Jusqu’au 22 septembre 2019, l’artiste libanais Rayyane Tabet présente « Fragments », une remarquable et captivante exposition qui impose un passage Carré d’Art à Nîmes !
Composé d’une performance, de dessins, de sculptures, d’objets personnels et de ready-made « Fragments » s’organise comme une vaste installation pluridisciplinaire…
Le parcours s’articule à partir de Dear Victoria (2016-en cours), le texte d’une lecture performance que l’artiste a interprété lui-même le jour du vernissage et qui devrait être rejoué à plusieurs reprises pendant l’exposition.
Avec « Fragments », Rayyane Tabet raconte une histoire autour du site archéologique de Tell Halaf. Il y entrecroise avec finesse et subtilité plusieurs récits :
Tout d’abord, il relate l’itinéraire du Baron Van Oppenheim, diplomate et archéologue, une sorte de Laurence d’Arabie allemand qui découvre puis fouille le site de Tell Halaf avant de créer un musée à Berlin qui disparaît sous les bombes pendant la Seconde Guerre mondiale.
Il retrace ensuite quelques épisodes de la vie son arrière-grand-père, Faek Borkhoche, transmis par la mère de l’artiste. Secrétaire de von Oppenheim, celui-ci était chargé de surveiller le diplomate soupçonné d’espionnage par le protectorat français au Liban.
Enfin, Rayyane Tabet évoque à travers l’histoire complexe des objets provenant de Tell Halaf sa propre relation avec ces vestiges, la perception qu’il a de leur complexité et ses interrogations sur leur vulnérabilité et leur conservation…
Cette narration multiple s’enchaîne de salle en salle sous la forme de six chapitres. Chacun rassemble une installation et une partie du texte de sa lecture performance.
L’histoire complexe que nous raconte l’artiste libanais résonne singulièrement dans un contexte géopolitique où la question de la restitution d’une partie des biens culturels provenant d’anciennes colonies européennes s’impose de plus en plus et où en même temps pillages et destructions se sont multipliés au Moyen-Orient…
L’ensemble reste mystérieux et il est absolument fascinant et troublant.
Comme le souligne Jean-Marc Prevost, Directeur de Carré d’Art de Nîmes, en conclusion du son épilogue pour le catalogue :
« Nous mettre en relation avec des histoires à partir d’objets est pour Rayyane Tabet un moyen de questionner notre présent, révéler des failles, des ruptures et des relations inattendues qui permettent de produire du sens même si nous savons qu’il sera inexorablement rejoué, remis en question ».
Il ne faut pas manquer cette exposition magistrale.
Saluons également la cohérence de la programmation de Carré d’Art et son l’engament auprès d’artistes du pourtour de la Méditerranée comme du Proche Orient. Depuis plusieurs années, ils nous offrent des regards passionnants sur l’histoire contemporaine et l’archéologie comme sur la place et le rôle du musée et plus largement de l’institution culturelle. En effet, on garde en mémoire les propositions de Walid Raad ou de Yto Barrada comme celles, plus récentes, montrées dans un « Un désir d’archéologie » ou dans « Ligne de fuite »…
Rayyane Tabet a présenté une première version de « Fragments » à la galerie Sfeir-Semler de Beyrouth, en 2018. À cette occasion, Gilles Khoury avait raconté l’origine de ce projet qu’il avait accompagné d’un attachant portrait de l’artiste dans le quotidien libanais l’Orient-Le Jour, en mai 2018.
L’exposition est accompagnée de la seconde édition du catalogue Fragments, pensé par Rayyane Tabet et publié aux éditions Kaph Books. Textes de Rayyane Tabet et Jean-Marc Prevost en anglais/français/arabe.
A écouter : Rayyane Tabet à propos de son exposition Fragments à Carré d’art – Nîmes
« Fragments » ira ensuite en partie au Metropolitan Museum of Art, New York (30 octobre 2019-23 février 2020) pour l’exposition « Alien Property ».
Rayyane Tabet participera à l’exposition « Royaumes oubliés. De l’empire hittite aux Araméens » au Musée du Louvre du 2 mai au 12 août 2019.
À lire, ci-dessous, un compte rendu de visite où pour chaque salle, le texte de la performance accompagne une description des installations. On trouvera également quelques repères biographiques. Ces documents sont extraits du dossier de presse. Certains sont en partie adaptés des textes présents sur le site de la galerie Sfeir-Semler.
En savoir plus :
Sur le site de Carré d’Art
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Rayyane Tabet et « Fragments » sur le site de la galerie Sfeir-Semler
L’article « Rayyane Tabet, archéologue des sentiments » de Gilles Khoury sur le site de l’Orient-Le Jour
A voir le documentaire « Le trésor de Tell Halaf » diffusé par Arte en janvier 2011 :
Dans le hall… Objets appartenant à Faek Borkhoche
Enfant, j’avais l’habitude de déjeuner un dimanche sur deux chez mes grands-parents maternels. Ils habitaient dans un appartement froid et spacieux, et montraient leur affection avec une grande réserve ; je passais donc le plus clair de mon temps assis dans un fauteuil. De là, je pouvais voir la photo d’un homme à l’expression sérieuse, accrochée au mur, ainsi qu’un livre jaune vif, empilé parmi d’autres sur une étagère. Des années plus tard, je retournai à cet appartement pour aider mes parents à en vider le contenu. En décrochant la photo, je remarquai qu’elle portait la signature d’un certain baron Max Von Oppenheim. À l’intérieur du livre jaune, je trouvai une enveloppe portant au dos l’adresse suivante : Max Freiherr Von Oppenheim, Berlin-Charlottenburg, Savignyplatz 6. Elle était adressée à : Monsieur Faik Borcoche. Beyrouth/Syrie. À l’intérieur se trouvait une carte postale représentant ce qui semblait être la sculpture d’un oiseau, et une carte de visite, sur laquelle on pouvait lire, en français, « Le Baron Max Oppenheim, Ministre de l’Allemagne, En vous souhaitant la nouvelle année bonne et heureuse. Avec tous mes meilleurs souvenirs. Berlin, le 20 décembre 1932. » J’étais confus : par quel concours de circonstances la photo d’un membre de la noblesse allemande s’était retrouvé dans la salle à manger d’une modeste famille libanaise. La réponse de ma mère fut simple et directe : « C’est une histoire d’espionnage. » Et voici comment l’histoire commence :
Objets appartenant à Faek Borkhoche, 1929-1937, valise, livre, photos, lettre, carte postale, enveloppe, contrat et papiers divers, dimensions variables
Faek Borkhoche (1895-1981), arrière-grand-père de Rayyane Tabet, était un professeur d’école et traducteur Libanais qui se voit affecté en 1929 par les autorités mandataires françaises basées à Beyrouth au service de Max von Oppenheim en tant que secrétaire, dans le but de rassembler des informations sur les fouilles menées dans le village de Tell Halaf. Cette vitrine propose les quelques documents qui témoignent de son séjour de six mois sur le site. Le livre de Max von Opppenheim « Der Tell Halaf » que Faik reçoit en cadeau en 1932, un portrait autographié de von Oppenheim, une carte postale du Musée de Tell Halaf reçue en 1937 et divers papiers personnels démontrent que les deux protagonistes restent en contact bien au-delà de l’expédition.
Salle 1… Ah, My Beautiful Venus!
Un matin de bonne heure, une tribu bédouine se rend sur une colline pour enterrer l’un des siens. En creusant la tombe, ils découvrent une large sculpture de pierre représentant un animal à tête d’homme. Saisis et effrayés, ils la recouvrent et partent à la recherche d’un autre emplacement pour l’enterrer.
Cette année-là, leur terre souffre d’une sécheresse sans précédent, est envahie par un nuage de sauterelles et la tribu est frappée par une épidémie de choléra. Ces malheurs sont attribués alors à des esprits diaboliques dissimulés dans la pierre, libérés au moment où la statue avait été déterrée. Ils commencent alors à chercher un moyen pour se débarrasser de cette malédiction qui les frappe.
Quand Max Von Oppenheim arrive au village de Tell Halaf, au cours de l’été 1899, les hommes de la tribu lui signalent la présence de dieux, de démons et de monstres, cachés sous terre, dans l’espoir de piquer sa curiosité afin qu’il déterre la statue et éloigne ainsi la malédiction qui les frappe.
Max avait l’intention de passer une seule nuit à Tell Halaf. À cette époque, il était un jeune diplomate Allemand de 39 ans, résidant au Caire, en route pour Bagdad afin d’établir la voie de chemin de fer qui relierait Bagdad à Berlin.
Cette histoire enflamme son imagination et, armé d’une pelle, il se rend sur le site des dieux enterrés. En fin de journée, il avait découvert plusieurs sculptures. Mais cette nuit-là il reçoit l’ordre de rentrer sur le champ à Berlin. Pris de court, il décide d’enterrer à nouveau ses trouvailles, se promettant de revenir aussitôt que possible.
Il lui fallut douze ans pour obtenir de l’Empire Ottoman les autorisations nécessaires lui permettant de retourner chercher son trésor enseveli. C’est ainsi que Max découvrit les vestiges d’une cité entière sous les plaines de Tell Halaf.
Sa découverte la plus importante est un palais dont la façade comprend un portique haut de cinq mètres dépeignant des animaux portant des dieux et un tombeau avec la sculpture d’une femme assise. La Première Guerre mondiale éclate avant que Max ne puisse partager ses découvertes avec les Ottomans, et il est alors forcé d’évacuer les lieux abandonnant ses découvertes.
En 1927, à l’âge de 67 ans, Max retourne à Tell Halaf pour la troisième fois. L’Empire Ottoman n’existe plus, le village fait alors partie de la Syrie qui est sous mandat français.
Max est obligé de partager ses trouvailles avec toutes les parties gouvernant les territoires. Il demande à Igor von Jakimow, un sculpteur russe spécialisé dans le moulage du plâtre, de l’accompagner afin de créer des répliques en taille réelle des vestiges dans le but de donner à chaque corps gouvernant, en plus de sa part des découvertes de Tell Halaf, une réplique des pièces manquantes.
L’expédition compte aussi un architecte qui dessine les ruines, et un photographe qui documente l’ensemble du processus. On prélève des échantillons de plantes et d’animaux, on enregistre les chants et les histoires des bédouins et on va même jusqu’à tenir un registre météorologique de Tell Halaf.
Après le partage des vestiges, les pièces appartenant à la Syrie constituèrent les fonds du Musée National d’Alep, créé en 1931.
De retour à Berlin, Max tente de trouver un lieu où déposer sa part des vestiges. Il sollicite le second Musée de Pergame alors en construction sans succès. Déterminé à réaliser son projet Max décide de créer son propre musée et en fait une institution privée « Le Musée de Tell Halaf », aménagé dans une ancienne usine à Charlottenburg.
« Le Musée de Tell Halaf » à Berlin ne respecte pas les normes des musées traditionnels en matière de conservation des objets et de chronologie. Les découvertes archéologiques voisinent avec les tapis, les costumes et les meubles ; sans règles conventionnelles. Très vite il devient une importante attraction touristique et reçoit plusieurs visiteurs dont l’archéologue britannique Max Mallowan accompagné de su femme, l’auteure de romans policiers Agatha Christie. Cette dernière se souvient, dans ses mémoires, d’une épuisante visite guidée par Max Von Oppenheim, qui dure cinq heures, et au cours de laquelle il pose son regard sur la statue d’une femme assise et s’exclame avec tendresse et admiration : « Oh, ma belle Venus ! ».
Ah, My Beautiful Venus!, 2017, 6.5 tonnes de basalte, tréteaux en bois, moulages en papier d’aluminium, documents de transport, dimensions totales : 200 × 1300 × 500 cm
L’installation se compose de 6.5 tonnes de dalles de basalte noir, importées d’une carrière située à Swaida, au sud de la Syrie. Ce volume correspond à la quantité exacte de pierre qui formait la statue de Vénus trouvée lors des fouilles; statue qui devient l’emblème de l’expédition de Tell Halaf mais aussi la pièce centrale du Musée de Max von Oppenheim. Les impressions en papier d’aluminium disposées sur les socles en bois ont été créées à partir du moule de la Vénus originale que von Oppenheim avait fait couler au moment de la découverte de ‘la déesse assise’ en 1911. Ce moule a servi de référence aux conservateurs du Musée de Pergame pour restaurer la statue d’origine, alors brisée. La présentation fragmentée de la sculpture ne renvoie pas seulement à sa destruction et à son réassemblage minutieux, mais aussi à la dispersion des biens culturels en période de violence. Naviguant les embargos commerciaux successifs dû a la situation géopolitique actuelle, les carreaux de pierre tracent eux-mêmes le récit de conflits contemporains. Leur parcours à travers les frontières nationales et internationales est représenté par l’inclusion des documents de transport.
Salle 2… Basalt Shards
Le 22 novembre 1943, le Musée de Tell Halaf à Berlin est frappé d’une bombe au phosphore. Avec des températures excédant les 1000 degrés Celsius, toutes les pièces sont détruites à l’exception de celles sculptées dans le basalte, une roche volcanique pouvant résister à des degrés de chaleur très élevés. À l’arrivée des pompiers, le choc thermique entre la roche brûlante et l’eau froide cause la destruction des pièces restantes.
Malgré les difficultés logistiques, le directeur du Département des Antiquités Orientales au Musée de Pergame à Berlin trouve le moyen de rassembler tous les fragments dans des caisses à la demande de Von Oppenheim et, en août 1944, neuf camions chargés de gravats sont acheminés vers les caves du musée de Pergame dans l’attente d’un sort incertain.
Max Von Oppenheim décède à l’âge de 86 ans. Il est enterré à Landshut sous une réplique de la partie inférieure de la déesse assise qu’il admirait tant.
Après la guerre, les vestiges et leur propriétaire se retrouvent séparés par le mur de Berlin. Le musée de Pergame se situe à Berlin Est, tandis que le musée de Tell Halaf incendié, et la famille de Max von Oppenheim, sont à Berlin Ouest. On ne peut alors plus rien entreprendre. Ce n’est qu’après la réunification de l’Allemagne en 1990 qu’un accord autorise les conservateurs du musée à travailler sur les fragments.
Le projet de reconstruction commence en 2001. Quelque 27 000 fragments de basalte sont disposés sur 200 palettes de bois. En 2011, 25 000 fragments sont réassemblés pour former trente sculptures et éléments architecturaux. Toutefois les fissures restent visibles, volontairement exposées, et le verre fondu provenant du plafond du musée de Tell Halaf est conservé à la surface des pièces.
Les 2000 fragments restants, n’ayant pas pu être identifiés, sont gardés dans diverses caisses et cabinets entreposés au musée de Pergame où de grands travaux de rénovation sont actuellement en cours.
À la réouverture du Musée en 2035, la façade restaurée du palais du souverain de Tell Halaf constituera l’entrée de la collection du Département des Antiquités Orientales. Entre temps, les conservateurs du Musée National d’Alep emplilent des sacs de sable autour des répliques de plâtre de cette façade dans l’attente d’un cessez-le-feu en Syrie.
Basalt Shards, 2017, 1000 frottages au fusain sur papier, palettes en bois, dimensions variables
En 1943, suite à un bombardement nocturne de Berlin, le Musée Tell Halaf de Max von Oppenheim et une grande partie des objets de la collection sont détruits ; parmi lesquels des objets en basalte qui sont brisés en 27,000 fragments. En 2001 débute un projet de restauration au Musée de Pergame où les débris sont conservés. Depuis, 25,000 pièces ont été réassemblées. 2,000 fragments n’ont pu être ni identifiés ni rattachés aux objets de la collection, et sont toujours entreposés au Musée.
En résidence au DAAD dans le cadre du programme Artists-in-Berlin, Tabet a accédé à ces fragments en travaillant avec les Docteurs Nadja Cholidis et Lutz Martin, deux des principaux chercheurs impliqués dans le processus de conservation des objets archéologiques de Tell Halaf. En appliquant la technique du frottage sur les fragments non-identifiés, Tabet souligne les traces matérielles d’un héritage culturel perdu, tout en proposant la possibilité de formes nouvelles qui émergerait de ces corps anonymes.
Salle 3… Exquisite Corpse
À ce moment-là j’interrompis ma mère pour lui demander : « Je pensais que c’était une histoire d’espionnage ; où sont les espions ? »
« Eh bien », me dit-elle, « c’est là que ça se complique un peu. »
« Quand j’étais enfant, mon grand-père, ton arrière-grand-père, me raconta comment en 1929 les autorités du mandat français, basées au Liban, lui ont assigné la fonction de secrétaire auprès de Max Von Oppenheim. Il avait pour fonction de transcrire et rassembler des informations concernant l’expédition et les fouilles archéologiques à Tell Halaf. »
À l’époque, les allemands voulaient tracer des cartes détaillées de l’Afrique du Nord et du Levant au cas où ils décideraient d’y mener des offensives militaires. Ces zones étant sous mandats français et britannique, les relevés cartographiques se faisaient sous le couvert de missions ethnographiques ou archéologiques fictives menées par des agents de renseignement.
Les français soupçonnent Von Oppenheim de faire partie de ces agents du fait même de ses multiples séjours à la frontière turco-syrienne au cours des trente années précédentes, craignant qu’il ne radicalise les tribus bédouines et les prépare à un coup (l’état contre les puissances coloniales.
Il semble donc que le travail de mon arrière-grand-père consistait à espionner un présumé espion. Tl avait pour mission de rédiger un rapport de tous les faits et gestes de Max et de l’envoyer à Beyrouth afin que les français l’analysent. Il envoyait aussi des photos à mon arrière-grand-mère pour l’informer de ses déplacements.
Celle ci était sa préférée :
Chère Victoria,
Je t’embrasse ; j’embrasse Joseph, Albert et Marie et souhaite que vous vous portiez bien.
Me voici sur cette photo tenant le serpent que j’ai trouvé derrière la tente d’un bédouin. Après l’avoir montré à tous, je l’ai tué. Le jour suivant un photographe m’a pris en photo alors que je le tenais. Je suis debout et ma tente se trouve derrière moi à ma droite.
Tout va bien ici si ce n’est l’insupportable chaleur. Envoie-moi de tes nouvelles et adresse mes salutations aux voisins.
Mes meilleurs vœux et des milliers de baisers aux enfants.
Ton dévoué
Faik
Tell Halaf, Juin 1929.
Les français ne trouvent rien de compromettant concernant Max. Par la suite, quand son expédition prend fin à l’automne 1929, la mission de mon arrière-grand-père est annulée et il reprend son travail de fonctionnaire chargé de traduire des documents de l’arabe au français.
Exquisite Corpse, 2017, tentes militaires, cartes, arbre généalogique, livres, dimensions variables
L’installation est formée de plusieurs tentes militaires individuelles utilisées par les soldats Allemands, Russes, Français et Américains, à l’occasion de diverses offensives terrestres en Afrique du Nord, au Levant, et dans le Golfe au cours du 20ème siècle. Elles sont représentatives de l’appropriation et de l’évolution du design de tentes militaires introduit par l’armée allemande en 1899, qui ressemble de manière frappante à la veste bédouine nommée ‘bisht’, convertible en tente individuelle par le biais de deux piquets de bois.
Entre 1938 et 1968, Max von Oppenheim a publié une étude ethnographique des tribus bédouines en 4 volumes. Tabet intègre ces livres à l’installation, accompagnés de l’arbre généalogique d’une des tribus bédouines, ainsi que de cartes montrant leurs migrations estivales et hivernales, dérivant des recherches de von Oppenheim. Ainsi, Tabet ne met pas seulement en valeur le lien accidentel entre le projet archéologique de von Oppenheim et un cas historique d’appropriation culturelle, mais confronte aussi deux conceptions fondamentalement différentes de la société : d’une part, des objets qui deviennent des symboles d’interventions colonialistes, et d’autre part des traces de flux migratoires et de liens tribaux qui remettent en cause le concept-même de frontières et d’Etats Nations.
Salle 4… Genealogy
Quand mon arrière-grand-père décède en 1981, il n’a en sa possession aucun objet de valeur à laisser en héritage, à part un tapis en poils de chèvre long de 20 mètres que les bédouins de Tell Halaf lui avaient offert. Avant de mourir, il avait souhaité partager le tapis en parts égales entre ses cinq enfants, qui a leur tour le partageraient entre leurs enfants, et ainsi de suite jusqu’à ce que le tapis disparaisse.
Sa benjamine ne se maria jamais et sa part qui représente 1/5 du tapis reste intacte. Son second fils, mon grand-père, eut deux enfants : ma mère et mon oncle. Le morceau de mon onde représente 1/2 de 1/5 du tapis d’origine. Ma mère a deux enfants : ma sœur et moi. Mon morceau représente 1/2 de 1/2 de 1/5 du tapis d’origine. Ma sœur a deux filles : Yasmina et Nour. Chacune de leur part représente 1/2 de 1/2 de 1/2 de 1/5 du tapis d’origine. À ce jour, le tapis a été divisé en vingt-trois morceaux sur cinq générations.
Genealogy, 2016 – en cours, 12 fragments de tapis en poils de chèvre, 11 pièces de lin, peinture murale, dimensions variables
A son décès en 1981, l’arrière-grand-père de Tabet laisse derrière lui un tapis en poils de chèvre qui lui avait été offert en 1929 par les bédouins de Tell Halaf, alors qu’il accompagnait Max von Oppenheim en tant que secrétaire.
Son souhait était alors que la pièce de 20 mètres soit divisée en parts égales destinées à ses 5 enfants, qui à leur tour partageraient leur part entre leurs enfants, et ainsi de suite jusqu’à ce que le tapis disparaisse éventuellement. A ce jour, le tapis a été partagé en 23 morceaux sur cinq générations.
Tabet a emprunté plusieurs de ces pièces à ses proches, et a remplacé les pièces manquantes par des répliques en lin. L’oeuvre renvoie à la tradition du patrimoine familial comme transmission d’histoires, par le biais d’une métaphore s’étendant d’un arbre généalogique à une composition mathématique abstraite.
Salle 5… Orthostates
Au cours des premières fouilles qu’il effectue en 1911, Max découvre tout le long du palais une série de 194 blocs de pierre sculptés en bas-relief, qui sont réalisés en basalte noir ou en roche calcaire, et qui forment une frise d’images représentant des animaux, des plantes, des divinités et des scènes de la vie quotidienne.
Avant leur répartition, il était prévu que les reliefs soient dessinés, photographiés, mesurés et moulés dans du plâtre. La Première Guerre mondiale ayant éclaté, cette tâche reste inachevée et Max envoie une partie de ses trouvailles à Alexandrie.
En 1914, un navire militaire britannique saisit la cargaison d’un croiseur allemand qui avait levé les voiles du port d’Alexandrie en direction de Berlin. À bord se trouvaient quinze des reliefs de Tell Halaf, ainsi que plus d’une centaine de caisses et quelque 700 objets. La cargaison étant considérée comme propriété de l’ennemi, les autorités britanniques prennent possession des objets et les mettent en vente. En 1920, le lot entier y compris les quinze bas-reliefs rejoint la collection du British Museum à Londres.
En 1927, Max retourne à Tell Halaf pour continuer ses Fouilles. Alors qu’il faisait l’inventaire des objets qu’il a laissés sur place, il remarque la disparition de cinquante-cinq des reliefs.
En 1929, à la fin de son expédition et suite au partage des vestiges avec les Français, trente-cinq des reliefs furent transportés à Alep pour être exposés au Musée National d’Alep.
En 1930, en déballant les vestiges de leurs caisses pour préparer l’inauguration du Musée de Tell Halaf à Berlin, Max réalise que six des reliefs ont disparu au cours du transport entre Alexandrie et Berlin.
Peu de temps après l’ouverture du Musée, Max visite New York pour essayer de vendre huit des reliefs de Tell Halaf. Arrivant juste après le krach boursier, il ne trouve pas d’acquéreur. Laissant alors les pièces dans l’entrepôt d’un marchand d’art, il retourne à Berlin.
Le 11 mars 1942, le président Roosevelt signe un ordre exécutif établissant le Bureau de Séquestre des Biens Étrangers, dont le mandat prévoit la saisie de tous les biens ennemis sur le sol américain. En vertu de ces termes, les huit reliefs que Max a laissés aux soins du marchand d’art furent sortis de l’entrepôt et mis aux enchères. Le Walters Art Museum à Baltimore et le Métropolitain Museum of Art à New York firent chacun l’acquisition de quatre reliefs.
En 1943, lorsque le directeur du Département des Antiquités Orientales au Musée de Pergame à Berlin se rend sur les ruines du Musée de Tell Halaf pour évaluer les dégâts causés par les bombes, il constate que douze des reliefs on été complètement détruits.
En 1974, les Musées Nationaux d’Alep et de Damas offrent 140 pièces pour fonder le Musée de Deir Ez-Zor, une institution consacrée à l’histoire et à l’archéologie du Nord-Est de la Syrie. Une des pièces cédées par le Musée d’Alep est un relief de Tell Halaf.
Au cours des années 30, Max voulant remercier les autorités françaises pour leur coopération lors de ses fouilles en Syrie, offre trois reliefs au Musée du Louvre à Paris. En 2016, le Musée fit l’acquisition d’un quatrième relief, par l’intermédiaire de l’arrière-petit-fils d’un soldat français de la Première Guerre mondiale. Le soldat stationné près de Tell Halaf affirme avoir acheté le relief à un bédouin.
À ce jour, des 194 reliefs découverts à Tell Halaf, 59 se trouvent à Berlin, 4 à Paris, 15 à Londres, 4 à New-York, 4 à Baltimore, 34 à Alep, 1 à Deir ez-Zor, 6 sont perdus, 12 sont détruits, et 55 ont disparu.
Orthostates, 2017-en cours, 32 frottages au fusain sur papier encadrés, vinyls, 107 × 77 cm chacun
Au cours de sa mission initiale à Tell Halaf en 1911, Max von Oppenheim a découvert le long du mur arrière du palais une séquence de 194 orthostates. Les blocs avaient été sculptés en bas-reliefs, alternant basalte noir et roche calcaire repeinte pour former une frise de récits imaginaires composés d’animaux, de plantes, de divinités, et de scènes de la vie quotidienne. Un siècle plus tard, la plupart de ces frises ont soit disparu, soit été détruites, ou se retrouvent éparpillées dans divers musées à travers le monde. Pendant sa résidence à Berlin, Tabet a entamé un projet de frottage des orthostates accessibles.
A ce jour, il est parvenu à en copier vingt-quatre des cinquante-neuf conservés au Musée de Pergame, les quatre dans la collection du Metropolitan Museum of Art à New York, deux des quatre dans la collection du Musée du Louvre à Paris et deux des quatre conservés au Walters Art Museum à Baltimore. Une liste complète des 194 orthostates est inscrite au dessus des frottages encadrés, et précise leur localisation actuelle, le matériau, et le motif représenté.
Salle 6… Kopf Hoch! Mut Hoch! Und Humor Hoch!
En 2006, une mission archéologique Syro-Allemande retourne à Tell Halaf pour poursuivre le travail que Max abandonne 77 ans plus tôt. Les archéologues retournent cinq fois sur le site, avant que la mission ne soit compromise par le début des conflits armés qui ont éclaté en Syrie en 2011.
Peu avant son décès, Max envoie une lettre au directeur du Département des Antiquités Orientales du Musée de Pergame, l’informant qu’il souhaite à la personne qui entreprendrait dans le futur la restauration des fragments détruits de Tell Halaf : KOPF HOCH ! MUT HOCH ! UN HUMOR HOCH ! Citation qu’on pourrait traduire ainsi : RESSAISIS-TOI ! BONNE CHANCE ! ET GARDE LE SOURIRE !
Kopf Hoch! Mut Hoch! Und Humor Hoch!, 2017, encre sur lin, stylo en édition limitée Montblanc® et emballage, 95 × 2300 cm. Elie Khouri Art Foundation
En 2009, pour mettre à l’honneur le travail et l’héritage de Max von Oppenheim, la compagnie Montblanc® à Hambourg réalise un stylo en édition limitée sous le label “Patrons of Art”. 4,810 stylos, composés d’or 18 carats et d’argent massif 925, avec « des motifs bédouins gravés pour rendre hommage à la passion de Oppenheim pour les tribus du Monde Arabe », sont produits. Tabet a utilisé un de ces stylos pour écrire “Kopf Hoch! Mut Hoch! Und Humor Hoch!” sur une large bannière en lin. La phrase peut être traduite ainsi : « Ressaisis toi ! Bonne Chance ! Et garde le sourire !’ ; la devise de von Oppenheim et son conseil à quiconque entreprendrait le réassemblage des fragments des objets de Tell Halaf – symbolisant son optimisme inébranlable, bien qu’ayant assisté à la destruction de l’œuvre de sa vie.
Rayyane Tabet (né en 1983 au Liban) vit et travaille à Beyrouth. Il est titulaire d’une licence en architecture de la Cooper Union à New York et d’un master en beaux-arts de l’University of California à San Diego.
Expositions personnelles (séléction) :
2019 FRAGMENTS, Carré d’Art, Musée d’art contemporain de Nîmes, France
2018 FAULT LINE, Fondazione Antonio Dalle Nogare, Bolzano, Italy
FRAGMENTS, Sfeir-Semler Gallery Beirut, Lebanon
2017 BRUCHSTÜCKE / FRAGMENTS, Kunstverein in Hamburg, Germany
KOPF HOCH! MUT HOCH! UND HUMOR HOCH!, daadgalerie, Berlin, Germany
Ah, my beautiful Venus!, Witte de With Contemporary Art, Rotterdam, Netherlands
2016 La Mano De Dios, Museo Marino Marini, Florence, Italy
201 5ONLY GODS NEVER DIE, Sfeir-Semler Gallery, Hamburg, Germany
2014 Here Today Gone Tomorrow, TrouwAmsterdam, Netherlands
2013 The Shortest Distance Between Two Points, Sfeir-Semler Gallery, Beirut, Lebanon
Exposition de groupe (séléction) :
2019 Forgotten Kingdoms, Louvre Museum, Paris, France
2018 Living in the Mediterranean, Institut Valencià d’art Modern, Valencia, Spain
Crude, Jameel Arts Center, Dubai, UAE
Cycles of Collapsing Progress, Rashid Karami International Fair, Tripoli, Lebanon
Superposition – 21st Biennale of Sydney, Sydney Opera House, Australia
Dear Victoria, performance, Fast Forward Festival Five, Onassis Cultural Centre, Athens, Greece
Manifesta 12, Palermo, Italy
Truth is black, write over it with a mirage’s light, 30th Anniversary Inaugural Exhibition, Darat al Funun, Amman, Jordan
2017 A Good Neighbor, 15th Istanbul Biennial, Turkey
4.543 billion: The matter of matter, CAPC Museum of Contemporary Art, Bordeaux, France
The Restless Earth, Trussardi Foundation at the Triennale di Milano, Milan, Italy
WAITING. Between Power and Possibility, Kunsthalle Hamburg, Germany
2016 Faisons de l’inconnu un allié, Fondation Lafayette, Paris, France
Incerteza Viva, 32nd São Paulo Biennial, Brazil
… und eine welt noch, Kunsthaus Hamburg, Germany
Wunderlust, High Line Art, New York, USA
Not New Now, Marrakech Biennial 6, Morocco
2015 New Skin, AISHTI Foundation, Beirut, Lebanon
Gallery 3010, Sfeir-Semler Gallery, Beirut, Lebanon
The Past, The Present, The Possible, Sharjah Biennial 12, UAE
Heartland, Beirut Exhibition Center, Beirut, Lebanon
Presque Rien, Marian Goodman Gallery, Paris, France
2014 This is the Time. This is the Record of the Time, Stedelijk Museum Bureau Amsterdam, Netherlands
Un Nouveau Festival, Centre Georges Pompidou, Paris, France
2013 extra | ordinary, The Abraaj Group Art Prize 2013, Dubai, UAE
Future Generation Art Prize @ Venice, The 55th Venice Biennial, Italy
HIWAR: Conversations in Amman, Darat Al Funun, Amman, Jordan
Prix et résidensces
2016 DAAD Artists in Residency Program, Berlin, Germany
2013 Abraaj Group Art Prize, Dubai, UAE
2012 Future Generation Art Prize Jury Award, Ukraine
2011 Sharjah Biennial 10 Artist Prize, Sharjah, UAE
Publications
2018 FRAGMENTS/BRUCHSTÜCKE, published by Kunstverein, Hamburg, DAAD Artists-in-Berlin Program & KAPH Books