prototype architecturé d’une île ou capsule entre ciel et terre, ces sculptures sont des vaisseaux qui s’imposent à l’espace, s’y confrontent et s’y adaptent.
L’adaptation comme moyen de produire des territoires fait pleinement partie de mon processus de production. Chaque sculpture fonctionne selon un système de déploiement, grâce à des principes d’assemblage précis qui permettent la variation, l’extension. L’installation Coordonnées en projection, réalisée par le déploiement des sculptures X.Y, X.Y.Z et O, fait converger lignes et plans par un dispositif centrifuge venant transpercer les murs de multiples fils munis de flèches tirées à l’arc. Ces sculptures sont le fruit d’un détournement des axonométries qui permettent de représenter, de construire un espace ou un territoire en topographie ou en logiciel 3D. Le déploiement agit avec et par le corps comme une mécanique génératrice d’espaces et de lieux.
Le fait d’envisager la sculpture comme moyen de produire un lieu est d’autant plus présent dans la pièce Utopia. Ce projet collaboratif est une sculpture qui émet son propre réseau wifi. Elle vise à créer une île sur le réseau d’internet à laquelle on se connecte via son téléphone portable. Cet accès nous permet de visualiser la forme de l’onde émise par la sculpture et de s’y déplacer comme si elle devenait une architecture. Cependant une fois connectés à ce réseau émis par la sculpture, nous n’avons plus accès à internet. La sculpture devient alors une île, une matrice à produire du dessin et un lieu virtuel. Cependant, dans une pièce comme Parcelles, les choses se renversent. Des lieux précis deviennent la matière de l’oeuvre. Ces racks de plaques en crépis sont une banque de données de terrains disponibles. Cette pièce est le fruit d’un inventaire des terrains en friche du 93. Chacune de ces plaques est la reproduction d’un fragment de sol, d’un terrain en friche soigneusement cartographié. De la sculpture émerge un imaginaire lié à la notion de terra incognita, d’un espace en attente.
La production de plans, de cartes et de dessins est inhérente à mon travail de sculpture. Cette manière d’appréhender la réalisation de mes volumes m’a poussée à développer une pratique de dessins autonomes. Souvent liée à la trame, la grille et au motif, mon travail de dessin assimile et détourne le plan ainsi que des outils topographiques et topologiques. Par la sérigraphie, le prélèvement photographique reproduit, le scan de terrain, et le dessin au trait, il s’agit d’utiliser la cartographie comme un système d’écriture de l’espace. Mes oeuvres papier se développent de plus en plus dans la production de cartographies abstraites qui se nourrissent de territoires précis tant dans des relevés graphiques et visuels que dans l’observation des organisations spatiales et sociales qu’ils sous-tendent.
Dans mes travaux les plus récents, elles jouent sur des répétitions, des variations favorisant l’ellipse, la disparition du territoire cartographié pour un espace de projection mentale. Grâce au principe de série de tirage unique, un protocole donne une ligne d’action et permet une évolution progressive, le démantèlement et l’annulation de ce dernier. La série Topographies Relatives (2014) utilise le potentiel graphique et structurant d’outils topographiques comme la ligne de rhumb ou la mise au carreau pour créer un système variable et abstrait. La série Cosmographia 2016 tout comme la sculpture-objet One Flat Think 2015 ont quant à elles été réalisées grâce à un prélèvement de surfaces et textures issues de terrain en friche d’Aubervilliers scanné. Grilles et lignes s’approprient, redessinent, réorganisent ces terrains abandonnés pour créer des compositions abstraites. Mes travaux en cours de réalisation sont le fruit d’une longue résidence dans le désert californien pour en extraire des cartes, des dessins et des sculptures.
S’approprier un territoire, c’est aussi le continuer par la fiction. Depuis fin 2014, je suis à l’initiative du fanzine d’artistes « Fanfiction 93 » avec le duo d’artistes Lamarche-Ovize et la commissaire d’exposition Marie Bechetoille. Ce fanzine de « voisins » s’intéresse à continuer le territoire spécifique qu’est le « 93 » en une Fiction. En détournant le contexte historique, politique, sociale et architectural de notre environnement quotidien, il s’agit de faire émerger des possibles dans des propositions narratives et/ou graphiques.
Jennifer Caubet, 2017