Jusqu’au 27 septembre 2020, Amandine Simonnet et Gilles Pourtier présentent avec « Does the angle between two walls have a happy ending? » une des expositions les plus abouties et intéressantes du 12e Printemps de l’Art Contemporain à Marseille.
Les œuvres font écho aux résidences respectives des deux artistes au sein de l’agence Carta-Associés. Dans un équilibre subtil et délicat, l’accrochage montre leurs propositions en les mêlant avec habileté et élégance. Lors du vernissage, il était étonnant d’entendre la manière dont l’un.e pouvait parler du travail de l’autre…
C’est avec beaucoup d’intérêt que l’on a retrouvé le travail d’Amandine Simonnet découvert il y a 3 ans. Elle était alors invitée par Isabelle et Roland Carta au studio Little Dancer pour la Rentrée de l’art contemporain à Marseille. Trop brèves, ses « Chorégraphies » n’avaient fait l’objet que d’une courte publication sur les réseaux sociaux… Quelques pièces de sa série « Résonance » avaient été présentées peu après dans la « Saga » à la Double V Gallery.
Pour « Does the angle between two walls have a happy ending? », Amandine Simonnet expose un ensemble d’œuvres réalisées en agence et sur les chantiers lors de sa résidence chez Carta-Associés. Quel que soit le média employé (dessin, sculpture ou vidéo), elle questionne avec sagacité la répétition, l’automatisation et la normalisation du geste dans la conception architecturale (Tentative d’élévation, Palimpseste, Construire le signe) comme dans l’exécution (Suivi de chantier)…
Avec plus de maturité et d’expérience, on retrouve en partie l’archivage de mouvements contraints, recommencés, endurés découvert en 2017 (Norma(s))…
Les notations utilisées par Amandine Simonnet évoquent inévitablement les partitions graphiques des chorégraphes américaines telles que Yvonne Rainer, Trisha Brown ou Lucinda Childs à l’époque des minimalismes new-yorkais au tournant des années 1960 et 70.
Du travail de Gilles Pourtier, on conservait le souvenir d’un tirage de sa série « Si mes larmes coulaient dans tes yeux » que Nicolas Veidig-Favarel avait exposé dans la « Saga II », à l’automne 2018. Lauréat et Prix Coup de Cœur 2017 de Mécènes du Sud Aix-Marseille, Gilles Pourtier devait commencer sa résidence dans l’agence Carta-Associés en mars 2020, au moment où le confinement s’imposait à tous. Dans cette situation inédite, l’architecte et l’artiste ont fait le choix de tenter l’expérience d’une « collaboration dont l’isolement serait une dimension cardinale ».
Dans le texte de présentation de « Does the angle between two walls have a happy ending? », Mécènes du Sud souligne : « C’est avec un poème de John Donne que Gilles Pourtier a amorcé sa recherche : No man is an island ». De cette résidence hors-norme, l’artiste expose un ensemble d’œuvres particulièrement abouties et cohérentes qui interrogent l’isolement et la notion d’îlot (Block) en architecture et en urbanisme.
Photographe, Gilles Pourtier a commencé par des études de Lettres. Si certaines de ces pièces renvoient à l’image (La quarantaine, Calque 0), d’autres sont clairement inspirées par des lectures depuis Henry David Thoreau pour Concord jusqu’à Herbert Marcuse pour Le grand refus…
« Does the angle between two walls have a happy ending? » à La Cartine
Au 27 de la rue Saint-Jacques, la mise en espace s’organise autour de l’installation Concord, 2020 de Gilles Pourtier.
Inspirée par Walden ou la Vie dans les bois de l’écrivain américain Henry David Thoreau, qui pour l’artiste fait le lien entre isolement et architecture, l’œuvre est constituée par 36 bûches de bois de chauffage de 55 cm dans lesquelles sont insérées des pièces de petite monnaie en cuivre de 1, 2 et 5 centimes. Gilles Pourtier a converti en euros les 28,5 dollars dépensés par Thoreau pour bâtir sa cabane. Les 554 € « cloués » dans les morceaux de bois ont été en grande partie « achetés » au système bancaire et pour le reste donné par les employés de l’agence. L’œuvre renvoie également au cabanon de Le Corbusier, mais l’artiste évoque aussi le stère (du grec stereos, solide) et le pilier qui construit la maison…
Sur la gauche, l’accrochage commence avec La quarantaine, 2020, une feuille de papier photographique baryté noir et blanc exposé à la lumière du jour.
Chaque matin, Gilles Pourtier a enlevé un carré du cache en carton qui couvrait le papier sensible. Les 36 jours du confinement ont ainsi été dévoilés, les uns après les autres, laissant une trace des conditions météorologiques quotidiennes. Non fixée, La quarantaine devrait inexorablement évoluer…
Un peu plus loin, Le grand refus, 2020 est une interprétation des Twelve Rules for a New Academy énoncées par Ad Reinhardt en 1953 qui définissent ce que n’est pas la peinture. Gilles Pourtier n’en reproduit que les « No », respectant scrupuleusement la graphie de Reinhardt…
Ce dessin fait naturellement penser aux interdits imposés par le confinement. Son titre évoque un concept d’Herbert Marcuse où pour Gilles Pourtier « Le grand refus revient à s’isoler et à sortir de la société »…
Dans sa présentation de cette pièce, Amandine Simonnet rappelait que 1953 était aussi la date de l’effacement du dessin de De Kooning par Rauschenberg (Erased de Kooning Drawing)…
Sur le même mur, pour Calque 0, 2019, Gilles Pourtier reproduit au crayon la trame d’un calque vide dans les logiciels de traitement d’image.
Dans la logique de la quarantaine, il représente pour l’artiste le degré zéro de la photographie : « du temps et du soleil »… Pour celles et ceux qui sont moins terre-à-terre que lui (dit-il), on peut aussi y voir « la potentialité de toutes les images qu’on peut y projeter ».
Entre ces deux œuvres de Gilles Pourtier, la vidéo Palimpseste, 2020 d’Amandine Simonnet trouve naturellement sa place. Dans cette pièce, l’artiste fait référence à des réunions de chantier auxquelles elle a participé. Elle y a relevé tous les verbes d’action prononcés, construisant ainsi ce qui est pour elle le squelette de ces réunions. Elle note une multiplication des couples d’antonymes tels que monter/démonter, construire/déconstruire, faire/défaire, associer/dissocier. La déconstruction lui apparaît comme un processus inhérent à la construction dans la conception comme sur le chantier, et ce jusqu’à l’acceptation et la finalisation du projet architectural.
Elle décide alors de transposer ce processus dans le dessin. Une ligne tracée d’une main est suivie par une gomme tenue dans l’autre. Elle produit une chorégraphie où parfois la gomme réussit à effacer le trait. La peluche de gomme est, dit-elle, « le résultat de cette association du faire et du défaire ». Les 33 minutes de la vidéo correspondent à la durée de vie du crayon régulièrement taillé…
En face, dans sa série Tentatives d’élévation, 2019-2020, Amandine Simonnet élabore ses dessins à partir du mouvement des mains des architectes lors des réunions où ils échangent sur leurs projets.
Le mime de l’espace en construction produit d’étonnants tracés anguleux. Elle traduit cette « pensée géométrique » par des formes architecturales impossibles. Ces captations révèlent les automatismes et les gestes réflexes dans la conception.
« Does the angle between two walls have a happy ending? » au 33
Au 33 de la rue Saint-Jacques, l’exposition se prolonge avec sur le mur de gauche Black bloc #1 à 20, 2020, une série de tirages jet d’encre pigmentaire contre-collé sur aluminium de Gilles Pourtier. Ces photographies ont été réalisées à partir des fragments issus de la chute des sculptures en plâtre que l’artiste avait exposé dans « Deucalion et Pyrrha » à La Cartine au printemps 2018.
Les épreuves sont les négatifs de ces images. Ce choix renvoie-t-il aux problématiques en architecture du « plein » et du « vide » ou encore du « creux » et de « l’élévation » ?
Le titre Black bloc fait écho à l’îlot urbain (block en anglais). L’accrochage évoque clairement une trame citadine, mais aussi la construction d’un mur en pierre… Face à ces 18 blocs noirs qui semblent jaillir dans l’espace, la thématique de l’isolement reste évidemment sous-jacente…
En face, deux des Black bloc de Gilles Pourtier viennent rythmer l’accrochage des relevés à l’encre qu’Amandine Simonnet enregistre à partir des gestes répétitifs des ouvriers sur les chantiers. Cette série intitulée Suivi de chantier, 2019 se décline en « Balayer, deux mains », « Enduire, secouer », « Déplacement, 4 mains » et « Percer ».
Ces chorégraphies de chantier font naturellement écho aux mouvements captés lors des réunions d’architectes que l’artiste a révélés dans sa série Tentatives d’élévation, 2019-2020.
Devant ce mur, deux petites sculptures en bois peint en noir attirent le regard et piquent la curiosité du visiteur… Leur titre (Construire le signe # 1 et #2, 2020) reste énigmatique…
Le commentaire d’Amandine Simonnet a été indispensable pour en comprendre le sens et l’origine :
Face à la porte, on découvre un dessin mural réalisé in situ par Amandine Simonnet à partir d’une équerre fabriquée par l’artiste avec des butées afin de contraindre et d’automatiser son geste.
Norma(s), 2020 est une manière pour Amandine Simonnet d’interroger la disparition du dessin technique fait à la main en agence qui n’existe plus que pour les esquisses et le croquis d’intention… Son wall drawing est aussi une envie de faire « danser l’angle droit » qui dicte ordinairement les espaces dans lesquels nous vivons et nous nous déplaçons…
Fait ajouter que « Does the angle between two walls have a happy ending? » est absolument incontournable ?!?
Proposé par Mécènes du sud, les œuvres d’Amandine Simonnet et Gilles Pourtier occupent les deux espaces mis à disposition par Isabelle et Roland Carta au 27 et au 33 rue Saint-Jacques jusqu’au 27 septembre.
Dans un forme plus réduite et reconfigurée, l’exposition se prolongera du 9 octobre au 29 novembre 2020 uniquement à La Cartine (27 rue St Jacques).
En savoir plus :
Sur le site de Mécènes du Sud
Sur le site de PAC/Provence Art Contemporain
Sur les sites d’Amandine Simonnet et Gilles Pourtier
« Does the angle between two walls have a happy ending? » – Texte de présentation par Mécènes du Sud
Le titre est une citation de l’écrivain de science-fiction James Graham Ballard, qui, par la métaphore, fait allusion à une impasse, mais suggère aussi que cet angle mort recèlerait quelque chose. Les œuvres présentées sont au croisement du travail d’Amandine Simonnet et Gilles Pourtier et des architectes de l’agence Carta-Associés.
À partir de ses expérimentations et captations réalisées en agence et sur les chantiers, le travail d’Amandine Simonnet observe la façon dont la conception architecturale, influe voire conditionne nos gestes et notre langage. Elle met en exergue des mécanismes d’automatisation et de normalisation dans l’art de sculpter et de penser l’espace.
C’est avec un poème de John Donne que Gilles Pourtier a amorcé sa recherche, dans une résidence qui a eu lieu pendant le confinement. No man is an island nous parle d’interrelation et de condition humaine. Mais aussi de la ville, des îlots dont les strates historiques sont profondes, invisibles, soustraites au premier regard.