Je refléterai ce que tu es… De Nan Goldin à Roni Horn : l’intime dans la Collection Lambert


Deuxième exposition du projet « Avoir 20 ans », « Je refléterai ce que tu es » occupe les espaces de l’Hôtel de Montfaucon jusqu’au 20 septembre 2020.

Selon son commissaire, Stéphane Ibars, « Je refléterai ce que tu es… » s’est construit à l’occasion de la préparation du troisième Cahier de la Collection Lambert consacré à Nan Goldin avec le projet de montrer la plupart de la centaine d’œuvres de la photographe américaine conservées à Avignon.

Renforcée par les propos d’Arnaud Desplechin, qui mettait en scène Angels in America de Tony Kushner, à la Comédie Française en début d’année, l’idée de travailler sur la notion de l’intime s’est alors définitivement imposée pour cette exposition avec la volonté de montrer un « corpus d’œuvres directement liées à une réflexion contemporaine sur ce qu’est l’intime en art, ce qu’il offre en termes de possibilités pour représenter nos rapports à l’espace et au temps, à la communauté des hommes et des femmes qui écrivent avec nous le récit collectif de nos vies ici et maintenant »…

Stéphane Ibars - Commissaire de « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Stéphane Ibars – Commissaire de « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Stéphane Ibars à propos de « Je refléterai ce que tu es… » à la Collection Lambert

Pour « Je refléterai ce que tu es… », Stéphane Ibars a sélectionné dans le fonds de la Collection Lambert un remarquable ensemble d’œuvres d’Alice Anderson, Elina Brotherus, Stanley Brouwn, Stefan Brüggemann, Jason Dodge, Bernard Faucon, Nan Goldin, Douglas Gordon, Jenny Holzer, Roni Horn, Bethan Huws, On Kawara, Jo Lansley & Helen Bendon, Louise Lawler, Jill Magid, Bruce Nauman, Cady Noland, Roman Opałka, Julian Schnabel, Yann Serandour, Andres Serrano, Vibeke Tandberg, Cy Twombly et François Halard.

Autour d’une présentation exceptionnelle des photographies de Nan Goldin, le directeur artistique de la Collection Lambert a conçu un accrochage très réussi qui tisse de multiples liens entre l’intimité et l’espace collectif travaillant sur l’idée que « les œuvres d’art reflètent nos rapports à l’espace et au temps », mais aussi de proposer à travers cette sélection un reflet de la personnalité de leur collectionneur…

Comme une évidence, « Je refléterai ce que tu es… » emprunte son titre à I’ll be your Mirror un des morceaux du premier album du Velvet Underground, écrit par Lou Reed pour Nico :

I’ll be your mirror
Reflect what you are, in case you don’t know
I’ll be the wind, the rain and the sunset
The light on your door to show that you’re home…

Dans un parcours bâti avec beaucoup de soin et de précision, «Je refléterai ce que tu es… » laisse une large place au visiteur pour interroger ses propres relations entre intime et collectif. On y rencontre nécessairement de nombreuses œuvres qui renvoient aux terribles années Sida, mais aussi de multiples échos à l’histoire de la Collection à Avignon et aux souvenirs intimes qui se sont construits avec ses visiteurs à travers les expositions passées…

«Je refléterai ce que tu es… » est sans aucun doute une des expositions majeures de cet été dans la région… Bien entendu, un passage s’impose par la Collection Lambert où « À travers les yeux d’Yvon Lambert, 20 ans après… » dans les salles de l’Hôtel de Caumont est également incontournable…

À noter l’important travail réalisé par l’équipe de médiation qui propose sur le site de la Collection Lambert et dans le parcours d’exposition de télécharger de nombreux outils pour préparer et enrichir sa visite.

À lire, ci-dessous, un compte rendu de visite accompagné de quelques commentaire de Stéphane Ibars enregistrés lors de la visite de presse et des textes de salle. La lecture peut éventuellement être différée afin de ne pas gâcher une partie du plaisir de la découverte de «Je refléterai ce que tu es… »

En savoir plus :
Sur le site de la Collection Lambert
Suivre la Collection Lambert sur Facebook et Instagram


Salle 1 : Roni Horn – Reflets des rôles d’Isabelle Huppert et des jouets de Felix Gonzalez-Torres

Roni Horn - Untitled (With Isabelle Huppert), 2005 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Roni Horn – Untitled (With Isabelle Huppert), 2005 – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

Le parcours de l’exposition débute avec Roni Horn et la présentation des cinq séquences de Untitled (With Isabelle Huppert), 2005 acquises par la Collection Lambert en 2009 après l’exposition monographique de 2008.
L’accrochage joue ici habilement avec les angles de cette première salle. Il est complété par la diffusion d’un texte très émouvant lu par l’artiste pour l’oraison funèbre de son ami Felix Gonzalez-Torres en 1996 et qu’elle avait enregistré à la Collection Lambert à l’occasion de l’exposition « Collections d’Artistes » en 2001…

Roni Horn - Untitled (With Isabelle Huppert), 2005 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Roni Horn – Untitled (With Isabelle Huppert), 2005 – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Stéphane Ibars à propos de Roni Horn dans « Je refléterai ce que tu es… » à la Collection Lambert

Roni Horn

Ta vie a une transparence précieuse à travers laquelle j’ai observé le monde en train de devenir plus présent à lui-même, à travers laquelle je suis devenue, moi aussi, plus présente à moi-même.
Roni Horn, Un infini incalculable… (Pour Felix Gonzalez-Torres), Février 1996

Untitled (With Isabelle Huppert) consiste en une série de vingt séquences de cinq portraits d’Isabelle Huppert réalisée par l’artiste américaine Roni Horn. Durant chacune de ces cessions, l’actrice se met dans la peau d’un des rôles qu’elle a joués pour le cinéma, sans fard, dégagée des artifices habituellement employés par l’industrie filmique − décors, lumière, maquillage, costumes…

Roni Horn - Portrait of an image (with Isabelle Huppert), 2005
Roni Horn – Portrait of an image (with Isabelle Huppert), 2005

À travers cette performance capturée par l’artiste de manière aussi profonde que minimale, Isabelle Huppert questionne sa mémoire, notre mémoire, de certains de ses rôles passés qui imprègnent aujourd’hui nos souvenirs communs. Dominique (L’École de la chair), Jeanne (La Cérémonie), Erika (La pianiste), Lola (Après l’amour) ou Emma (Madame Bovary) partagent un temps l’espace du studio de l’artiste, puis celui du visiteur et le nôtre dans les salles du musée sans que nous ne réussissions à les identifier totalement.

Reflétant à elles seules une variété vertigineuse de visages et d’émotions, l’actrice et son image se font les médiatrices des réflexions sensibles menées par Roni Horn depuis le milieu des années 1970 sur l’identité des êtres, la construction du sujet, l’influence de l’espace et du temps sur les individus tout au long de leur vie.

Roni Horn - Portrait of an image (with Isabelle Huppert), 2005
Roni Horn – Portrait of an image (with Isabelle Huppert), 2005

À l’occasion de la grande monographie consacrée à l’artiste en 2009, la Collection Lambert faisait l’acquisition de cinq de ces séries, venant ainsi compléter une première œuvre acquise lors de l’exposition « Collections d’Artistes » en 2001. Pour cette exposition conçue à travers une sélection unique d’œuvres issues de collections particulières d’artistes contemporains, Roni Horn avait accepté de raconter la collection de jouets de son cher ami Felix Gonzalez-Torres, comme elle l’avait fait lors de son oraison funèbre en 1996. Chilly Willy, Dingo, Lucy, Fred Pierrafeu, Charlie Brown, Wilma, Minnie, Pebbles, Rocky, Mickey, Barney, Betty imprègnent ainsi à nouveau les salles du musée de leurs noms merveilleux et racontent la personnalité d’un artiste hors du commun, en même temps qu’ils nous ramènent comme par surprise à la candeur de l’enfance.

Salle 2 : Portraits du Collectionneur par Cy Twombly, Stanley Brouwn, Julian Schnabel et Nan Goldin…

Portraits du Collectionneur - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Portraits du Collectionneur – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

Inévitable sélection de portraits d’Yvon Lambert par ses artistes… Quelques échos des relations intimes qu’il a entretenues avec nombre d’entre eux…
Le miroir peint de Bertrand Lavier attend-il le reflet le collectionneur ou celui les visiteurs ?

Stéphane Ibars à propos de Portraits du Collectionneur dans « Je refléterai ce que tu es… » à la Collection Lambert

Portraits du Collectionneur

La collection d’œuvres acquises et accumulées par Yvon Lambert depuis ses 14 ans est le fruit d’une relation intime et passionnée nouée avec les artistes qu’il défend. En témoigne une série de portraits singuliers où la personnalité du collectionneur se dessine à travers les yeux des artistes de sa collection.

Ici la grande peinture de Cy Twombly laisse entrevoir un homme longiligne qui se confond avec élégance et discrétion avec l’embrasure de la porte de sa galerie, attendant artistes et collectionneurs pour de longs échanges passionnés sur l’art et la littérature. En écho, le portrait réalisé par l’artiste conceptuel Stanley Brouwn consiste en une tige de métal dont la longueur équivaut à la taille exacte d’Yvon Lambert. Julian Schnabel le représente par un jubilatoire et coloré « Yvon à Paris » quand Nan Goldin saisit la fugacité d’un moment de recueillement partagé à Notre-Dame de la Garde, à Marseille. « Je n’attache aucune importance aux photographies qui me concernent, mais celle-ci me rappelle une journée très particulière. Nous étions partis nous promener en Provence et à Marseille. J’avais amené Nan à Notre-Dame de la Garde, sachant qu’elle serait émerveillée par la vue et les ex-voto si beaux et si singuliers. Elle était ravie de cette découverte. Dans ce lieu si spirituel, nous avons commencé chacun à penser à nos proches, à ceux qui nous avaient quittés, emportés par le sida. Mon proche collaborateur Erik Vénard était en train de perdre le combat contre la maladie et nous avons été pris d’une émotion très forte. Nous nous sommes pris dans les bras et avons vécu un moment de communion hors du commun. » raconte Yvon Lambert dans l’interview réalisée au sujet de l’artiste américaine pour le Cahier de la Collection Lambert qui lui est consacré. En face le célèbre miroir peint de Bertrand Lavier attend le reflet du collectionneur passant par les salles de l’exposition.

Salle 3 : Yann Sérandour, Douglas Gordon, Andres Serrano, Stefan Brüggemann, Jill Magid et Cady Noland

Andres Serrano, Stefan Brüggemann, Jill Magid - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Andres Serrano, Stefan Brüggemann, Jill Magid – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

Dans cette troisième salle qui termine la première enfilade au rez-de-chaussée de l’Hôtel de Monfaucon, l’accrochage place le visiteur dans un kaléidoscope d’œuvres où d’improbables et étonnantes liens se construisent entre l’intime et le collectif… Entre Felix Gonzalez-Torres et Abraham Lincoln, entre tatouages coupables et fluides corporels peut-être là « où autorité, pouvoir, séduction et confiance se mélangent comme dans une relation amoureuse passionnelle et destructrice »…

Stéphane Ibars à propos de la salle 3 de « Je refléterai ce que tu es… » à la Collection Lambert

Yann SérandourPerfect Lovers, 2008

Artiste et docteur en Histoire et Théorie des arts, Yann Sérandour développe un travail dans lequel ses propres œuvres investissent de manière singulière le vaste champ de l’histoire de l’art. Loin de l’appropriationnisme des années 80, il réutilise des formes historiques, des œuvres existantes, dans une démarche proche de celle de l’historien, du chercheur. Dans un environnement saturé d’objets et d’images, comme le notait déjà Douglas Huebler il y a près de cinquante ans, il préfère inventorier, réagencer, compléter ou questionner de manière personnelle des manques, de sorte que nous portions un regard neuf sur l’œuvre, que naissent à nouveau l’expérience, le dissensus, l’étonnement.

Yann Sérandour - Perfect Lovers, 2008 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Yann Sérandour – Perfect Lovers, 2008 – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

Dans Perfect Lovers, 2008, Yann Sérandour utilise l’affiche de la dernière exposition de l’artiste américain d’origine cubaine Felix Gonzalez-Torres. Celui-ci meurt des suites du virus du sida un mois après son ouverture, cinq ans après son compagnon Ross Laycock, décédé en 1991. Sur l’affiche de Sérandour figure l’œuvre de Gonzalez-Torres, Untitled (Perfect Lovers), 1991, faite de deux horloges de bureaux identiques accrochées au mur, côte à côte, réglées précisément à la même heure, symbolisant les amants parfaits en même temps qu’elle place l’intime au cœur d’une esthétique d’entreprise, jouant comme souvent avec les frontières des sphères privées et publiques.

Yann Sérandour encadre l’affiche et rajoute sur l’image de l’une des deux horloges un vrai mécanisme horloger. Dans une ritournelle aussi poétique qu’amusante et irrévérencieuse, il réinterroge la complexité de la promesse de l’œuvre de Gonzalez-Torres, ici reconnectée de manière triviale au réel. En effet si Gonzalez-Torres représente les amants parfaits, le dispositif sensible qu’il utilise met en doute toute possibilité de perfection et d’éternité en même temps qu’il l’énonce. Exposées, les horloges donnent toujours la même heure, au même rythme. Prosaïquement nous savons pourtant que l’une d’elles devrait s’arrêter avant l’autre.

Douglas GordonGuilty (Tattoo (for Reflection)), 1997

Il n’y a rien à lire, rien à voir − excepté le mystère de notre propre image projetée par la surface du miroir noir avant qu’elle s’enfouisse dans ses profondeurs insondables, ses corridors d’obscurité.
– Truman Capote, Musique pour caméléons, 1980

Les œuvres de Douglas Gordon ont ceci de particulièrement beau et terrifiant qu’elles déploient devant nous un univers sensible aussi sombre que séduisant, fait d’une multitude de dualités à travers lesquelles les images, les objets, les personnages et les références puisées dans la culture populaire luttent entre eux et contre eux-mêmes. Le bien et le mal, l’amour et la souffrance, l’intime et l’universel… autant de rencontres et de combats qui explorent devant nos yeux ce que nous sommes au plus profond de nous, chacun et collectivement.

Douglas Gordon - Guilty (Tatoo (for reflexion), 1997
Douglas Gordon – Guilty (Tatoo (for reflexion), 1997

Installations vidéo, films, pièces de texte et photographies constituent le vocabulaire formel de Douglas Gordon. Souvent des tatouages apparaissent sur la peau de l’artiste lui-même ou celle d’amis et de proches. Trust Me, Always, Forever, Everafterall, Nevermore, scandent ainsi sa vie comme un récit des origines. Ici, le célèbre poète Néerlandais Oscar van den Boogaard accepte de se faire tatouer dans le haut du dos le mot guilty (coupable) pour la réalisation de l’œuvre Tattoo (for reflection). Le mot inscrit sur sa peau nous rappelle d’abord les tatouages réalisés par les prisonniers, mais écrit ici à l’envers, il ne peut se lire qu’à travers son reflet dans un miroir. La force et l’impact des mots gravés dans la peau − ils sont d’une violence implacable − est en effet mise à distance par le jeu de réflexion. S’agit-il d’un sentiment enfoui au plus profond du sujet que seul l’artiste s’autorise à faire apparaître ? S’agit-il du regard porté par la communauté sur l’auteur lui-même ? Comment ne pas penser alors à cet autre grand auteur qu’est Jean Genet et les premières pages de son Journal du voleur, lorsque la confiscation d’un objet intime − « ce chétif objet si humble » − le rend coupable aux yeux des autres d’un crime contre l’ordre moral naturel. Ou au sentiment de culpabilité qui transpire des personnages de Mort de l’amour de celui dont nous apercevons le reflet dans le miroir.

Andres SerranoSemen and Blood I et II (Bodily Fluids), 1990

Considéré comme sujet à polémiques, Andres Serrano est un cas à part dans le milieu de la photographie internationale. Si son œuvre dérange par sa force de représentation de notre monde actuel, elle est pourtant intimement associée à l’histoire de l’art, celle de la peinture baroque en particulier. C’est à travers ce double prisme qu’il est passionnant de décrypter ce travail, à travers l’inquiétant visage d’une Amérique qui se dévoile à l’aube du troisième millénaire au reste du monde, et avec les grands maîtres du passé dont Serrano ne retient que la part la plus sombre. On pense à Titien, Delacroix, Tintoret, Vélasquez, Goya, El Greco, Zurbarán, Géricault ou Courbet…

Andres Serrano - Semen and Blood I et II (Bodily Fluids), 1990 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Andres Serrano – Semen and Blood I et II (Bodily Fluids), 1990 – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

Semen and Blood I et II font partie d’une série issue des recherches de l’artiste sur les fluides corporels dans les années 1980. Dans son studio, il recueille des échantillons de son propre sperme ou de son sang qu’il prend en photo. Agrandies, ces images abstraites sortent de l’intimité du corps de l’artiste et nous plongent avec une force sidérante dans les riches heures de l’alchimie du Moyen Âge en même temps qu’elles évoquent avec une violence sourde le drame du sida qui fait alors irruption avec son cortège de morts, faisant de ces fluides les liquides maudits.

Jill MagidI Can Burn Your Face – Vincent II, 2008

Jill Magid questionne les frontières entre l’art et la vie en explorant les tensions émotionnelles, philosophiques et juridiques qui nous lient au pouvoir institutionnel.

Le travail de l’artiste repose ainsi sur la relation entre « les être vivants » et « les dispositifs à l’intérieur desquels ils ne cessent d’être saisis » pour reprendre la formule de Giorgio Agamben. Surveillance, pouvoir, autorité apparaissent en filigrane dans des œuvres dont la forme et le système langagier empruntent autant à la sphère intime et amoureuse qu’à la violence institutionnelle.

Jill Magid - I Can Burn Your Face – Vincent II, 2008 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Jill Magid – I Can Burn Your Face – Vincent II, 2008 – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

En 2005, les services secrets néerlandais (AIVD) investissent dans de nouveaux locaux, dans un contexte de terrorisme international inédit. Comme en France, la loi impose qu’un pourcentage du budget de construction soit alloué à la réalisation d’une œuvre d’art. Sélectionnée pour la concevoir, Jill Magid détourne les principes en vigueur et décide d’impliquer l’AIVD en leur demandant d’intégrer la structure en tant que Directrice du Service des Données Personnelles. Elle sera dès lors chargée de « donner un visage humain » à l’institution. Elle rencontre fréquemment le personnel de l’AIVD et collecte des données personnelles les concernant (uniquement écrites, les photos étant interdites), si bien que certains deviennent inquiets pour leur propre sécurité : « You could burn us! » (Tu pourrais nous cramer, cramer notre couverture !).

I Can Burn Your Face, 2008, est née de cette relation intime inquiétante où autorité, pouvoir, séduction et confiance se mélangent comme dans une relation amoureuse passionnelle et destructrice.

Cady NolandThe Lincoln Years, 1990

Soit le lit de mort d’Abraham Lincoln, 16ème président des États-Unis, assassiné le 15 avril 1865.
À travers des images issues de la mythologie américaine ou de simples objets de consommation courante, Cady Noland révèle la violence quotidienne à l’œuvre dans une société transformée par le dispositif fictionnel de l’American Way of Life.

Cady Noland - The Lincoln Years, 1990 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Cady Noland – The Lincoln Years, 1990 – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

The Lincoln Years consiste en une photographie ancienne d’un intérieur domestique reproduite sur une plaque de métal. On y aperçoit un lit dont les éléments semblent froissés et témoignent ainsi de la présence passée d’un corps. Le texte qui jouxte la photographie est issu du magazine American Heritage et raconte que le président Lincoln est mort au petit matin après avoir passé la nuit inconscient dans cette chambre; un sympathisant sudiste lui ayant tiré une balle dans la nuque la veille à la sortie d’un théâtre. La photographie a été prise sans autorisation, une minute seulement après que le corps du président mort a été transporté en dehors de la chambre, laissant un oreiller encore ensanglanté. Sur la chaise près du lit, Mary Lincoln a veillé son mari toute la nuit et supplié le docteur au petit matin qu’il l’a tue elle aussi.

L’intimité du lit froissé, que l’on retrouvera plus tard dans les photographies de Felix-Gonzalez-Torres placardées dans l’espace public, se frotte à l’Histoire collective des États-Unis et à la violence de certains de ses événements fondateur. Dans cet aller-retour savamment mis en scène à travers une œuvre qu’elle place contre le mur, à même le sol, et dont la surface est réfléchissante, Cady Noland remet le spectateur et son affect au centre d’une histoire commune dont il devient étrangement le voyeur.

Salle 4 : Douglas GordonCroque Mort, 2000

Malgré les reflets insupportables, la présentation des sept photographies de la série Croque Mort de Douglas Gordon sur les murs peints en rouge sang qu’impose l’œuvre, constitue un moment stupéfiant et troublant du parcours…

Douglas Gordon - Croque Mort, 2000 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Douglas Gordon – Croque Mort, 2000 – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

La série de sept images en plan serré qui constituent l’œuvre Croque Mort montre le tout jeune fils de Douglas Gordon jouer à se mordre les pieds. La candeur du jeu d’enfant qui transparaît à première vue de cette scène nous ramène à notre propre enfance. Pourtant la familiarité et la douceur sont vite perturbées par le dispositif de l’œuvre. Le cadrage presque trop serré fait naître un sentiment de malaise que les murs peints en rouge sang et le titre − qui emprunte à un ancien terme français se référant à la pratique de mordre les orteils des cadavres pour vérifier qu’ils sont morts − ne font que conforter, soulignant le fragile équilibre entre la vie et la mort.

Salle 5 et escalier : «She said, « Hey babe, take a walk on the wild side » »… Moments d’exception avec Nan Goldin

Point d’orgue du parcours de «Je refléterai ce que tu es… », la centaine de photographies de Nan Goldin accrochées dans la grande salle à éclairage zénithal et dans l’escalier de l’Hôtel de Montfaucon constituent une exposition dans l’exposition qui mérite à elle seule un passage par la Collection Lambert.

Nan Goldin - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Nan Goldin – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

Avec le troisième Cahier de la Collection Lambert, et la projection du slide show All by Myself (1995), dans la salle aux arcades de l’Hôtel de Caumont, cette remarquable sélection des œuvres de Nan Goldin constitue un ensemble exceptionnel et particulièrement émouvant. Il illustre avec force l’importance de cette artiste parfois réduite à l’anecdotique ou à un monde sulfureux. L’ensemble présenté ici montre aussi la richesse du fonds unique conservé à Avignon et exprime de la relation très intime qui liait Nan Goldin et Yvon Lambert. Les nombreux autoportraits, les mots affectueux à destination du collectionneur laissés au dos des tirages et l’entretien accordé par Lambert au commissaire en témoignent.

Stéphane Ibars à propos de Nan Goldin dans « Je refléterai ce que tu es… » à la Collection Lambert

L’accrochage plein de retenue, de tact et d’élégance relève du choix très personnel du commissaire. Il laisse cependant toute sa place au regardeur…

  • Nan Goldin - Sharon in the River, Eagle Mere, PA, 1995 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
  • Nan Goldin - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
  • Nan Goldin - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
  • Nan Goldin - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
  • Nan Goldin - Bruce in the Smoke, 1995 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
  • Nan Goldin - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
  • Nan Goldin - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
  • Nan Goldin - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
  • Nan Goldin - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
  • Nan Goldin - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Stéphane Ibars - Nan Goldin - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Stéphane Ibars – Nan Goldin – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Stéphane Ibars à propos de Nan Goldin dans « Je refléterai ce que tu es… » à la Collection Lambert

Le texte de salle emprunte de larges extraits à l’essai que signe Stéphane Ibars dans la publication éditée par Actes Sud :

Tous vous êtes formidables,
Tous et un par un.
Tony Kushner, Angels in America

Elles étaient les plus belles créatures que j’aie jamais vues. J’ai été immédiatement éprise. Je les ai suivies et ai tourné quelques films super 8. C’était en 1972. C’était le début d’une obsession qui dure depuis 20 ans.
Nan Goldin, The Other Side 1972-1992,1993 2000

Nan Goldin quitte sa famille peu de temps après le suicide de sa sœur ainée Barbara. Elle s’initie très tôt à la photographie, à la School of the Museum of Fine Arts de Boston et au sein d’une famille recomposée faite de ses nouveaux amis artistes, drag-queens, transsexuels, gays, toxicomanes, naviguant dans les subcultures de Boston, New York, puis Londres, Berlin, Paris, Bangkok, Tokyo… À travers les images qu’elle capture de leur vie, elle constitue un interminable journal intime de ce qu’elle nomme ses « Obsessions ».

Chaque photographie est une histoire et la somme de toutes ces images constitue une immense mémoire de ces vies croisées, partagées, dans cette tribune située « de l’autre côté » pour reprendre le titre de son ouvrage The Other Side dans lequel résonnent les mots de Lou Reed – Hey babe take a walk on the wild side, I said hey Joe, take a walk on the wild side

Dans les photographies de Nan Goldin les êtres se rencontrent, rient, s’enlacent, s’embrassent, s’étreignent, s’aiment, souffrent, pleurent, meurent, vivent de la manière la plus intense qui soit. Mais la drogue et le sida ont envahi les subcultures et cette autre famille de manière explosive, alors on y meurt beaucoup. Cet ensemble de portraits, c’est donc aussi autant de traces de la vie d’êtres chers qui disparaissent là où les souvenirs de sa sœur tant aimée manquent cruellement. S’il constitue un témoignage particulier et sensible de la vie d’un petit groupe d’individus, il nous touche pourtant par son indéniable portée universelle.

L’ensemble des œuvres présenté ici montre pour la première fois toute la richesse de ce fonds unique conservé à Avignon. Accompagné de la publication du troisième Cahier de la Collection Lambert, il raconte la profondeur des liens qui unissent Yvon Lambert à cette artiste majeure de l’art de ses quarante dernières années, véritable pionnière d’une approche contemporaine et inédite du médium photographique.

Cette présentation est complétée par la projection continue du slide show All by Myself, 1995, dans la salle aux arcades de l’Hôtel de Caumont. Créé pour Yvon Lambert, il dévoile l’artiste qui s’y raconte à 40 ans à travers quatre-vingt-quinze diapositives de sa vie dans ses moments les plus noirs comme les plus lumineux alors que la voix d’Eartha Kitt nous saisit.

Nan Goldin est née en 1953 à Washington (États-Unis). Elle vit et travaille entre Londres (Royaume-Uni) et New York (Etats-Unis).

À l’étage : Elina Brotherus, David Armstrong, Vibeke Tandberg, Jo Lansley & Helen Bendon et Jana Sterbak

Après l’exceptionnel enchaînement exposé au rez-de-chaussée et l’intensité des moments partagés avec Douglas Gordon puis avec Nan Goldin, la suite du parcours à l’étage paraît inévitablement un peu terne et fade malgré l’incontestable qualité des œuvres qui sont montrées. C’est particulièrement sensible dans la première partie où en plus de multiples reflets probablement impossibles à contrôler nuisent terriblement aux photographies présentées. On le regrette vivement, car plusieurs de ces images méritent attention.

« Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert - vue de l'exposition à l'étage
« Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert – vue de l’exposition à l’étage

Il faut donc faire l’effort de trouver la bonne position pour apprécier la remarquable série Le Miroir, 2000 qui voisine avec L’Homme derrière un rideau, 2000 d’Elina Brotherus.
Un peu plus loin, après quelques carreaux de cuivre de Carl André, on remarque trois portraits de Nan, Boris et Geno à New York par David Armstrong, ami de la photographe qui l’avait surnommé Nan…
À noter également le face à face entre l’étonnante série « Dad » de Vibeke Tandberg et un ensemble d’images troublantes parfois à la limite du malsain et du voyeurisme de Jo Lansley & Helen Bendon…
À l’angle de ce vaste espace en « L », Distraction (La Chemise), 1993-1999 une photographie de Jana Sterbak évoquera quelques souvenirs aux visiteurs des Papesses

Stéphane Ibars à propos de « Je refléterai ce que tu es… » à la Collection Lambert

Elina BrotherusLe Miroir, 2000 et L’Homme derrière un rideau, 2000

À travers la photographie et la vidéo, mais aussi la peinture et la performance dont elle cite les codes en filigrane, Elina Brotherus dessine œuvre après œuvre un véritable paysage émotionnel de l’existence humaine.

Elina Brotherus - Le Miroir, 2000 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Elina Brotherus – Le Miroir, 2000 – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

L’entêtante présence de l’artiste, dont la figure se répète dans la mise en scène de petites actions solitaires, nourrit une réflexion sur l’individu et sa représentation dans le monde qui l’entoure. Dénuées de tout artifice − « Je pense que le monde est tellement intéressant, déjà, que je n’éprouve pas le besoin d’ajouter quelque chose d’artificiel. Je choisis mon cadrage dans ce qui existe » − les œuvres d’Elina Brotherus dévoilent les sujets qu’elles représentent dans leur plus simple beauté. La lumière froide et épurée des peintures nordistes révèle le banal dans son inquiétante étrangeté, dans ce qui semble s’écrire sous nos yeux comme un conte onirique où le désir côtoie le trouble face à un monde aussi familier qu’inconnu.

Elina Brotherus - Le miroir, Détail, 2000
Elina Brotherus – Le miroir, Détail, 2000

Dans Le Miroir, 2000, cinq photographies montrent un personnage androgyne, nu devant le miroir d’une salle de bain et dont le reflet apparaît au fur et à mesure que disparaît la buée, image après image. Par l’intermédiaire de la figure de l’artiste à la recherche de son propre reflet, le spectateur est embarqué malgré lui dans le rôle d’un voyeur assistant à la découverte de soi par un individu à l’identité interchangeable. L’artiste s’y fait médiateur d’une expérience commune et pourtant si intime − la quête de soi, l’amour / la détestation de sa propre image.

Elina Brotherus - L’Homme derrière un rideau, 2000 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Elina Brotherus – L’Homme derrière un rideau, 2000 – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

L’Homme derrière un rideau, 2000, dont la nudité n’est que suggérée, protégée par le voile évanescent d’un tissu, reste comme à distance, attisant par là même le désir de découvrir un corps semblant émerger du brouillard d’un rêve.

Vibeke TandbergDad, 2000

Vibeke Tandberg - Dad, 2000 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Vibeke Tandberg – Dad, 2000 – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

Les photographies et les vidéos de Vibeke Tandberg mettent en scène l’artiste dans des autoportraits hybrides où se mêlent réalité et fiction, identités personnelle et sociale.

Vibeke Tandberg - Dad, 2000
Vibeke Tandberg – Dad, 2000

Dad consiste en une série de 7 photographies formant un étrange portrait de l’artiste jouant à être son propre père. Installée dans la chambre de ses parents et portant les habits trop grands du père, grand ingénieur et personnalité de la télévision norvégienne, elle transforme légèrement son visage en y ajoutant des éléments de celui de son père. Ce jeu de rôle, qui questionne l’identification à des archétypes familiaux et de genres, raconte l’expérience de la difficulté d’être soi et de se représenter comme tel en invitant à l’appropriation et à la déconstruction des stéréotypes.

Jo Lansley & Helen Bendon

Jo Lansley & Helen Bendon - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Jo Lansley & Helen Bendon – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

Elles étaient taciturnes, chuchotant seulement entre elles puis se taisant d’un seul coup si quelqu’un survenait. Elles lisaient mais dédaignaient les jouets et le jeu. Elles pouvaient demeurer immobiles et inactives pendant des heures, avec l’air d’écouter quelque chose. Peut-être n’entendaient-elles alors que le trot des souris, la voix du vent dans les arbres et les échos dont résonnait la vieille commanderie. De temps à autre, les jumelles disparaissaient comme savent le faire les bêtes sauvages.
– Gabrielle Wittkop, Jo Lansley & Helen Bendon, 2001

Les photographies des deux artistes anglaises nous embarquent dans un monde onirique qui nous dérange et nous inquiète autant qu’il nous attire et nous séduit. Deux personnages féminins dont on ne connaît pas l’âge, vêtues de collants et de jupes trop courtes ou de robes en cotonnade imprimée de carreaux vichy, nous font face côte à côte et se tiennent la main, s’enlacent, errent dans les pièces ou les jardins d’une ancienne demeure. Les cadrages serrés ne laissent délibérément pas apparaître le visage et laissent à peine entrevoir le lieu dans lequel évoluent les deux personnages. Les vêtements semblent convoquer l’enfance, voire l’adolescence et font écho à des murs ou des tapisseries aux couleurs et aux motifs surannés qui nous laissent à l’écart de toute possibilité de contextualisation.

Le monde fictionnel dans lequel nous pénétrons est fait de rites intimes, de secrets, d’une attention quasi hystérique portée aux détails et rappelle les expérimentations des débuts de David Lynch ou de Luis Buñuel. La banalité y côtoie le fantastique dans des jeux dont on ne sait s’ils relèvent d’un amour singulier ou d’une horrible perversion, mâtinés d’une prévenance suspecte qui nous trouble et nous déconcerte tant il révèle chez nous un étrange sentiment de complicité.

Jana SterbakDistraction (La Chemise), 1993-1999

Jana Sterbak - Distraction (La Chemise), 1993-1999 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Jana Sterbak – Distraction (La Chemise), 1993-1999 – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

Le corps, le vêtement, les espaces dans lesquels nous vivons, constituent les territoires privilégiés des recherches formelles de Jana Sterbak. Vêtements et mobiliers y apparaissent comme des interfaces culturelles entre l’intime et le social qui définissent le sujet en l’enfermant dans des présupposés de genre. En mêlant avec humour des attributs masculin à un corps dont on pourrait penser qu’il est féminin, Jana Sterbak brouille les pistes et ouvre vers de nouveaux possibles.

Un cadavre exquis avec Jason Dodge, Bruce Nauman, Jonathan Monk, On Kawara, François Halard, Bethan Huws, Louise Lawler et Kay Rozen

« Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert - vue de l'exposition à l'étage
« Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert – vue de l’exposition à l’étage

Le parcours de «Je refléterai ce que tu es… » se termine dans la deuxième partie du l’étage avec un remarquable cadavre exquis imaginé par Stéphane Ibars. Il démontre ici une maîtrise affirmée de cet espace compliqué à la lumière capricieuse et changeante…
La découverte des relations singulières avec lesquelles les œuvres s’enchaînent sur cette longue cimaise est un moment inédit et audacieux dont le texte de salle suggère quelques clés de lecture :

Le grand mur de cette salle a été pensé comme un cadavre exquis dans lequel chaque œuvre s’inscrit dans une relation particulière avec celle qui la précède et participe à un récit collectif.

L’œuvre The Light Carrier de Jason Dodge (Le porteur de lumière) introduit cet agencement et se compose de deux ampoules électriques accrochées de manière incongrue dans un angle de mur. Elles se font face, l’une allumée, l’autre non, éclairée par la lumière de la première. L’œuvre rappelle Perfect Lovers (citée par Yann Sérandour plus bas dans l’exposition), tant dans sa capacité à confronter l’esthétique brute du quotidien à un dispositif sensible et poétique, que dans la relation trouble qu’elle induit entre l’intime et le commun.

Bruce Nauman - Female Masturbation et Male Masturbation, 1985 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Bruce Nauman – Female Masturbation et Male Masturbation, 1985 – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

Female Masturbation et Male Masturbation poursuivent cette quête de l’intimité amoureuse exposée de manière plus crue. Ici les dessins et les êtres annonçant des projets d’oeuvres néons réalisés par la suite par Bruce Nauman sont séparés. L’artiste y questionne non seulement le langage corporel mais aussi la tension qui réside dans la publicité de l’intimité sexuelle de deux individus capturés dans un acte qui leur est habituellement réservé.

Jonathan Monk se concentre sur des formes géométriques qu’il emprunte à différentes périodes de l’histoire de l’art depuis Léonard de Vinci jusqu’à Sol LeWitt, pour la composition d’un autoportrait qui vient positionner son propre corps dans l’espace de l’exposition.

Jonathan Monk - On Kawara et refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Jonathan Monk – On Kawara et refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

À travers une de ses célèbres Date Paintings, On Kawara inscrit sa propre vie d’artiste dans le temps et l’actualité d’une journée particulière. S’il semble d’abord nous livrer un indice, une preuve de son existence en tant qu’artiste à une date donnée, il nous invite ensuite à une réflexion commune sur nos rapports au temps, à la mémoire des évènements − qu’ils soient personnels ou commun − qui nous construisent en tant qu’êtres.

François Halard - 56 Days in Arles, 2020 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
François Halard – 56 Days in Arles, 2020 – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

Le photographe François Halard, célèbre pour ses images des ateliers et lieux de vie des grands artistes de la seconde moitié du XXe siècle et du début du XXIe siècle, a été invité par Oscar Humphries à prendre quotidiennement une photographie d’une pièce ou d’un détail de sa maison arlésienne pendant la durée du confinement. 56 Days in Arles raconte ce rapport intime de l’artiste à son propre intérieur et comment de telles images peuvent en révéler la personnalité. Si chaque photographie peut être envisagée comme un autoportrait, elle est aussi celui des artistes aimés dont les œuvres, les objets et les livres emplissent les pièces de la maison. À travers les noms qui apparaissent jusque dans les moindres recoins, transparaît aussi en filigrane la relation d’amitié entretenue avec Yvon Lambert depuis de nombreuses années.

Bethan Huws - Une Tranche de vie, 2007 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Bethan Huws – Une Tranche de vie, 2007 – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

Une Tranche de vie de Bethan Huws, véritable transfiguration d’un objet du quotidien − un grille-pain − en une sculpture en néon, rappelle ce même rapport aux objets et au langage en invitant les figures tutélaires de Marcel Duchamp et Guillaume Apollinaire. L’intime et le quotidien se projettent à force de lumière artificielle dans l’espace commun de l’exposition pour faire pénétrer le lecteur/spectateur au cœur d’associations d’idées teintées d’humour et d’ironie qui jouent avec les signes produits par nos cultures occidentales.

Louise Lawler questionne le rapport que les œuvres entretiennent avec les espaces qu’elles fréquentent à l’occasion de leur exposition (collections publiques, réserves de musées ou intérieurs de particuliers) et comment elles révèlent nos rapports à ces objets si particuliers. Ici les images racontent la relation d’un collectionneur aux œuvres qu’il accumule dans un de ses lieux de vie. La série de verres sur lesquels sont gravés les inscriptions Je vous ai écrit rappelle comment la notion même d’intime se déploie d’abord au XVIIe siècle à travers journaux personnels et autres correspondances.

Louise Lawler - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Louise Lawler – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

Enfin Kay Rozen rend hommage à Virginia Woolf et à son célèbre essai Une chambre à soi, dans lequel l’auteure anglaise explore les difficultés des femmes à exister dans le champ de la littérature. Avoir une chambre à soi que l’on peut fermer à clef y apparaît comme la première porte vers la possibilité de s’engager pleinement et librement dans l’acte de création. Elle rappelle aussi ici Les vagues, de la même auteure, et leur mise en scène des mouvements perpétuels effectués par chaque personnage envers les autres.

À noter 56 Days in Arles, la série très récente de polaroids de François Halard chez Oscar Humphries à Arles pendant le confinement. Dans ces agrandissements à l’encre pigmentaire, on remarque certains détails qui renvoient aux artistes de la Collection ou à des auteurs dont il partage l’amitié avec Yvon Lambert

François Halard – 56 Days in Arles, 15.05.20 (c)François Halard

Face au Sept.26.1978 de On Kawara, on découvre la présence évidente de deux des autoportraits (Détail #2363872 et Détail #5074900) de Roman Opałka qu’il prenait à la fin de chaque séance de travail…

Roman Opałka – Détail #2363872 et Détail #5074900

Roman Opałka

En 1965, Roman Opałka entame le projet OPAŁKA 1965/1 – ∞ qu’il poursuivra jusqu’à sa mort en 2011. En inscrivant sur des toiles qu’il nomme des Détails une série de nombre allant de 1 à l’infini, l’artiste matérialise le temps qui passe dans un geste aussi sensible qu’héroïque. À l’instar d’OnKawara et de ses Date Paintings il s’inscrit en tant qu’homme et en tant qu’artiste au cœur de l’existence et de la représentation de nos rapports au monde, à l’espace et au temps. En se prenant en photo à la fin de chaque séance de travail selon le même dispositif − il pose en chemise blanche en cadrage serré − Roman Opałka éprouve et matérialise le passage du temps sur nos corps et nos visages embarqués dans l’expérience de la vie jusqu’à épuisement de sa propre image. Ashes to ashes.

Pour finir : Andres Serrano, Jill Magid et Douglas Gordon…

Andres Serrano, Jill Magid et Douglas Gordon - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Andres Serrano, Jill Magid et Douglas Gordon – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

Le parcours s’achève avec ces trois artistes et des œuvres qui résument dans un étonnant raccourci le propos de «Je refléterai ce que tu es… »…

Jill Magid - I Can Burn Your Face, 2008 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Jill Magid – I Can Burn Your Face, 2008 – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

En écho à la violence menaçante de l’œuvre de Jill Magid, I Can Burn Your Face (Je peux te brûler le visage), ces portraits d’acteurs et d’actrices adorés puis mutilés racontent non seulement le destin des images dans les pires moments de notre civilisation, mais aussi notre adolescence et le rapport d’amour/haine que nous entretenons avec les stars dès notre plus jeune âge. Avec l’ironie et l’humour noir qu’on lui connaît, Douglas Gordon place les photographies brûlées sur un miroir et titre l’œuvre Portrait de toi + moi, nous embarquant ainsi brutalement dans ce geste d’une violence symbolique inouïe. Je reflèterai ce que tu es…

Douglas Gordon - Self-portrait of You + Me, 2008 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Douglas Gordon – Self-portrait of You + Me, 2008 – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

À côté, l’étrange beauté d’une main capturée par Andres Serrano dans une morgue new-yorkaise nous ramène, à travers l’intimité d’un corps transi, au plus profond de nos vies et de nos morts inéluctables. Dans le texte qu’il écrivait pour cette série devenue emblématique, l’historien Daniel Arasse rappelait toute la force de ce memento mori contemporain : « Si provocation il y a chez Serrano, c’est qu’il exige de nous que nous regardions, droit dans les yeux, ce qu’on a aujourd’hui tendance, de plus en plus, à écarter, à ne pas vouloir savoir, et à ne pas envisager. »

Andres Serrano - The Morgue (Suicide by Hanging), 1992 - « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert
Andres Serrano – The Morgue (Suicide by Hanging), 1992 – « Je refléterai ce que tu es » à la Collection Lambert

Articles récents

Partagez
Tweetez
Enregistrer