Dans le cadre de la célébration de son 50e anniversaire, le Musée Paul Valéry présente « Paul Valéry et les peintres ». Jusqu’au 10 janvier 2021, les cimaises au musée installé depuis novembre 1970 sur le flanc du mont Saint-Clair accueillent un ensemble exceptionnel d’œuvres signées Bonnard, Courbet, Corot, Degas, Delacroix, Maurice Denis, Manet, Matisse, Monet, Morisot, Moreau, Picasso, Redon, Renoir, Vuillard, Whistler et Zurbarán.
Plus de quatre-vingts œuvres, prêtées par nombreux musées (Musée d’Orsay, Musée National d’Art Moderne, musées des Beaux- Arts de Grenoble, Reims, Rouen ou encore Pont-Aven, Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Musée départemental Stéphane Mallarmé, Musée Fabre à Montpellier…) et des collections particulières internationales ont rejoint celles conservées par le Musée Paul Valéry pour « proposer regard inédit sur les relations, qui, durant toute sa vie, ont uni Paul Valéry (1875-1945) à la peinture ». Nombreuses sont les toiles issues de la collection David et Erza Nahmad avec laquelle Maïthé Vallès-Bled entretient une relation particulière…
Cette exposition inédite, initialement prévue pour cet été, devrait logiquement marquer la rentrée dans la région et rencontrer un important succès.
Construit avec rigueur le parcours s’organise en cinq séquences :
- Le cercle familial
- Le cercle amical proche
- Les peintres fréquentés
- Autres regards de Valéry sur les peintres depuis sa jeunesse
- Valéry peintre
Les deux premières sont très réussies avec notamment un ensemble d’œuvres de Berthe Morizot qui ouvrent l’exposition. Ces quatre toiles, dont certaines étaient exposées à Lodève en 2006, sont accompagnées ici d’un portrait de Berthe par sa sœur Edma et d’une sombre nature morte d’Édouard Manet.
Dans ce « cercle familial », on remarque un peu plus loin trois huiles de Paule Gobillard, belle-sœur de Valéry et nièce de Berthe Morizot qui vivait dans l’immeuble du 40 rue de Villejust…
Elles évoquent la vie familiale et les activités publiques de Paul Valéry. On note aussi un paysage très réussi d’Ernest Rouart et parmi les dessins de Jeannie Valéry, un portrait à l’aquarelle de celle-ci par Berthe Morizot…
La section suivante « Le cercle amical proche » occupe les salles qui ouvrent sur la mer.
Quatre portraits, dont un de Stéphane Mallarmé, et un autre de Julie Manet par Renoir précèdent deux superbes pastels et un grand dessin de Degas.
Plus loin, des Nyphéas et une vue du Grand Canal de Monet conduisent le visiteur vers des toiles d’Odilon Redon, de Marie Laurencin qui accompagnent un beau portrait de Valéry par Jacques Émile Blanche de 1923 et un autre plus étrange par Georges d’Espagnat daté de 1913…
La troisième séquence « Les peintres fréquentés », en dépit des œuvres exposées, nous a semblé moins convaincante.
Le bleu des cimaises et une lumière naturelle un peu froide et rasante n’offrent peut-être pas les meilleures conditions aux toiles de la collection David et Erza Nahmad dont certaines ont déjà été vues ici (Vuillard, Bonnard, Marquet). L’accrochage des deux Picasso et du Matisse est plus heureux, mais le propos de cette section parait tout de même moins percutant.
L’intérêt rebondi avec la salle suivante « Autres regards de Valéry sur les peintres depuis sa jeunesse ».
De très beaux prêts du Musée Fabre permettent d’évoquer les visites de Valéry à l’institution montpelliéraine où La Sainte Alexandrine de Francisco de Zurbarán et la Fileuse endormie ont notamment inspiré le poète…
Le chef-d’œuvre de Courbet est accompagné par deux petits formats du peintre issus d’une collection particulière, un très beau Paysage de neige (c. 1866) et une Nature morte aux pommes et poire (1871). On regrette que l’Orphée secouant Eurydice de Delacroix, protégé par un plexiglas soit de ce fait couvert de reflets et d’effets miroitants…
L’ensemble est complété par un paysage de Corot prêté par le musée de Grenoble, une allégorie du même peintre (La source) et deux superbes toiles de Gustave Moreau issues de la collection David et Erza Nahmad.
La dernière séquence « Valéry peintre » était inévitable. Elle appelle peu de commentaires…
La scénographie très sobre distingue chaque section par une alternance de cimaises peinte en bleu et en jaune. L’accrochage ne cherche pas particulièrement à construire des conversations entre les œuvres exposées. Il regroupe les toiles par auteur et respecte peu ou prou un ordre chronologique pour chaque séquence.
Les textes qui introduisent chaque partie sont concis, mais ils offrent cependant les repères suffisants pour comprendre l’articulation du propos. De nombreuses œuvres sont accompagnées de citations de Valéry empruntées à ses critiques, journaux et correspondances exceptionnellement à ses poèmes.
Un important catalogue (non lu) aux Éditions Loubatières accompagne l’exposition. Il apporte certainement des éclairages enrichissants sur la relation de Valéry aux peintres et à la peinturen un domaine encore peu exploré. Les essais seront signés par Martine Boivin-Champeaux, petite-fille de Paul Valéry, Michel Jarrety, spécialiste et biographe de Paul Valéry, Thomas Golsenne, historien de l’art, Stéphane Tarroux, conservateur du patrimoine au musée et bien entendu de Maïthé Vallès-Bled, conservateur en chef du patrimoine, directrice du musée et commissaire de l’exposition.
À lire, ci-dessous, une présentation du parcours de l’exposition. Ces textes sont extraits du dossier de presse.
En savoir plus :
Sur le site du Musée Paul Valéry
Suivre l’actualité du Musée Paul Valéry sur Facebook
Paul Valéry et les peintres – Parcours de l’exposition
L’exposition s’articule en 5 séquences :
- Le cercle familial
- Le cercle amical proche
- Les peintres fréquentés
- Autres regards de Valéry sur les peintres depuis sa jeunesse
- Valéry peintre
Le cercle familial
Édouard Manet, Henri Rouart, Berthe Morisot, Edma Morisot, Paule Gobillard, Ernest Rouart, Jeannie Valéry
Paul Valéry s’attarde peu sur l’origine de son goût pour la peinture. Il évoque la lecture de certains livres, mais il ne développera jamais la confidence au-delà de l’allusion. À l’orée du XXe siècle, le cercle familial dans lequel il évolue lui ouvre les portes d’un monde où ont vécu et où vivent encore certains des plus grands peintres du siècle précédent.
Définitivement installé à Paris en 1894, Valéry se place, par les contacts et les amitiés qu’il noue avec écrivains et poètes, aux avant-postes de la vie culturelle et artistique, en particulier par sa relation presque filiale avec Stéphane Mallarmé (1842-1898). Son affection pour le jeune homme le pousse à former le projet d’une union entre Valéry et « la nièce d’un peintre », mais sa disparition brutale en 1898 ne lui permettra pas de voir son heureux aboutissement, deux ans plus tard.
Le mariage de Paul Valéry et Jeannie Gobillard (1877-1970) est en effet célébré le 31 mai 1900, en même temps que celui de Julie Manet avec Ernest Rouart, qui, comme son père, le grand collectionneur Henri Rouart, est peintre lui-même. Jeannie et sa sœur Paule, orphelines depuis 1893, ont été accueillies dans l’immeuble du 40 rue de Villejust (actuelle rue Paul Valéry), que leur tante Berthe Morisot et son mari Eugène Manet, frère du peintre Édouard Manet, ont fait construire. Après la disparition de sa mère en 1895, Julie est à son tour orpheline et forme avec ses deux cousines un groupe uni par une vive affection, dont seule la mort rompra les liens.
Au 40 rue de Villejust, Édouard Manet et Berthe Morisot sont présents d’abord par leurs œuvres. Le portrait de Berthe Morisot en deuil par Manet, que Valéry décrira plus tard, en 1926, dans une préface à un catalogue d’exposition intitulée Tante Berthe s’y trouve encore :
« La toute-puissance de ces noirs, la froideur simple du fond, les clartés pâles ou rosées de la chair, la bizarre silhouette du chapeau qui fut “à la dernière mode” et “jeune” ; le désordre des mèches, des brides, du ruban, qui encombrent les abords du visage ; ce visage aux grands yeux, dont la fixité vague est d’une distraction profonde, et offre, en quelque sorte, une présence d’absence, tout ceci se concerte et m’impose une sensation singulière de Poésie ».
Qu’elle soit perçue positivement pour son réalisme, comme le fait Zola, ou bien, comme Mallarmé, pour la valeur de sa « transposition sensuelle et spirituelle », l’œuvre de Manet se situe aux yeux de Valéry au-dessus des débats théoriques, qui ont agité tout le siècle précédent. Elle se distingue avant tout par sa valeur poétique, autrement dit par sa capacité à entraîner des « développements infinis » chez tous ceux qui la regardent.
Bien entendu, les toiles de Berthe Morisot dominent très largement la collection personnelle de Julie ainsi que de Jeannie et de Paule. Ses sujets sont très largement empruntés à la vie familiale. Sa propre fille comme son mari et ses nièces se prêtent volontiers à prendre la pose :
« Jeune fille, épouse, mère, ses croquis et ses tableaux suivent sont sort et l’accompagnent de fort près. Je suis tenté de dire que l’ensemble de son œuvre fait songer à ce que serait le journal d’une femme dont les moyens d’expression seraient la couleur et le dessin. » Paul Valéry écrit aussi : Sa « singularité fut […] de vivre sa peinture et de peindre sa vie, comme si ce lui fût une fonction naturelle et nécessaire, liée à son régime vital, que cet échange d’observation contre action, de volonté créatrice contre lumière ».
Plus profondément, Valéry reconnaît chez Berthe Morisot sa capacité hors du commun à saisir le « présent tout pur » en quoi consiste la grâce de son œuvre : le réel y apparaît débarrassé de la gangue des habitudes et des schémas tout faits.
Berthe Morisot avait été, comme ses deux sœurs, Edma et Yves, mère de Jeannie, encouragée par ses parents à apprendre la peinture auprès de Camille Corot et, surtout, contre les mœurs du temps, soutenue lorsqu’elle s’est engagée dans une carrière de peintre. Aussi encourage-t-elle tout naturellement la sœur de Jeannie, Paule Gobillard (1867-1946), à devenir peintre quand elle constate ses dispositions et ses goûts. La manière dont elle traite la couleur n’est pas sans rappeler la leçon de Renoir, qui est un ami de la famille et lui prodigue ses conseils. Comme sa tante, Paule trouve dans la vie familiale, rythmée aussi par la vie publique de Valéry, une source constante d’inspiration.
Jeannie, portée vers la musique et le piano en particulier, dessine et peint également. Dans cette famille, tout le monde « peignait à tout temps et à toute heure », écrira plus tard la fille de Paul Valéry, Agathe. Martine Boivin-Champeaux, petite-fille de Paul Valéry, livre dans son essai publié dans le catalogue de l’exposition une description intime de l’atmosphère qui régnait dans l’appartement
Au « ’40’’, (…) les peintres fréquentaient les deux derniers étages (3e et 4e) et leurs œuvres en tapissaient les murs. S’ils n’appartenaient pas tous à l’école impressionniste, ils étaient du moins dans cette mouvance qui s’est épanouie en Europe après Corot. On était loin des collections du Musée Fabre à Montpellier visité par le jeune Valéry étudiant et où régnait dans son admiration la Sainte Agathe peinte par Zurbarán au Siècle d’or espagnol. Était-ce pour être fidèle à ce très ancien regard qu’il avait appelé sa fille Agathe ? Agathe qui, elle, avait écrit « pas une petite fille au monde qui ait entendu aussi souvent le nom de Degas » et qui, en me faisant traverser l’avenue Victor-Hugo, m’introduisait presque quotidiennement dans la maisonatelier du 40 où vivaient mes grands-parents. (…)
Au « ’40’’ les femmes de toutes générations étaient représentées : Yves Gobillard, la grand-mère, par Degas ; Jeannie Gobillard, sa fille, par Renoir ; Paule, son autre fille, par Berthe Morisot ; Agathe, la fille de Jeannie et Paul, par Laprade ; moi, la fille d’Agathe, par d’Espagnat. Chacune tenait sa place par son portrait qui lui ferait franchir l’instant. Un seul homme représenté, Paul, par d’Espagnat. …
Le cercle amical proche
Jacques-Émile Blanche, Edgar Degas, Maurice Denis, Georges d’Espagnat, Marie Laurencin, Claude Monet, Odilon Redon, Auguste Renoir
Paul Valéry noue d’authentiques relations amicales avec certains peintres qui finissent par devenir de très proches amis.
Pour certains d’entre eux, l’amitié se double d’une authentique admiration. Malgré son caractère réputé rugueux, Edgar Degas (1834-1917) apprécie sincèrement le jeune Valéry. Entre 1895 et 1917, ils se retrouveront à intervalles réguliers dans la maison-atelier de Degas lui-même, rue Victor Massé, ou bien chez Henri Rouart, rue de Lisbonne. C’est par l’entremise de l’un de ses fils, Eugène Rouart, que Paul Valéry, à la fin du mois de janvier 1896, rencontre pour la première fois Degas, chez lui. Malgré le caractère bourru et les emportements du peintre, déjà atteint par les premiers signes de la cécité, naît peu à peu une amitié mêlée d’admiration, mais si la conversation de Valéry est brillante, son intellectualité est loin d’impressionner Degas, qui, avec autant d’ironie que d’affection, le surnomme l’« Ange ».
Alors que, pour ses écrits sur les peintres, Valéry a répondu dans la plupart des cas à une commande, Degas reste le seul artiste à qui il a effectivement, de sa propre initiative, consacré un livre : Degas Danse Dessin. Projeté dès 1929, l’ouvrage connaît quelques péripéties éditoriales avant d’être publié en 1937 par Ambroise Vollard. Valéry évoque la supériorité du dessin sur la peinture, de la forme sur la couleur, de l’intelligence sur la pure sensibilité. Il admire tout particulièrement la manière dont Degas associe la ligne et la couleur, par surimposition, aussi bien dans ses figures de danseuses que dans ses nus.
Avant même la séduction que son œuvre peut exercer sur lui, Valéry cherche à comprendre le fonctionnement du cerveau d’un créateur qui possède, comme Léonard de Vinci, autre grande admiration, la maîtrise absolue de son art. La publication du Degas Danse Dessin représente ainsi un hommage rendu au peintre. Il n’est pas question pour Valéry d’analyser une œuvre, même considérée dans la seule optique du dessin. Le Degas Danse Dessin a pour ambition comme l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci ou, dans un autre genre, La Soirée avec M. Teste, de comprendre le fonctionnement d’une intelligence et d’identifier ses intentions ainsi que ses moyens. C’est en effet le théâtre de la création qui passionne Valéry, avant toute chose. En 1937, Valéry reçoit le premier exemplaire de Degas Danse Dessin. Dans ses développements, il est certes amené à prendre position dans la longue querelle de la couleur, qu’il situe du côté de l’œil, et du dessin, placé du côté de l’esprit. Mais il se pose en réalité une autre question, plus fondamentale :
« […] comment parler peinture ? » – c’est-à-dire : comment parler peinture autrement que par métaphore lorsque soimême on ignore le savant métier de peindre ? »
Comme Degas, Auguste Renoir fait partie des très proches amis de la famille. Il est avec Stéphane Mallarmé l’un des tuteurs du groupe des trois cousines devenues orphelines. En 1896, il est aux côtés de Stéphane Mallarmé sur le célèbre cliché pris par Degas dans le salon de Julie Manet. Proche de Berthe Morisot et des peintres impressionnistes, Mallarmé a reçu un portrait peint par Renoir en 1892, au moment où Valéry commence à fréquenter les « Mardis » de la rue de Rome fréquentés par les artistes, peintres, poètes et musiciens de la mouvance symboliste.
Il lui revient avec Degas et Mallarmé d’avoir mis en œuvre l’exposition consacrée à leur amie commune Berthe Morisot, un an après sa disparition. Plus tôt, en 1887, Renoir avait peint le portrait heureux de Julie Manet encore enfant, tenant un chat sur ses genoux à la demande de Berthe Morisot et de son mari Eugène. La toile est une réussite autant parce qu’elle correspond à un aboutissement des recherches de Renoir sur la ligne et le dessin que par la tendresse du regard porté sur son jeune modèle.
Quant à la rencontre de Valéry et Monet (1840-1926), elle a lieu quelques années après son mariage, le 14 septembre 1908 au château du Mesnil, propriété de Julie Manet, où la famille a coutume de passer quelques semaines de vacances durant l’été.
Malgré l’admiration sincère que lui porte le poète, Valéry n’a jamais écrit sur l’œuvre de Monet. Il ne se livre à aucune description précise et s’en tient le plus souvent à de simples notations, transpositions d’impressions fugaces :
« 7 septembre 1925. Visite à Monet. Tout blanc (il y avait 10 ans que je ne l’avais vu) Lunettes un verre noir l’autre teinté. Il me montre ses dernières toiles. Etranges touffes de roses saisies sur un ciel bleu. Une maison sombre »
Nombreuses sont les amitiés nouées avec d’autres peintres, sans que pour autant Valéry sente la nécessité d’écrire à leur propos. Le portraitiste Jacques-Émile Blanche (1861-1942) compte parmi ses proches. Après la reconnaissance qu’entraîne pour Valéry la publication de La Jeune Parque en 1917 et la célébrité relative qui suit La Crise de l’esprit trois ans plus tard, il brosse le portrait de Valéry sous l’apparence du penseur.
Blanche évoquera une difficulté spécifique à représenter Valéry : « Quand il s’arme de son terrible monocle-loupe et penche son front (si difficile à construire de troisquarts surtout, parce que les yeux ne sont jamais dans le plan). » Dans son journal, il explique : « Dans l’un des portraits que je fis de mon ami PV – avec lequel la causerie est si riche, si animée – j’ai tenté, une fois, de rendre “l’expression” du grand penseur, un jour, durant une séance, singulièrement vive, Valéry s’abîma dans la méditation. Environ un quart d’heure, il se tut, je pus enfin fixer sur la toile son regard, en général si mobile. » La photographie va répandre largement l’image de Valéry dans l’attitude d’un être qui se consacre tout entier à la pensée, comme s’il se confondait avec les qualités de M. Teste dont il est le créateur.
Les peintres fréquentés
Lou-Albert Lasard, Pierre Bonnard, Edmée De La Rochefoucauld, Rudolf Kundera, Albert Marquet, Henri Matisse, Pablo Picasso, Sem, Édouard Vuillard, James Abbott McNeill Whistler, Marie-Elisabeth Wrede
Autant par sa famille que par ses relations amicales ou professionnelles, Valéry vit constamment dans la proximité des peintres. C’est lors des Mardis chez Stéphane Mallarmé, quelques années avant son mariage avec Jeannie, qu’il fait la connaissance de James Abbott McNeill Whistler (1834-1903). Pour le remercier de son soutien amical après le décès de sa femme, Whistler brosse un portrait de la fille du poète, Geneviève. Elle est à la fois l’amie des trois cousines, Jeannie, Paule et Julie, mais aussi du jeune Valéry, qui, une fois Mallarmé disparu, lui apportera son soutien ainsi qu’à sa mère. Whistler donne de Geneviève un portrait impromptu, où son jeune modèle en rose et vert paraît encore animé par la grâce de la spontanéité. Entré depuis peu dans les collections du Musée départemental Stéphane Mallarmé, le portrait est l’une des rares œuvres de Whistler à être présentes en France aujourd’hui dans les collections publiques.
Vivant au plus près des peintres, Valéry est informé de l’évolution des tendances picturales. Son épouse Jeannie partage son intérêt tout comme sa sœur Paule, qui expose dans les galeries ou encore dans les salons et offre ainsi à de multiples reprises à Valéry l’occasion de suivre les derniers développements de l’actualité de la peinture, qu’il juge sévèrement dans la plupart des cas. L’apparition du cubisme marque incontestablement une rupture : « Comment discerner le cubiste A du cubiste B ? », écrit-il à André Breton vers 1916. Plus qu’aucun autre peintre, Picasso (1881-1973) représente aux yeux du public le fer de lance de la modernité picturale. Peut-être que Valéry a vu l’exposition de 1901 à la galerie d’Ambroise Vollard, où il lui arrive alors de se rendre. Valéry connaît son travail, mais, bien qu’il ait suivi les spectacles donnés par les ballets russes de Diaghilev, il ne se déplace pas, au mois de mai 1917, à la représentation de Parade, dont les costumes, les décors et le rideau de scène ont été créés par Picasso. À sa femme, il confie alors « avoir la sensation de ne pas être de son époque » et s’en « attriste ».
Mais, après la guerre, le travail de Picasso semble retrouver une facture classique, qui s’inscrit dans le mouvement de « retour à l’ordre » prêté alors à l’art français. Avec le poème de La Jeune Parque, Valéry paraît symétriquement s’être engagé dans une voie comparable en littérature : « S’il s’achève, si je l’imprime, je jouirai d’une belle réputation réactionnaire », écrit-il à André Breton.
C’est dans ce contexte qu’en 1921, les deux hommes, qui se sont à peine entrevus deux ans auparavant à l’occasion de la représentation du Socrate, d’Éric Satie chez Adrienne Monnier, se rencontrent pour la première fois pour une séance de pose. Directeur artistique chez Gallimard, Roger Allard a eu l’idée de solliciter le peintre pour un portrait de Valéry destiné à orner la réédition de La Jeune Parque, publiée pour la première fois en 1917. La séance donnera lieu à deux dessins sur papier report décalqué sur pierre.
Mais la peinture de Picasso n’est pas uniforme et se caractérise bien au contraire par la relecture constante de la tradition. Au moment même où les portraits dessinés ou peints paraissent faire retour vers le classique, les natures mortes de Picasso empruntent d’autres voies de création, où s’engage un dialogue critique avec les acquis du cubisme.
C’est en 1934, à la faveur d’un déplacement à Nice, où l’attirent les affaires liées au Centre universitaire méditerranéen, fondé en 1933, qu’a lieu une rencontre avec Matisse (1869-1954), devenu, avec Picasso, l’un des phares de la modernité picturale. À la sculptrice Renée Vautier, Valéry rapportera avec sobriété qu’un entretien a eu lieu avec Matisse au début du mois d’avril 1934 :
« Fait visite à Matisse qui habite la vieille ville… »
Il est toutefois assez fréquent que Valéry ne consigne rien par écrit de ses rencontres avec les artistes ou bien d’autres personnalités d’exception, qu’il s’agisse de savants ou encore d’hommes politiques :
« Ma collection de cerveaux importants (j’entends de ceux que j’ai pu examiner à mon aise et à ma façon) savants, poètes, philosophes, et autres s’accroît par là. Les plus intéressants sont bien les politiques. Jusqu’ici Mallarmé et Einstein sont ceux qui m’ont frappé (parmi les gens connus). Les plus profitables ont été des gens de métiers, ingénieurs, etc. en raison inverse de leur éclat. »
Malgré les évidentes réticences qu’il a dû ressentir, Valéry a donc sans doute accepté de rencontrer Matisse par intérêt pour le fonctionnement d’une intelligence, qui suppose, dans son domaine, une forme de maîtrise.
Autres regards de Valéry sur les peintres depuis sa jeunesse
Cristofano Allori, Francisco de Zurbarán, Gerard Ter Borch, Camille Corot, Gustave Courbet, Eugène Delacroix, Gustave Moreau
Certaines œuvres ont compté pour Valéry au point de l’accompagner durant toute sa vie et d’être dans certains cas le moteur de l’écriture. Des visites au Musée Fabre durant sa jeunesse, il retient tout particulièrement une œuvre de Cristofano Allori, Tête d’un page, ainsi que la Sainte Alexandrine de Francisco de Zurbarán (1598-1664), peinte entre 1630 et 1633. Les deux toiles sont à l’origine de deux poèmes en prose parus en 1892 dans une revue symboliste intitulée Chimère, qui constituent deux essais de transpositions d’art restés uniques dans l’œuvre de Valéry.
« Je distinguais, dans ces demi-ténèbres, toutes peuplées d’assez mornes ouvrages (que l’on pouvait, à la faveur de l’ombre, attribuer à d’illustres auteurs) deux figures délicieuses de Zurbarán. L’une surtout me ravissait : une sainte Agathe, pure, et rose quant aux joues, noble et pleine de grâce quant aux mouvements, s’avance vers je ne sais quel mystique festin, portant ses seins coupés sur un plat d’argent. Rien de plus poétique que le paradoxe de ce retour du supplice, dont le peintre a déduit une image de parfaite harmonie et de virginale ferveur… »
De manière surprenante, Valéry remplace Agathe par Alexandrine, peut-être, suggère Michel Jarrety, parce que « Alexandrine » est le troisième prénom de sa mère.
Zurbarán – Sainte Alexandrine
Quel sommeil n’accorde à nos ténèbres intimes de telles apparitions ?
Une rose ! c’est la première lueur parue sur l’ombre adorable.
Elle se figure doucement en cette martyre silencieuse, penchée ; puis un vif
manteau fuit par derrière – l’étoffe baigne dans l’obscurité pour laisser très beau le
geste idéal.
Car, issues des folles manches citrines, les mains pieuses conservent le plat
d’argent où pâlissent les seins coupés par le bourreau – les seins inutiles qui se
fanent.
Et regarde la courbe de ce corps que les robes allongent, des minces cheveux
noirs à la pointe délicieuse du pied, il désigne mollement l’absence de tous fruits à
la poitrine.
Mais la joie du supplice est dans ce commencement de la pureté : perdre les plus
dangereux ornements de l’incarnation – les seins, les doux seins, faits à l’image de
la terre.
L’œuvre de Zurbarán est également à l’origine du conte Agathe, qui paraîtra en 1898 et, en 1906, Valéry choisira ce prénom pour sa fille. La résonance de la Sainte Agathe est donc profonde dans la sensibilité de Valéry. Très critique envers les musées et la mise en ordre à laquelle ils sont attachés, il juge que la rencontre avec une toile est de toute façon toujours singulière, indépendante de la connaissance et de tout ce qui, de l’extérieur, vient se surimposer à l’œuvre. En 1931, les Pièces sur l’art rassemblent les écrits que Valéry a consacrés aux peintres. Il refuse de s’inscrire dans le champ de la critique d’art, de l’érudition ou de l’histoire de l’art. Il s’oppose en effet à ce qu’à la sensation « se substitue une bibliothèque » et juge d’ailleurs qu’en matière d’art « l’érudition est une sorte de défaite », car elle « éclaire ce qui n’est point le plus délicat ». À travers ses études, Valéry poursuit en réalité une quête personnelle : derrière les œuvres, il est à la recherche des opérations du « sentir » qui concernent le spectateur, mais aussi du « faire », propres au créateur.
Valéry se préserve ainsi du dogmatisme. S’il a toujours montré de la distance vis-à-vis du personnage de Gustave Courbet (1819-1877), La Fileuse endormie, également rencontrée au Musée Fabre, est, par sa résonance sur la sensibilité de Valéry, à l’origine secrète du poème La Fileuse publié en 1891 dans la revue La Conque :
La Fileuse
LILIA… NEQUE NENT
Assise la fileuse au bleu de la croisée
Où le Jardin mélodieux se dodeline ;
Le rouet ancien qui ronfle l’a grisée.
Lasse, ayant bu l’azur, de filer l’agneline
Chevelure, à ses doigts si faibles évasive,
Elle songe, et sa tête petite s’incline…
L’âme des fleurs paraît plus vaste et primitive,
De plus jeunes parfums le val chaste s’arrose,
Et des lys ont pâli le Jardin de l’oisive.
Une tige, où le vent vagabond se repose
Courbe le salut vain de sa grâce étoilée
Dédiant, magnifique, au vieux rouet, sa rose.
Car la dormeuse file une laine isolée
Mystérieusement l’ombre frêle se tresse
Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée.
Le songe se dévide avec une paresse
Angélique, et sans cesse au fuseau doux, crédule
La chevelure ondule au gré de la caresse…
N’es-tu morte naïve au bord du crépuscule
Naïve de jadis et de lumière ceinte ;
Derrière tant de fleurs l’azur se dissimule !…
Ta sœur, la grande rose où sourit une sainte
Parfume ton front vague au vent de son haleine,
Innocente qui crois languir dans l’heure éteinte
Au bleu de ta croisée où tu filais la laine !
Valéry peintre
La peinture est aussi pour Valéry une pratique personnelle, qui apparaît très tôt dans sa vie. De la fenêtre de l’appartement familial à Sète, on voit le canal reliant l’étang de Thau à la mer ainsi qu’une partie du port. Une des distractions favorites du jeune Paul consiste à regarder s’amarrer sous sa fenêtre les voiliers dont les mâts touchent presque le mur de sa maison. Ce sont ces voiliers qu’il dessinera bientôt dans ses premiers cahiers d’écolier. Une légende familiale rapporte ainsi qu’à peine âgé de 10 ans, Valéry aurait confié l’une de ses œuvres à un marin du port de Sète qui l’aurait vendue. La pratique de la peinture va même jusqu’à rivaliser avec sa passion naissante pour la poésie. Après son renoncement à l’école navale, il aurait en effet trouvé dans l’un et l’autre des deux arts de quoi « dériver cette passion marine malheureuse ». Cependant, Valéry ne confond pas pour autant sa pratique personnelle avec le métier de peintre : « peindre ne signifie pas être peintre ».
Valéry aime peindre des marines et tout particulièrement la silhouette des bateaux à voile, ou bien, à l’inverse, les coques massives des cargos qu’il représente dans les bassins, à Sète d’abord, mais aussi à Gênes et plus généralement dans les ports, lieux qui l’invitent à peindre :
« Presque toutes les véritables beautés d’un navire sont sous l’eau ; le reste est “œuvre morte”. Allez sur les cales ou dans les bassins de radoub, considérez les grâces et les forces des carènes, leurs volumes, les modulations très délicates et minutieusement calculées de leurs formes qui doivent satisfaire à tant de conditions simultanées. L’art intervient ici ; il n’est point d’architecture plus sensible que celle qui fonde sur le mobile un édifice mouvant et moteur. »
Valéry privilégie de manière générale les supports les plus légers et les techniques qui exigent le moins de préparation possible. Il préfère donc généralement la gouache ou l’aquarelle à la peinture à l’huile, de même qu’il va peu utiliser la toile et choisir plutôt le carton ou le papier.
Dans ses autoportraits, Valéry est sans concession pour lui-même : ses traits creusés donnent souvent à son visage une apparence tourmentée, qui accuse le vieillissement. Par ses retours constants dans son œuvre, le personnage de Narcisse, penché sur son eau-miroir, reste une figure majeure de sa poésie autant que de sa propre relation à la peinture. Dans les jeux de miroirs de l’apparence, se situe un champ pour l’analyse de Valéry, qui cherche à comprendre le rôle du regard dans la réflexivité de la conscience, en particulier dans son interaction avec le corps et le monde : « Je suis étant, et me voyant ; me voyant me voir, et ainsi de suite… », dit M. Teste.