Jusqu’au 29 septembre 2019, la Friche la Belle de Mai présente sous le titre « L’été contemporain à la Friche ! » cinq expositions. Trois d’entre elles font l’objet de ce billet :
- Rhum Perrier Menthe Citron
- Ooloi de Paul Maheke
- Suspension Volontaire de la Crédulité de Emmanuelle Lainé
Les deux autres projets « Brésils » de Ludovic Carème et « 40 ans après. La photographie contemporaine au Cambodge » sous le commissariat de Christian Caujolle et produits en partenariat avec Les Rencontres d’Arles, dans le cadre du Grand Arles Express feront éventuellement l’objet d’un autre article.
Avec le magistral « Fragments » de Rayyane Tabet à Carré d’Art à Nîmes, les trois expositions de cet « été contemporain à la Friche ! » constituent probablement ce que l’on peut voir de plus intéressant dans la région au niveau de l’art contemporain.
« Rhum Perrier Menthe Citron », « Ooloi » de Paul Maheke et « Suspension Volontaire de la Crédulité » d’Emmanuelle Lainé offrent aux visiteurs trois expériences immersives singulières. Chaque proposition interroge à sa manière les codes de l’exposition, ce qu’elle est ou pourrait être comme outil, comme média, comme dispositif, comme objet social ou comme fiction…
Le projet conçu par Cédric Aurelle et Julien Creuzet, sur une invitation de Véronique Collard Bovy, directrice de Fræme est sans doute le plus inventif, le plus périlleux et le plus captivant. La richesse et les enjeux de « Rhum Perrier Menthe Citron » font l’objet d’une chronique spécifique.
Les installations de Paul Maheke et d’Emmanuelle Lainé sont également ambitieuses et très abouties. S’elles offrent des expériences uniques qui troublent et engagent leurs visiteurs, elles prennent toutefois la forme plus habituelle de l’exposition personnelle.
Pour sa première exposition personnelle dans un centre d’art en France, Paul Maheke occupe tout l’espace du 3ème plateau de la Tour.
Le texte de présentation précise que l’artiste « convoque Ooloi, figure d’un troisième sexe issue de Xenogenesis, la trilogie d’anticipation d’Octavia Butler, parue à la fin des années 1980 ». Puis, il souligne que Paul Maheke « poursuit ainsi ses recherches récentes sur la représentation des subjectivités marginalisées dans l’imaginaire occidental, et sur la possibilité d’aborder l’histoire à travers une subjectivité ou une corporéité non-humaine ou invisible ».
Ceux qui connaissent le travail de Maheke retrouveront ici son interrogation des « principes d’identité et de mémoire à travers une histoire des représentations du corps noir et queer ».
Pour « Ooloi », Maheke déploie une vaste installation accueillante et immersive construite à partir de légers voiles rouges qui se soulèvent au passage des visiteurs et avec l’aide de quelques ventilateurs habillement dissimulés.
Les fenêtres sont couvertes de photos translucides dont les motifs à priori aqueux sont incertains.
La lumière empourprée qui les traverse baigne l’espace d’un demi-jour chaud et vibrant.
Au sol, on découvre de mystérieuses sphères de cuivre et de laiton oxydés.
Avec les voilages fluides et transparents et la couleur rouge, ces objets constituent des éléments récurrents dans ses installations.
Au plafond, un laser projette des formes elliptiques qui se diffractent sur les rideaux vaporeux et en légers mouvements.
Au fond, sur la droite, un inquiétant portrait peint sur plexiglas semble observer avec attention l’espace d’exposition… Faut-il y voir une éventuelle apparition d’Ooloi ?
Une boucle sonore de 83 minutes diffuse un entretien de l’artiste avec un sorcier qui se prolonge par un long monologue…
Le texte de salle (reproduit ci-dessous) offre peu d’informations susceptibles de jouer le rôle de clés d’interprétation… On y perçoit la suggestion « d’apparitions et de présences [qui] se manifestent de façon multiple et insaisissable, dans la fluidité d’espaces transitionnels »…
Certains commentateurs évoquent des représentations de Neptune, ou encore « de la rivière d’enfance de l’artiste »… Les plus curieux n’hésiteront pas à lire la trilogie d’Octavia Butler pour en savoir plus…
Dans cette installation où Paul Maheke conçoit comme souvent « l’espace d’exposition comme un espace d’accueil », il convient certainement de laisser divaguer son esprit à travers les différents « passages » qui traversent l’exposition…
À noter que le 30 août 2019 à 18h, Paul Maheke présentera un extrait de SÈNSA, une performance créé en collaboration avec Melika Ngombe Kolongo (Nkisi). Selon le communiqué de presse, ce projet « indépendant, mais parallèle à cette exposition, s’appuie sur une recherche sur le rythme et les prédictions inspirées des cosmologies du Bantu-Congo ».
À lire ci-dessous, le texte de présentation du projet.
Commissariat : Céline Kopp et Marie de Gaulejac
Production : Triangle France – Astérides avec la SCIC Friche la Belle de Mai
En partenariat avec le GMEM – CNCM – Marseille
À consulter, le site de Paul Maheke
À voir ce portrait de Paul Maheke dans l’atelier A sur Arte Creative
Invitée par la Fondation d’entreprise Ricard, Emmanuelle Lainé investit le Panorama avec « Suspension Volontaire de la Crédulité » une installation conçue pour cet espace aux volumes généreux, mais dont l’occupation est exigeante et souvent impitoyable.
On retrouve les vastes images numériques en haute définition et « grandeur nature » qui sont la signature des expositions récentes de l’artiste et que l’on a pu voir ces derniers mois à La Hayward Gallery de Londres (2018), au FRAC Champagne-Ardennes (2018), au Palais de Tokyo à Paris (2017).
Le document disponible en salle reproduit un texte de Nora Sternfeld dont le premier paragraphe, intitulé « Je vous invite à me croire malgré tout », résume en quelques lignes les enjeux de cette « Suspension Volontaire de la Crédulité » :
« Bienvenue dans l’univers d’Emmanuelle Lainé ! Un univers qui veut vous ravir, mais ne prétend pas être crédible. Vous y rencontrerez des choses que vous n’avez jamais vues auparavant et aurez un aperçu de mondes lugubres. Mais si vous vous attendez à un spectacle, vous serez désillusionné. Les univers d’Emmanuelle Lainé ne sont pas spectaculaires, mais ambigus, peut-être plus vrais que la réalité, et solitaires. Je ne veux pas vous désillusionner. Ou alors dans le vrai sens du terme, parce que ce travail suspend la crédulité : vous ne serez donc probablement pas désillusionné, même si vous vous laissez berner par l’illusion »…
Ambiguïté et désillusion s’exposent effectivement dans le Panorama dont la large ouverture sur le toit-terrasse et le nord de Marseille est occultée par un rideau… contrairement à ce que pourrait laisser croire une des grandes images d’Emmanuelle Lainé.
« Suspension Volontaire de la Crédulité » immerge son visiteur dans un univers trouble construit autour d’espaces froids, impersonnels et solitaires qui occupent le centre du Panorama. On pourrait y reconnaître les éléments d’un open space, d’un hall d’aéroport ou d’une foire d’art contemporain.
L’un d’eux sert de banque d’accueil du public. Les autres sont vides. Quelques objets usuels (mugs, fruits, tapis de souris, brosse à dents, tupperware, tirelire, classeurs…) ou plus insolites (casque militaire) donnent l’illusion qu’ils viennent d’être abandonnés. Heure de la pause ? Fin de journée ? Départ en vacances ? Grève ? Évacuation d’urgence?
Les murs du Panorama et les parois de ces espaces sont tapissés par des images numériques qui troublent un peu plus la perception du visiteur. Parmi les objets et le mobilier qui y sont reproduits, on remarque d’étranges outils anthropomorphes plus grands que nature…
Qu’est-ce qui est réel ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Nora Sternfeld décrit ainsi ce que le visiteur ressent lorsqu’il déambule parmi les images et les objets de l’exposition :
« Mais où nous situons-nous au juste quand nous les traversons ? Où se situent-ils ? Faisons-nous partie de l’installation ? Peut-elle réellement exister sans nous ?
Dans le même document, on apprend que ces objets ou plus exactement ces outils d’artisanat proviennent des collections du Mucem. Photographiés par l’artiste et insérés dans ces compositions numériques, ils sont devenus les étranges acteurs de son installation.
Dans le communiqué de presse, Emmanuelle Lainé confiait :
« Je pense aux espaces que je crée comme des espaces de travail ou des abris. J’aime l’idée que les espaces entre les calques de l’image puissent être des interstices où vous pourriez vous cacher ou disparaître. J’aime aussi le fait que ces couches créent une sorte de microarchitecture. »
« Suspension Volontaire de la Crédulité » réserve d’autres moments inquiétants parfois même oppressants.
En entrant sur la gauche, un alignement de cinq lits de camp intrigue… Quel sens donner à leur présence ? Qui ou que représentent-ils ? Pourquoi ce tas de terre sous chacun d’eux ?
Sur le mur en face, une série de patères est tout aussi déroutante. Y sont suspendus un chasse-démon, un parapluie, une veste et une casquette, une chemise et une casquette, rien, un manteau, une casquette seule, puis la photographie d’un imperméable accroché à son portemanteau. Au pied de chaque vêtement, une assiette parfois vide, parfois remplie par un tas de terre, parfois retournée, une fois absente…
Il y a quelque chose de surréaliste dans cette accumulation insolite d’objets qui se dédoublent dans les photographies, comme ces quatre panneaux d’affichage en liège qui surmontent le même nombre de paires de chaussures, et ce convoyeur à rouleau extensible où il ne reste qu’une assiette immobile…
Nora Sternfeld souligne que « l’œuvre d’Emmanuelle Lainé renvoie à l’imagerie du jeu vidéo » et qu’elle « explore la relation entre images, corps et travail ». Puis, elle conclut avec ces lignes :
« Les univers de Lainé ne nous dispensent pas de confronter les conditions de production du monde actuel et les images génériques qui servent à les cacher. Pas besoin de croire l’artiste ni de me croire, moi, pour savoir que le travail au XXIe siècle n’est pas moins dur qu’il ne l’était auparavant: il s’effectue simplement dans des conditions plus incertaines et plus invisibles. Images et symboles des univers d’aventure, nuages et constructions tentent de dissimuler la matérialité et la dureté du travail – les corps semblent disparaître. « Mais», écrit l’artiste dans son e-mail, « partout ils resurgissent» ».
L’ensemble est assez souvent angoissant et c’est avec un certain soulagement que l’on retrouve la lumière aveuglante et la chaleur du toit-terrasse en refermant la porte de cette « Suspension Volontaire de la Crédulité »…
À lire, ci-dessous, le texte de Nora Sternfeld
À consulter, le site de la Fondation d’entreprise Ricard et Contagious Spaces une très étonnante publication en ligne de Emmanuelle Lainé.
Pour sa première exposition personnelle dans un centre d’art en France, Paul Maheke convoque OOLOI, figure d’un troisième genre issue de Xenogenesis, la trilogie d’anticipation d’Octavia Butler, parue à la fin des années 1980. Il poursuit ainsi ses recherches récentes sur la représentation des subjectivités marginalisées dans l’imaginaire occidental, et sur la possibilité d’aborder l’histoire à travers une subjectivité ou une corporéité non-humaine ou invisible. Ces dernières années, Paul Maheke s’est tourné vers des champs d’expressions divers, allant de l’installation, à la vidéo, jusqu’à la performance pour faire surgir des territoires colorés composés d’apparitions et de présences. Comme pour se soustraire au régime du visible et de ses catégorisations, ces présences se manifestent de façon multiple et insaisissable, dans la fluidité d’espaces transitionnels, entre les images, les textes et les objets. Fuyant l’image, elles se noient dans la lumière et s’échappent dans les fissures d’un réel souvent sonique suggéré par l’artiste comme un tiers lieu d’émancipation, que la représentation ou les mots ne fixent pas. Cet ailleurs est signifié par un espace et un temps distant, dont les fréquences peuvent traverser nos corps. Lorsque le corps apparaît, c’est d’ailleurs souvent le sien, ou celui de collaborateurs ou collaboratrices devenu·e·s les hôtes de cette multiplicité, de ces temporalités en rupture, et de ces espaces qui naissent de gestes improvisés.
Le travail de Paul Maheke a récemment fait l’objet d’expositions personnelles à la Galerie Sultana, Paris ; à Vleeshal Center for Contemporary Art (2019) ; à Kevin Space, Vienne ; à Chisenhale Gallery, Londres ; et dans le cadre de la 6e édition des Ateliers de Rennes, Biennale d’Art Contemporain, à la Galerie Art et Essai à Rennes (2018). Ses performances ont récemment été présentées à la 58e Biennale de Venise ; à l’ICA Miami (2019) ; à Block Universe, Londres (2019) en collaboration avec Melika Ngombe Kolongo (Nkisi) ; au Centre Pompidou, Paris dans le cadre du festival “Move” (2018) et à Baltic Triennial 13, Tallinn (2018).?Ses projets et performances à venir seront montrés en novembre prochain à Performa 19, New York. Paul Maheke est actuellement nominé au 21e Prix Ricard.
Je vous invite à me croire malgré tout
Bienvenue dans l’univers d’Emmanuelle Lainé ! Un univers qui veut vous ravir, mais ne prétend pas être crédible. Vous y rencontrerez des choses que vous n’avez jamais vues auparavant et aurez un aperçu de mondes lugubres. Mais si vous vous attendez à un spectacle, vous serez désillusionné. Les univers d’Emmanuelle Lainé ne sont pas spectaculaires, mais ambigus, peut-être plus vrais que la réalité, et solitaires. Je ne veux pas vous désillusionner. Ou alors dans le vrai sens du terme, parce que ce travail suspend la crédulité : vous ne serez donc probablement pas désillusionné, même si vous vous laissez berner par l’illusion. Mais permettez-moi d’abord de vous parler de ce que je sais à propos des objets et des mondes.
Les objets
Quel est le statut des objets qui peuplent les photographies dans l’installation de l’artiste ? Qu’ont-ils en commun, ces outils anthropomorphes plus grands que nature ? Je pourrais inventer plein de choses. Les pièces formées par l’installation y invitent d’ailleurs : je pourrais vous parler de personnages surréalistes et de leurs aventures, de souvenirs ou de rêves, je pourrais demander ce que ces choses représentent, ce qu’elles nous disent, ce qu’elles savent. Mais, comme promis, je me contenterai de vous témoigner de ce que je sais : ces objets proviennent tous d’un dépôt de musée, des collections du MUCEM (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) à Marseille. Ce sont des outils d’artisanat.
Grâce à l’inventaire nous savons à quel moment ils sont arrivés au musée, puisque les dates d’acquisition sont méticuleusement notées. Nous savons qu’ils ont subi une transformation en franchissant le seuil du dépôt : ils ont quitté le cycle utilitaire pour subir un changement de sens, une décontextualisation et une recontextualisation, comme on dit dans la littérature scientifique. Concrètement, cela signifie qu’ils ont été traités aux insecticides et aux désinfectants de manière à les rendre plus durables pour le musée, mais moins utiles pour la vie quotidienne. Ils ont fait l’objet d’une réévaluation dans la mesure où ils ont perdu leur valeur d’utilité pour acquérir une valeur d’exposition.
Pour les besoins de l’artiste, les conservateurs du musée ont extrait les objets du dépôt, ont mis leurs gants pour les sortir de leur emballage (du papier bulle, dont nous aimons faire exploser les petites chambres à air) et les ont posés sur du papier de soie. Et alors – c’est-à-dire au moment où l’artiste les a photographiés et a composé ses images – ils ont subi un nouveau changement de sens. Ici, sous vos yeux, ils acquièrent une valeur d’exposition encore différente, puisqu’ils deviennent les acteurs d’une installation artistique.
Les univers
Dans l’installation d’Emmanuelle Lainé, les objets sont plus grands que la vie, et les tirages photographiques les montrent à la fois présents et absents. Mais où nous situons-nous au juste quand nous les traversons ? Où se situent-ils ? Faisons-nous partie de l’installation ? Peut-elle réellement exister sans nous ? Une autre question : connaissez-vous World of Warcraft ? C’est probable, car c’est le jeu vidéo le plus populaire au monde.
Au cas où vous ne le connaîtriez pas, permettez-moi de le présenter brièvement : c’est un jeu de rôle en ligne à joueurs multiples, encore connu sous le sigle WoW. Il promet au joueur de devenir quelqu’un d’autre. À travers un avatar qui gravit les échelons, les joueurs vivent des aventures sans cesse changeantes dans des univers inquiétants. Pour progresser, ils doivent se battre, piller et récupérer des objets. Les univers imagés du jeu vidéo partagent la planéité des images des objets que nous rencontrons ici. Je peux vous dire que l’œuvre d’Emmanuelle Lainé renvoie à l’imagerie du jeu vidéo. Dans un e-mail qu’elle m’a adressé, elle écrit qu’elle explore la relation entre images, corps et travail.
Le ravissement nous ramène donc à la réalité, à savoir au monde du travail. Les univers de Lainé ne nous dispensent pas de confronter les conditions de production du monde actuel et les images génériques qui servent à les cacher. Pas besoin de croire l’artiste ni de me croire, moi, pour savoir que le travail au ovin siècle n’est pas moins dur qu’il ne l’était auparavant : il s’effectue simplement dans des conditions plus incertaines et plus invisibles. Images et symboles des univers d’aventure, nuages et constructions tentent de dissimuler la matérialité et la dureté du travail – les corps semblent disparaître. « Mais», écrit l’artiste dans son e-mail, « partout ils resurgissent».
Nora Sternfeld est médiatrice d’art, commissaire d’exposition et auteure. Elle est professeure documenta à la Kunsthochschule Kassel.