Jusqu’au 4 mai 2020, le Mucem présente « Voyage Voyages » une exposition imaginée par Christine Poullain et Pierre-Nicolas Bounakoff.
Le texte que l’ancienne directrice des musées de Marseille signe pour le catalogue commence par ces quelques lignes :
« Quelles qu’en soient les raisons, le désir de découverte, la recherche d’un ailleurs, l’exil ou l’errance, le voyage a toujours constitué pour les artistes une source d’inspiration, d’échanges et d’influences… »
À la fin de cet essai, Christine Poullain définit ainsi les ambitions du projet dont le titre reprend celui d’une chanson interprétée par Desireless en 1986 :
« L’exposition “Voyage Voyages” se propose d’explorer la nature des liens qui unissent l’artiste au voyage, entrepris à des fins artistiques, théoriques, ou imposé par les bouleversements de l’Histoire, du début du XXe siècle à nos jours. Comment l’idée du voyage, du déplacement ou de l’exil s’est-elle imposée de manière de plus en plus déterminante dans la création ? »
L’exposition présente une centaine d’œuvres (peintures, sculptures, installations, dessins, photographies, vidéos) issues de collections publiques et privées, plus particulièrement des fonds du Centre Pompidou/Musée national d’art moderne et des collections modernes et contemporaines des musées de Marseille.
Parmi les 80 artistes de la fin du XIXe siècle à nos jours dont des œuvres ont été sélectionnées par les deux commissaires, on remarque les noms de Henri Matisse, Marcel Duchamp, Andy Warhol, Richard Baquié, mais aussi ceux de Paul Gauguin, Kandinsky, Klee, Giorgio De Chirico, Victor Brauner, Andreas Gursky, Robert Smithson, On Kawara, Bernard Plossu, Mona Hatoum, Chiharu Shiota, Barthélémy Toguo, Martin Parr, Leila Alaoui…
On attendait avec curiosité et un peu de circonspection « Voyage Voyages »… En effet, les derniers commissariats de Christine Poullain à Marseille à l’exception toutefois de « Visages – Picasso, Magritte, Warhol… » à la Vieille Charité ne nous ont pas laissé des souvenirs impérissables…
« Voyage Voyages » s’inscrit dans même veine que celles-ci et rappelle notamment les impressions laissées par « Futurs » en 2015.
Par bien des aspects, cette exposition est très séduisante. Elle rassemble des œuvres souvent remarquables et son parcours est très fluide… On ne peut nier le plaisir qu’il y a à la parcourir. L’accrochage est élégant, le rapprochement entre les œuvres semble aller de soi et parfois faire sens…
Si plusieurs des œuvres exposées ont été vues ces dernières années dans la région, certaines méritent sans doute un passage par le Mucem. C’est notamment le cas pour les deux tapisseries de Matisse qui concluent le parcours, mais aussi pour les installations de Chiharu Shiota et de Sylvie Reno qui l’ouvrent. On peut également signaler les tableaux de Vassily Kandinsky et de Paul Klee, Le Dernier Voyage de Victor Brauner ou encore le Cockpit de Richard Baquié et les vidéos de Sigalit Landau (DeadSee) et Camille Henrot (Million Dollars Point)…
Leur accrochage est servi par une scénographie efficace signée par Joris Lipsch et Floriane Pic du Studio Matters dont on a pu apprécier le travail au Musée Fabre à plusieurs occasions et encore très récemment pour « ¡ Viva Villa ! – La fin des forêts » à la Collection Lambert.
Mais une fois la porte de sortie franchie qu’en reste-t-il ? L’étrange sensation que le propos de « Voyage Voyages » nous a filé entre les doigts, un peu comme le sable d’une plage dont il ne reste qu’un vague souvenir et qui se confond à tant d’autres…
A-t-on appris quelque chose ? A-t-on été ému, bousculé, questionné ? Est-ce que l’exposition engage à en savoir plus ? À lire ? À débattre ? À y retourner ? À donner envie de la partager ?
L’exposition est beaucoup trop lisse pour en faire une critique sévère… On se limitera à exprimer le sentiment que le discours de « Voyage Voyages » nous paraît plutôt mince, à l’image du texte que Christine Poullain signe dans le catalogue. Les questions que soulèvent le voyage et le regard des artistes « Sur l’autre rive » ou leurs relations à « l’Exil » semblent à peine esquissées. Certes, on pourra toujours rétorquer que c’est au regardeur de faire sa part de travail… Mais la construction du parcours ne l’incite-t-elle pas au zapping, une thématique chassant rapidement la précédente ?
« Voyage Voyages » fera certainement le bonheur des croisiéristes en escale à Marseille, comme celui des amateurs de déambulations culturelles…
Le parcours de « Voyage Voyages » est organisé en huit sections thématiques :
– En valise
– Sur l’autre rive
– La planète affolée
– Sur la route
– Cartes et traces
– Sea and Sun
– Exil
– Matisse
Le catalogue coédité par le Mucem et Hazan a été dirigé par Christine Poullain et Pierre-Nicolas Bounakoff, commissaires de l’exposition. Il rassemble des textes de Pierre-Nicolas Bounakoff, Jean François Chougnet, Dominique Dupuis-Labbé, Christine Poullain, Guillaume Theulière et Sylvain Venayre.
À lire ci-dessous, un compte rendu de visite photographique accompagné des textes de salles et de certain cartels d’œuvre. On trouvera également une présentation du projet sous la forme du traditionnel entretien de l’équipe du Mucem avec les commissaires.
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L’artiste en voyage ne peut se promener les mains dans les poches. Il conserve, où qu’il soit, son dialogue ininterrompu avec les objets dont il a besoin, ceux qu’il trouve comme ceux qu’il produit. Or s’il existe tant de contenu, il doit nécessairement exister un contenant. C’est ainsi que naît la préséance ambiguë de la valise. L’apparition récurrente de cet outil de voyage ne pouvait pas laisser ses utilisateurs indifférents.
Lorsque sur une initiative inspirée, la Boîte-en-valise permet à Marcel Duchamp de transporter l’ensemble de son oeuvre, le bagage-cabine lui-même acquiert un nouveau statut. C’est un modèle réduit de la pensée de l’artiste qui se trouve rangé, emballé et transportable.
Dans des circonstances moins organisées, la valise peut aussi tout simplement devenir vide, hors d’usage. Alors l’ironie de Duchamp laisse place à la réflexion poétique de Chiharu Shiota, dans laquelle les souvenirs de ceux qui ont porté des valises se rassemblent telle une vague, dont l’installation reprend la forme et le mouvement régulier, sans fin.
Du nord au sud de la Méditerranée, les rives se font face et dialoguent. Leur histoire vit d’ententes et d’oppositions, et l’art n’y fait bien sûr pas exception.
Dans les années 1910, les artistes européens qui cherchent des lumières fortes et inhabituelles les trouvent loin de leurs propres origines, attirés vers le sud par un éblouissement.
Albert Marquet y expérimente la forme et les lignes des villes. Vassily Kandinsky y laisse la blancheur de la lumière simplifier l’image des rues, silencieuse et sans heurt. Paul Klee s’y nourrit d’une palette de couleurs qui avance vers l’abstraction.
Quand une nouvelle génération représente la traversée en sens inverse, quelques décennies plus tard, c’est à la poursuite d’intentions diamétralement opposées.
À l’image lumineuse répond un vécu quotidien de rêves et de manques. Leila Alaoui et Zineb Sedira s’expriment au nom de tous ceux auxquels la matérialité des frontières ne cesse de s’opposer.
D’une réalité impalpable, l’art passe à des aspirations de liberté vivante, pour tous. Peu importent la toile ou l’aquarelle : ce qu’il faut tenir, c’est un passeport.
Voyager, c’est aussi traverser le temps, sans retour possible. Regarder en avant, c’est regarder l’avenir. Le Dernier Voyage de Victor Brauner n’élude ainsi aucune intention divinatoire, même sombre. Sa réalisation en 1937, à l’aube du gouffre historique qui s’apprête à avaler l’humanité, en fait aujourd’hui un instant visionnaire palpable, symboliquement étendu sur un panneau de bois comme l’étaient les peintures religieuses du Moyen Âge.
La Deuxième Guerre mondiale poussera ensuite Max Ernst à traverser l’océan pour rejoindre l’Amérique, puis à parcourir presque tout un continent pour se poser en Arizona, où il peut s’approprier le calme lent que seul le désert possède, pour en faire une oeuvre plus légère et bien moins détaillée que selon son usage habituel. Sans dématérialiser le surréalisme, Ernst le réduit à la simple expression d’un horizon entre chien et loup, que le temps et l’homme regardent, sans jamais pouvoir l’atteindre.
« Toujours aller là où les routes s’arrêtent sur les cartes, là où il n’y a plus rien »
(Bernard Plossu)
La grande époque de la route en a fait le signe visible de la modernité des voitures, une voie sans barrière vers un avenir qu’elle promet heureux, un moyen de se détacher de tout, de se perdre volontairement. La route est partout mais personne n’y habite.
Pour On Kawara, ce déplacement est un atelier itinérant. Ses cartes postales expédiées depuis les endroits distendus où il se trouve en sont le journal de bord, alors que Martin Kippenberger déstabilise la géographie en utilisant le papier à lettres d’un hôtel, jamais le même, au fil d’un déplacement plus imaginaire que réel.
Mais ces chemins peuvent aussi représenter un monde qui ne sait plus se détacher du mouvement des machines. Pour Richard Baquié, un avion de ligne devient au ras du sol un objet étrangement incomplet, qui ne se déplace que par les mots qu’il porte.
Ayant obtenu la dérive, le nez et le poste de pilotage d’une caravelle, Richard Baquié utilisera la partie avant de cet avion de ligne des années 1960-1970 pour produire Le Cockpit. Tout en reprenant des idées proches de ses premières oeuvres faites d’assemblages, il invite à travers cette installation à réfléchir à ce que représentent nos pensées et nos rêves, associant un moyen de transport moderne au ciel romantique, nocturne et étoilé que les néons symbolisent
Andy Warhol ne se tourne vers les carrosseries roulantes de l’automobile que pour noter leur fin terrible et mortelle ; César les détruit en les réduisant à la seule existence que peut contenir leur matière une fois débarrassée de son essence et de son intérieur. Faute de point d’arrivée, la route peut-elle encore être une fin en soi ?
En observant la terre, le besoin pour le voyageur de la toucher, de la manipuler, devient lentement envahissant. C’est de cette pensée que découle le land art, et la Spiral Jetty de Smithson en symbolise l’abstraction, puisque aucun bateau n’y accostera jamais et que la suivre jusqu’au bout ne mène nulle part. Comme dans l’art pariétal préhistorique, ici se trouve la marque que ceux qui ne font que passer ont su laisser.
Partout, l’humain s’approprie la géographie. Il en va ainsi des terres et des limites, parfois fictives, de leurs contours. Plutôt que de s’en inspirer, Andreas Gursky les photographie avec une froideur technique visant à la perfection impossible, comme pour mieux en souligner le manque de sens, alors qu’en les tissant sur un tapis, en les courbant le long de tubes en néon, Mona Hatoum souligne leur appartenance au geste qui les dessine. D’un regard, chacun est appelé à se souvenir de la bonne ou mauvaise conscience de ceux qui tiennent ces lignes.
Dans leur migration annuelle vers la mer et le soleil, les touristes de masse et les artistes qui en font leurs modèles sont bien loin de l’éternité de Rimbaud. Et les artistes peuvent être moqueurs, à leurs heures.
Comme Duane Hanson, ornant des personnages artificiels d’un imprimé exotique : les vacanciers deviennent des présences sans vie. Ou Martin Parr, qui note la même attitude partout, celle de voyageurs réagissant de manière exactement identique à Venise, à Cuba ou en Inde.
Les mers du Sud contiennent pourtant plus que l’image de carte postale ne peut en raconter. Pour Sigalit Landau, la mer Morte et son histoire suivent le tournant d’une vie qui recommence encore et encore.
Pour Camille Henrot, le Pacifique est le miroir sans tain où des traditions lointaines et animistes font face aux restes tout juste engloutis de la folie humaine et aux épaves que notre guerre a laissées sur ses fonds.
L’exil est un grand flux du mouvement du monde. Il représente le courant de nombreux fleuves humains qui tâchent de trouver de nouvelles terres où se poser quand celles où ils prennent leur source sont devenues trop sèches, qu’il s’agisse de fuir l’aridité du sol qui ne veut plus nourrir, ou celle des esprits qui ne veulent plus laisser de vie aux autres.
Né au Cameroun, Barthélémy Toguo connaît ces questions de la manière la plus immédiate qui soit.
Mais sans ignorer ce qu’il peut y avoir de dramatique à quitter ses origines, Road to exile se refuse à sombrer dans un pessimisme absolu.
Avec ses tissus aux couleurs bien vivantes, la simplicité de sa barque et son voyage au-dessus des bouteilles à la mer, l’installation raconte aussi que parfois l’exil mène à bon port, et incite à réfléchir un instant sur une vie où l’impossibilité de l’exil serait vécue comme un enfermement.
Les souvenirs d’un voyage peuvent être tout aussi marquants que le voyage lui-même. Ainsi, alors que son séjour en Polynésie en 1930 ne semble pas lui avoir procuré une grande satisfaction, Henri Matisse y revient en pensée plus d’une quinzaine d’années plus tard. Polynésie, la mer et Polynésie, le ciel, qui découlent de ses souvenirs lointains, évoquent les éléments entre lesquels les îles du Pacifique se tiennent en équilibre, mais aussi les espaces infinis qui s’offrent à qui veut bien s’y lancer.
Pourquoi avoir choisi de parcourir l’histoire de l’art à travers la thématique du voyage ?
Christine Poullain : Il est passionnant de montrer comment un thème a inspiré les artistes, et quelles formes et interprétations ce sujet leur a offertes. Le voyage a toujours été source d’influences, d’échanges et d’évolutions artistiques. Le premier d’entre eux et le plus déterminant dans l’art occidental est, dès le XVIe siècle, le Grand Tour en Italie des Nordiques, des Français et des Espagnols, qui a profondément marqué les mouvements artistiques dans toute l’Europe. Au XXe siècle, le développement considérable des moyens de communication, les deux guerres mondiales, les phénomènes migratoires et la mondialisation ont transformé la notion de voyage et de déplacement qui sont par là même devenus une question centrale dans le geste artistique.
Notre propos est d’étudier comment, depuis la traversée de la Méditerranée vers l’Afrique du Nord au début du siècle dernier par Matisse, Klee, Kandinsky et tant d’autres, jusqu’aux phénomènes migratoires récents, le XXe siècle et le début du XXIe siècle ont été jalonnés de multiples déplacements induits par des motifs très divers. Ils ont conduit les artistes à inventer une conception nouvelle de l’art, une vision autre du monde, à explorer toutes les techniques possibles et à métamorphoser le paysage artistique.
Pierre-Nicolas Bounakoff : Il existe aujourd’hui nombre de manières de voyager, du voyage d’affaires au tourisme pur et simple, et ces déplacements sont vus comme un des éléments importants de la mondialisation. Dans ce contexte, il nous a semblé pertinent de nous arrêter un instant pour regarder ce que les artistes du siècle dernier ont pu raconter du voyage, et ce que les artistes contemporains en disent aujourd’hui. Dans l’image collective que l’on en a, il est assez courant d’associer un artiste à un atelier, dans lequel on l’imagine travaillant seul et enfermé. Notre exposition se propose de montrer une réalité bien différente.
Lorsque Matisse part découvrir la Polynésie, c’est avant tout avec le besoin de renouveler son oeuvre en allant chercher de nouvelles sources d’inspiration. L’idée d’une exposition sur le voyage provient de cette histoire, parmi tant d’autres. Nous avons voulu rechercher et montrer ce qui raconte le voyage au-delà de la simple biographie des artistes. S’il est intéressant de savoir que Marcel Duchamp est parti pour New York en 1915, et que On Kawara y était en 1972, ce que nous avons voulu reprendre ici, ce sont surtout les oeuvres tangibles qui résultent de ces voyages : pour On Kawara, des cartes postales quotidiennes qui suivent le rythme d’une vie, pour Marcel Duchamp des œuvres provocantes pour les milieux américains.
En suivant ces œuvres, il apparaît clairement que les voyages qui inspirent les artistes sont à l’origine de grandes avancées dans l’art moderne et contemporain, qui n’auraient jamais eu lieu si les artistes étaient restés tranquillement chez eux.
De Matisse à Zineb Sedira, l’exposition présente des oeuvres réalisées de la fin du XIXe siècle à nos jours. Comment la perception du voyage a-t-elle évolué durant toute cette période ?
Christine Poullain : Est-ce une question d’évolution ? Ou plutôt de transformation, liée à des réflexions très diverses et aux bouleversements historiques que le XXe siècle a pu traverser ? Gauguin, dans sa fascination pour la Polynésie, puis les artistes fauves français et les Allemands fondateurs du Blaue Reiter (Klee, Kandinsky, Macke…), qui ont traversé la Méditerranée en quête d’autres formes et d’une lumière différente, étaient animés par leur désir de bouleverser les codes picturaux classiques et d’inventer une représentation autre. Le voyage en miroir à la fin du siècle dernier de l’Afrique du Nord vers la France répond quant à lui à un besoin de fuir la misère, la pauvreté, l’absence de liberté, l’instabilité politique, dans l’espoir de rencontrer un ailleurs, un avenir possible, une vie nouvelle et acceptable.
Alors que la Deuxième Guerre mondiale a contraint nombre d’artistes et d’intellectuels, réfugiés dans le sud de la France, à fuir l’invasion allemande pour gagner les États-Unis, où les influences partagées des surréalistes et de la jeune peinture américaine ont joué un rôle déterminant des deux côtés de l’Atlantique, le thème de la valise, attribut symbolique du voyage, est devenu source d’inspiration métaphorique pour certains artistes tels que Marcel Duchamp et sa Boîte-en-valise, conçue comme un musée portatif autour de l’univers condensé de la boîte surréaliste ou d’un cabinet de curiosités. La Japonaise Chiharu Shiota, quant à elle, s’est emparée de ce matériau banal pour créer une vague mouvante et poétique composée d’une centaine de valises d’occasion suspendues dans l’espace, qui pose une question récurrente dans son oeuvre : les souvenirs que l’on conserve du passé nous construisent-ils ou nous empêchent-ils d’avancer (From where we come and what we are) ?
L’errance devenue une posture artistique de quête d’un « nulle part » (« Toujours aller là où les routes s’arrêtent sur les cartes, là où il n’y a plus rien », Bernard Plossu) dans les années 1960-1970, probablement destinée à trouver d’autres voies que celles de l’utilitarisme, a incité nombre d’artistes à défendre un art où le concept de déplacement sans but ni destination précis était à lui seul synonyme d’une liberté affirmée de l’expression artistique.
Plus tardivement, et motivés par des raisons migratoires liées à la situation politique et économique de leurs pays d’origine, certains artistes comme Barthélémy Toguo se sont réfugiés dans un exil sans fin fondé sur l’idée de transit, de mouvement incessant, ouverte et altruiste sur le destin de l’homme et la marche du monde.
Pierre-Nicolas Bounakoff : Pour les artistes comme pour nous tous, il me semble que la perception du voyage a évolué parallèlement à la perception de la planète en général. Et cette évolution suit deux directions opposées. D’une part la possibilité de découvrir le monde s’est agrandie, à travers les transports qui peuvent atteindre quotidiennement n’importe quel point du globe, à travers les informations qui nous racontent à la fois les incendies en Amazonie et les problèmes diplomatiques en Corée, et d’autre part les nombreuses distances se sont rétrécies, avec les réseaux Internet qui peuvent faire instantanément le tour du monde. C’est l’ambiguïté d’un monde qui devient en même temps plus grand et plus petit.
Umberto Eco disait à ses étudiants que si les recherches du début du siècle consistaient à fouiller les bibliothèques pour trouver les textes qui leur seraient utiles, aujourd’hui les textes sont disponibles partout en grande quantité et que la recherche consiste surtout à en faire le tri. Il me semble que ce conseil correspond assez bien à l’évolution du travail des artistes. Alors qu’au début du siècle, voyager revenait à explorer d’autres lieux, d’autres cultures, et que les œuvres de Klee ou de Kandinsky faisaient part de leurs découvertes, aujourd’hui, les vidéos de Camille Henrot montrent l’afflux énorme d’informations disponibles partout, et témoignent de sa manière de les trier et de les associer pour en tirer sa propre vision de notre époque.
Ce qui inspire les artistes et nourrit leurs œuvres est devenu un mélange de regards, de personnes et de lieux de plus en plus complexe, notamment grâce au voyage.
Qu’est-ce qui vous a le plus étonnés, questionnés, durant vos recherches sur cette exposition ?
Christine Poullain : Le plus étonnant dans cette exposition, et même si c’est souvent le cas au cours des recherches menées autour d’un thème, c’est l’incroyable diversité du parcours et des œuvres exposées. Il est vrai que le sujet et la période ouvrent des perspectives historiques, géographiques et artistiques particulièrement riches et offrent une abondance d’évocations métaphoriques qui nous montrent à quel point le voyage, dans toutes les formes qu’il a pu prendre, est devenu une question centrale dans notre civilisation. Les artistes l’ont interprété de mille manières : quel rapport existe-t-il entre Air de Paris de Marcel Duchamp et Polynésie d’Henri Matisse – soit entre une ampoule pharmaceutique vidée de son contenu et remplie de l’air léger et joyeux de la capitale française, et ces tapisseries où de grands oiseaux blancs environnés d’algues et de coraux symbolisent la poésie de l’archipel du Pacifique –, si ce n’est deux visions, deux versions du concept de déplacement et de voyage ?
Ce sont ces symbolisations et ces inspirations si différentes qui ont porté notre intérêt et souvent suscité nos questions. Notre idée, dès le départ, a été de faire voyager les visiteurs dans le temps et dans l’espace à travers la création artistique. La position géographique du Mucem à Marseille, édifié à l’entrée de l’un des plus grands ports de la Méditerranée, n’a pas été sans jouer un rôle déterminant dans notre propos.
Pierre-Nicolas Bounakoff : Plus qu’un étonnement à proprement parler, la mise en place de cette importante suite d’œuvres qui traverse plus d’un siècle à travers les mers et les continents fait apparaître une forme d’observation du monde qu’il est désormais possible d’étudier rétrospectivement. À l’heure où la réflexion sur l’appropriation culturelle fait largement débat, le mouvement du voyage permet d’ajouter de nombreux éléments à cette large question. Par exemple, comment définir la culture d’un personnage comme Kandinsky, issu de la faculté de droit de Moscou, devenu artiste engagé dans le Bauhaus en Allemagne et ayant produit ses œuvres tardives à Paris ? Son travail réalisé en Tunisie montre un artiste aux yeux grands ouverts, inspiré et influencé par tout ce qu’il découvre, partout où il se rend.
Et Kandinsky n’est en rien le seul parmi les artistes représentés dans cette exposition à avoir mêlé plusieurs bases à sa culture artistique. Avant la Polynésie, Gauguin a été largement inspiré par la découverte de la Bretagne puis de la Martinique. Barthélémy Toguo, qui a fait ses études entre Abidjan, Grenoble et Düsseldorf, travaille maintenant avec un pied à Paris et l’autre à Bandjoun. Plutôt que d’appropriation, qui se trouve désormais violemment critiquée, il me semble qu’il s’agit là d’une forme de partage ouvert entre tous ceux qui habitent la même planète.
Quelles sont les œuvres les plus remarquables parmi la centaine de pièces présentées ?
Christine Poullain : La réunion des deux tapisseries d’Henri Matisse Polynésie le ciel et Polynésie la mer, qui n’a jamais eu lieu à ma connaissance, est l’un des événements remarquables que nous nous réjouissons d’offrir aux visiteurs de l’exposition. Les cartons de ces œuvres tissées tardivement ont été inspirés à l’artiste 18 ans après son voyage à Tahiti, et révèlent la liberté de pure fantaisie et le bonheur de vivre que Matisse a toujours tenté de transmettre.
Les tableaux de Vassily Kandinsky (Arabische Stadt), de Paul Klee (Kairouan devant la porte, Dünenlandschaft) et d’Henri Matisse (La Baie de Tanger) montrent la formidable inspiration que le voyage en Afrique du Nord a pu apporter à ces artistes, en enrichissant leur vocabulaire pictural.
Citons enfin l’oeuvre impressionnante et théâtrale de l’artiste japonaise Chiharu Shiota (Accumulation – Searching for the Destination), qui habite un espace du Mucem grâce à un réseau de fils rouges entrecroisés auxquels elle suspend une centaine de valises animées d’une vague houleuse.
Pierre-Nicolas Bounakoff : Toutes ces œuvres sont remarquables ! Elles correspondent toutes à de vraies réflexions qui les rassemblent sous le thème du voyage. Ensuite, il y a des attirances plus personnelles, propres à chacun. L’oeuvre de Victor Brauner, Le Dernier Voyage, malgré ses petites dimensions, me laisse par exemple profondément pensif. Brauner a souvent travaillé l’image de l’œil isolé ou déformé – que l’on retrouve ici –, avant de perdre réellement son œil gauche dans une bagarre en 1938. Il a de ce fait été considéré comme un artiste prémonitoire et Le Dernier Voyage, réalisé juste avant la Deuxième Guerre mondiale, semble confirmer cette idée. On y trouve une route droite vers un coucher de soleil incertain, une terre stérile où ne reste qu’une cheminée d’usine, un voyageur ne sachant plus où aller. Brauner produit là une image dure, mais lucide, de ce qui menace le monde à son époque. À l’heure du dérèglement climatique, elle semble d’ailleurs trouver un sens nouveau.
Mais il ne faut pas toujours être pessimiste, et il y a heureusement des œuvres beaucoup plus souriantes dans cette exposition, comme le Cockpit de Richard Baquié, qui nous invite à laisser voler notre pensée dans les airs.