Jusqu’au 30 avril 2021, le Frac Occitanie Montpellier présente « Lux fugit sicut umbra », avec Hugo Bel, Rebecca Brueder, Vir Andres Hera et Isabelle Rodriguez pour Post_Production 2020.
Au-delà des œuvres remarquables produites dans le cadre de ce programme, la conception de l’exposition, sa scénographie, son accrochage, sa mise en lumière font de « Lux fugit sicut umbra » un projet particulièrement abouti et captivant qui impose un passage par le Frac Occitanie Montpellier.
Comme le suggère le titre, la lumière et l’ombre, ou plus exactement la pénombre, habillent avec élégance et sobriété l’espace de l’exposition. Les échos et les rebonds se multiplient avec discrétion entre les propositions de ces quatre artistes dont on perçoit la complicité orchestrée avec tact et mesure par le commisaire.
Cinquième édition du programme initié en 2016, Post_Production est réalisé en partenariat avec les écoles supérieures d’art de Pau-Tarbes (ÉSAD Pyrénées), Nîmes (ésban), Montpellier (MO.CO. Esba) et Toulouse (isdaT). La bourse offerte par leur école d’origine et l’exposition au Frac Occitanie Montpellier ont pour objectif est de favoriser l’insertion professionnelle et artistique des jeunes diplômé·e·s (DNSEP).
Malgré les contraintes administratives actuelles, il est parfois possible de trouver les chemins qui permettent de découvrir le travail de Hugo Bel, Rebecca Brueder, Vir Andres Hera et Isabelle Rodriguez exposé dans « Lux fugit sicut umbra ».
À lire, ci-dessous, un compte rendu de visite complétés par des conversations des quatre artistes avec Emmanuel Latreille. On trouvera également le texte de présentation d’Emmanuel Latreille, commissaire de l’exposition et directeur du Frac OM et quelques repères sur les itinéraires de Hugo Bel, Rebecca Brueder, Vir Andres Hera et Isabelle Rodriguez. Ces documents sont extraits du dossier de presse.
En écho à « Lux fugit sicut umbra », les artistes ont invité quatre auteur·e·s à livrer un regard critique sur leur parcours et les œuvres qu’ils ont imaginées et conçues pour l’exposition au Frac OM :
- « Hugo Bel et la Sehnsucht visuelle – Méditation à partir d’une lettre de Van Gogh » de Félix Giloux pour Hugo Bel
- « Cosmologie de signes » de Gabrielle Camuset pour Rebecca Brueder
- « Saisir la peau du monde » de Chantal Pontbriand pour Vir Andres Hera
- « Les Fabulées » de Camille Paulhan pour Isabelle Rodriguez
Ces textes sont reproduits avec les éléments de biographie ci-dessous.
En savoir plus :
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Sur le site des artistes Hugo Bel, Rebecca Brueder, Vir Andres Hera et Isabelle Rodriguez
« Lux fugit sicut umbra » : Regards sur l’exposition
Hugo Bel – Paysage scénique #1 et Étamorphoses, 2020
Côté rue, le parcours commence avec l’installation Paysage scénique #1 que propose Hugo Bel avec deux sculptures éphémères en sucre réalisées in situ et une pièce en verre de sa série Étamorphoses.
Les œuvres en sucre captent avec raffinement la lumière du jour et construisent « un décor de théâtre dont les plans racontent une histoire ». Pour l’artiste, elles viennent éprouver le lieu.
Le moulage d’une grille en fer forgé tiré en sucre paraît marquer une limite et définir un dedans et un dehors pour « Lux fugit sicut umbra ».
Cette sculpture dialogue avec une grande plaque (2 x 3 mètres) suspendue au plafond. Elle joue subtilement avec le jour, quelle que soit la face où on la regarde.
Dans le sucre qui continue de s’écouler goutte à goutte sur le sol, Hugo Bel a incrusté des fleurs fanées de tournesol. Si la référence à Van Gogh est explicite et clairement assumée par l’artiste, on pourrait aussi voir dans ces soleils noirs qui explosent en multiples graines des résonances avec le travail d’Anselm Kiefer…
Dans cette composition, comme dans les deux autres œuvres, la matière fait sa propre histoire en traçant ici les lignes aléatoires d’un paysage, entre peinture et sculpture.
On verra plus loin combien la présence de cette plaque intervient dans la scénographie et l’accrochage de « Lux fugit sicut umbra »…
Sur la droite, sur une discrète étagère, Hugo Bel a posé une pièce en verre sa série Étamorphoses (2020). Soufflée dans une coque en plâtre, elle montre les empreintes des cassures de son enveloppe.
Les marques et le blanc translucide de cette œuvre conduisent naturellement le regard vers l’installation d’Isabelle Rodriguez.
Isabelle Rodriguez – Un piano dans le ventre d’Alexandra, 2020
Côté cour, du dispositif théâtral évoqué par Hugo Bel, Isabelle Rodriguez « met en scène » l’histoire de la princesse allemande Alexandra de Bavière.
« Alexandra a un piano dans le ventre. Quand elle était une petite fille, Alexandra a avalé un piano, un grand piano de verre qui est resté coincé dans son ventre ». Ainsi commence « Un piano dans le ventre », un très beau texte d’Isabelle Rodriguez qui est à l’origine de son installation…
Depuis la découverte de son travail à Carré d’Art, en 2019 , on connait le talent de cette jeune artiste pour suggérer des récits où archives, illustrations, photographies construisent des archipels qu’elle relie avec ses propres textes… Sur le mur Foster de Carré d’Art, « Se souvenir du bruit qu’a fait le lustre en tombant » convoquait Ninon Vallin, Carlotta, Sarah Bernhardt, Carmen ou Éva Closset autour du lustre du théâtre de Nîmes pour une passionnante interrogation sur l’écriture et l’exposition.
Avec « Un piano dans le ventre d’Alexandra », on retrouve son étonnate maîtrise de l’espace, son sens de la mise en page et son habile faculté à solliciter l’histoire et l’imaginaire de son lecteur/regardeur…
En entrant dans l’alcôve aménagée sur la droite, une paire de fauteuils bridge des années 40 sont posés sur des dessous de pieds de piano en verre. Ils attendent que les visiteurs s’y installent pour lire le récit d’Isabelle Rodriguez, imprimé avec soin au format d’une Polonaise pour piano…
Son écriture élégante et raffinée plonge immédiatement le lecteur dans l’étrange histoire d’Alexandra, de son piano de verre et de ses robes immaculées. Les délires de la princesse finissent par s’emmêler avec des épisodes plus autobiographiques comme la rivalité entre Maud et Isabelle ou la triste fin du piano de Claudine dont il ne reste sans doute que les huit dessous de pieds en verre présents ici…
Au mur, des reproductions de photographies sont accompagnées par des textes originaux d’Isabelle qui font un contrepoint condensé inspiré à sa publication.
Ici, de dos, une jeune fille devant son clavier porte une robe blanche.
Plus loin, dans un décor Second empire étouffant, une femme époussette un piano. Sur la droite, le texte commence par nous dire qu’« Alexandra devint une écrivaine vêtue de blanc ». Puis, il précise : « elle dictait ses textes de peur d’être touchée par l’encre dont elle redoutait la consistance et la force… »
Dans « Un piano dans le ventre », Isabelle Rodriguez écrit : « Pour être sûre de ne pas avoir été touchée, pour être sûre de ne pas être salie, Alexandra se fait fabriquer des robes blanches, des robes blanches dont elle pourra examiner consciencieusement la propreté à chaque instant du jour, et de la nuit. »
Face aux deux fauteuils, un mannequin expose une robe blanche, confectionnée à Nîmes, à la demande d’Isabelle Rodriguez, sur un modèle allemand de 1845, année où Alexandra sombre dans la folie… « Ce costume est une manière de figer le temps », confie l’artiste.
Derrière le mannequin, un plan de l’asile d’Illenau évoque son internement sous un faux nom pendant trois. À son retour, robe blanche, gants blancs, elle ne mange que du blanc dans de la vaisselle blanche…
Sur cette cimaise, l’accrochage s’achève avec les reproductions de trois photographies de femmes au piano. Les textes qui les accompagnent évoquent les précautions et les délires au quotidien de la princesse et de son piano.
De l’autre côté de l’espace d’exposition, côté jardin, on découvre la photo d’une femme, elle aussi vêtue de blanc, qui déploie un large éventail derrière sa tête. Une phrase laconique annonce : « Alexandra ne voulut plus être touchée par rien, et à son tour ne toucha plus ».
Sur une petite étagère, un piano de verre moulé fait écho à l’Étamorphose d’Hugo Bel et à son jumeau que l’on découvre en face, dans l’épaisseur de la cimaise.
Ici, le couvercle de l’instrument est refermé. La niche renferme un recueil de récits de la Princesse Alexandra de Bavière, édité dans une traduction française en 1865, sous le titre « Le facteur de la Poste ». La carrière littéraire de la princesse, ses qualités d’écrivaine, de poétesse et de traductrice de cette femme ont, semble-t-il, été oubliées.
Vir Andres Hera – Misurgia Sisitlallan, 2020
Dans la seconde partie de l’exposition, la cimaise mise en place pour l’installation d’Isabelle Rodriguez aménage opportunément une zone d’ombre pour la double projection du film Misurgia Sisitlallan (2020) de Vir Andres Hera.
La suspension des deux écrans fait naturellement écho à la grande plaque en sucre de Hugo Bel. Son accrochage à l’avant du mur construit une sorte de couloir qui multiplie les points de vue à la fois sur le film de Vir Andres Hera, mais aussi sur le reste de l’exposition.
Monté au Frenoy en début 2020, Misurgia Sisitlallan est un film expérimental dans lequel se télescopent et s’hybrident des animations, image par image, réalisées en utilisant des photogrammes produits à l’aide de microscopes électroniques dans un laboratoire spécialisé dans la science des matériaux et des séquences chorégraphiques imaginées à partir de flûtes aztèques repérées dans des musées archéologiques.
Le projet s’inspire de la « Misurgia Universalis » du prêtre jésuite et savant Athanasius Kircher, inventeur entre autres de la musique algorithmique générative. Dans son imposant traité sur la musique publié en 1650, il comparait la naissance du monde à une partition de musique jouée sur un orgue cosmique.
La bande-son de l’installation est issue d’une collaboration avec Jérôme Nika (IRCAM). À partir d’une polyphonie chantée en nahuatl, en français, en fon, en anglais, en espagnol et en créole haïtien, un logiciel hybride les langues selon leur durée et leur intensité.
L’autre source d’inspiration revendiquée par Vir Andres Hera est l’œuvre de Juana Inès de la Cruz (1648-1695), une religieuse catholique, poétesse et dramaturge mexicaine. À travers ses textes, elle évoque la confrontation des cultures et la convergence des outils scientifiques, de l’étude des langues et du mysticisme. Dans un de ses poèmes, Primero Sueno (1689), elle a recours à un procédé qui consiste à écrire des textes en espagnol en utilisant l’alphabet arabe. Repris dans certaines séquences du film, on le retourne aussi dans la fresque murale qui fait face à la projection.
Vir Andres Hera y imagine une « création possible du monde » qu’il traduit en plusieurs langues hiéroglyphiques. Légèrement poncés, ces textes sont accompagnés de reproductions des flutes aztèques utilisées dans le film.
Rebecca Brueder – En dessous de Popigaï et Taal, 12 janvier 2020, 2020
Avec En dessous de Popigaï (2020), Rebecca Brueder présente une imposante fresque murale réalisée in situ sur les 9 mètres du mur au fond de l’espace d’exposition. Cette installation monumentale fait référence à une météorite qui a frappé la terre il y a 35 millions d’années, au nord de la Sibérie, près de la rivière Popigaï. Son impact a creusé un cratère sur plusieurs dizaines de kilomètres. Par compression, le graphite présent dans le sol s’est alors transformé en une multitude de petits diamants. Selon certaines informations, ce gisement multiplierait par plus de 100 les réserves mondiales de cette pierre précieuse… Découvert en 1946, son existence est longtemps restée secrète…
Rebecca Brueder propose une immersion dans la profondeur de ce cratère. Sur toute la largeur du mur, habillé au préalable de polystyrène, elle a projeté différentes natures de terre, superposant ainsi des sols du plus sombre au plus clair.
Dans la pénombre, on distingue le scintillement d’une multitude de petites pierres incrustées dans la terre. Ces faux diamants sont composés d’éclats de verre sécurit collés sur des morceaux de miroirs.
Dans le texte de Gabrielle Camuset qui accompagne l’exposition, celle-ci souligne que le choix de ces matériaux n’est pas laissé au hasard. Elle rapporte ces propos de Rebecca Brueder : « Pour devenir sécurit, le verre est chauffé à très haute température avant d’être soudainement refroidi. Ce choc thermique crée des microfissures invisibles qui lui permettent de se briser en milliers de petits morceaux en cas d’impact important. Ce processus rappelle le baiser de l’astéroïde sur le sol de la Sibérie, créant le cratère de Popigaï et ses milliards de petits diamants. »
Cette installation de Rebecca Brueder est une extraordinaire machine qui entraîne le regardeur vers de multiples cheminements et réflexions où « la lumière passe comme l’ombre »…
Impossible de ne pas y voir aussi quelques résonnances avec les autres œuvres. Ainsi le verre du piano d’Isabelle Rodriguez, s’il s’était brisé, aurait pu tapisser le fond de la salle d’exposition en d’innombrables éclats. Certains remarqueront peut-être la météorite fugacement évoquée dans le film de Vir Andres Hera…
Pensée à l’origine pour être au sol, En dessous de Popigaï s’est « redressé » pour devenir une fresque qui fait formellement écho à la plaque de sucre d’Hugo Bel comme aux écrans de Misurgia Sisitlallan.
Sur le mur de gauche, une œuvre plus discrète s’avère tout aussi fascinante. Taal, 12 janvier 2020 est une captivante interprétation graphique de la première éruption volcanique de l’année 2020. Pendant le premier confinement, à partir d’une photographie récupérée sur internet, Rebecca Brueder s’est plongée dans le nuage de cendres pour le reproduire dans un dessin point par point pendant des heures et des heures…
Si Taal, 12 janvier 2020 est moins spectaculaire que En dessous de Popigaï, ses modestes dimensions n’en offrent pas moins des voies aussi vertigineuses pour méditer sur nos fragilités et sur notre caractère éphémère (Natus mortuus, homo fugit sicut umbra)…
« Lux fugit sicut umbra » : texte de présentation d’Emmanuel Latreille
L’exposition Lux fugit sicut umbra fait écho à une fameuse locution latine, « Homo fugit sicut umbra » (« L’homme passe comme l’ombre »), qui commentait dans l’antiquité son état de mortel. En substituant la « lumière » au genre humain, les quatre artistes qui l’ont nourrie de leurs travaux écartent cet humanisme à portée réduite, désormais insuffisant pour rendre compte de la fragilité qui affecte le monde. Il ne s’agit plus de morale individuelle mais d’un constat de nature « physique », faisant état, au moyen d’une tautologie ironique, de la disparition automatique de la lumière avec les ombres, des ombres avec la lumière : la lumière disparaît avec les ombres, elle-même n’a plus de source, elle est destinée à s’éteindre en dehors de toute métaphore possible.
Deux sculpteurs tout d’abord s’appliquent à saisir cette énergie contingente qui frappe les corps, les matières, et se disperse avec eux.
Hugo Bel fait usage du sucre pour dresser des structures translucides, d’une extrême fragilité. Ses sculptures sont éphémères. Tantôt réalisées à partir d’éléments existants, tantôt élevées comme d’imposantes icônes, ses pièces prennent l’apparence de formes luminescentes dont le regard du spectateur partage l’évanescence. Car la lumière, on le sait, ne vient pas uniquement du dehors, chacun la réfléchit avec sa propre énergie spéculaire, avec sa vision. Pour l’exposition, Hugo Bel réalisera ainsi une « coulée » flamboyante dessinée dans l’espace à partir d’une grille en fer forgé. En lien avec elle, il suspendra une grande plaque de lumière sucrée nourrissant des fleurs de tournesol, ces « fleurs qui fixent le soleil », englouties à leur tour dans la pénombre du lieu.
Rebecca Brueder a réalisé ses deux œuvres à partir de deux événements qui ont eu pour contexte la terre elle-même. Le premier est une éruption du volcan Taal aux Philippines, le 12 janvier 2020. Première éruption de l’année, l’artiste en a fixé le nuage de cendres dans un dessin pointilliste, qui lui confère une étonnante légèreté, comme si toute cette puissance tellurique se fixait dans le « rien » d’une grisaille de points infimes. La seconde est une installation monumentale sur les murs du Frac, avec de la terre et des éléments en miroir et verre. Elle fait référence à une météorite qui a frappé le globe il y a 35 millions d’années, en Sibérie, près de la rivière actuelle Popigaï, qui lui a donné son nom. À l’impact, un cratère avait été creusé sur plusieurs dizaines de kilomètres, en produisant une infinité de petits diamants, issus des coulées de graphite surchauffées par l’explosion de l’astéroïde.
Vir Andres Hera met en vidéos des figures humaines habitées par l’histoire des civilisations, des religions, des croyances. Pour lui, les êtres sont comme des palimpsestes ambulants, des feuilletages de langages, de mots formés dans une multitude de langues qu’il s’applique à enregistrer dans ses images. À travers les langues, c’est une source transcendante (désormais problématique, presque inaccessible) qui se révèle ou non, selon que les individus l’expriment à travers leur apparence, leurs rituels et leurs échanges, les lieux qu’ils habitent et qui sont d’autres langages. En véritable philosophe des images, Andres Hera parle des parts d’ombre et de lumière qui cohabitent dans les corps comme dans le règne minéral et ses dimensions infinitésimales, indissolublement liées l’une à l’autre. Pour l’exposition il présentera une installation composée de plusieurs de ses films.
Isabelle Rodriguez écrit d’abord. C’est son travail d’écrivaine qui est à l’origine de ses créations formelles. Celles-ci sont constituées d’archives d’images ou de collections d’objets, mais aussi de pièces réalisées spécialement. L’histoire qui a « occupé » l’artiste pour l’exposition est celle d’Alexandra de Bavière, la fille du roi Louis : cette jeune femme était persuadée qu’un piano était logé en elle, un vrai piano mais en verre qui aurait pu se briser en cas de mouvement brusque. Mais sa terreur n’impliquait pas sa seule personne : nul ne devait l’approcher à moins d’un mètre, et elle ne pouvait résider dans une petite salle avec plus de deux personnes, ses vêtements devaient être brossés chaque jour pour éliminer les matières qui auraient pu la traverser et abîmer son trésor intérieur s En somme, Alexandra était confinée… Ou plutôt, c’est ce piano lumineux qui, en elle, la contraignait à s’enfermer, à se terrer, à disparaître au regard des autres. Isabelle Rodriguez convoquera plusieurs objets en lien avec cette inquiétante figure historique, ainsi qu’un texte qui en déploiera les différentes strates de sens.
Par ces œuvres croisées, les quatre artistes inventeront au-delà de leur création individuelle et de leur recherche personnelle. Comme tous les ans pour Post_Production, l’exposition est une « pièce » collective, jouant des échos entre les mots et les choses, les matières et les lumières, les images et les traces : Lux fugit sicut umbra est une proposition poétique à huit mains, quatre têtes et deux genres, mais non dualiste. Elle est peut-être surtout une formule magique, un talisman, ou une ultime tentative pour affirmer l’Unité qui nous englobe et nous produit dans la lumière, fût-elle en elle-même problématique.
Emmanuel Latreille
Commissaire de l’exposition, directeur du Frac OM
Hugo Bel
Né en 1990, Hugo Bel vit et travaille à Toulouse.
Diplômé de l’isdaT – institut supérieur des arts de Toulouse en 2016.
Hugo Bel et la Sehnsucht visuelle
Méditation à partir d’une lettre de Van Gogh
Par Félix Giloux
Le travail d’Hugo Bel pourrait tout entier se situer dans le concept allemand de Sehnsucht. Ce terme intraduisible condense l’idée d’un désir qui s’attache à rechercher des images, des souvenirs perdus. Les objets dans les interventions de l’artiste sont souvent des réceptacles pour la mémoire, qui gardent la trace d’un temps en constante mutation. Parfois les objets renvoient aux individus ayant travaillé ou vécu dans le lieu, ils assument alors une valeur de « supplément de mémoire » et rendent hommage à la vie insignifiante et ordinaire des petites gens dont la voix est, et était même alors, réduite au silence, comme dans l’intervention à l’Abbaye-aux-Dames (2019). Ailleurs les objets fonctionnent comme des matrices informes qui déclenchent dans l’imaginaire du spectateur un kaléidoscope visuel d’images qui animent des objets à la nature indéterminée, entre l’organique et l’inorganique, le réel et le féérique, comme c’est le cas avec les œuvres exposées en milieu naturel Gangue et Promenons-nous dans les bois (2018-2020).
Pour mettre en forme cette dialectique de l’absence, cette dimension évanescente où le monde du fantasme vient habiter momentanément le monde des corps physiques, l’artiste a notamment recours à un procédé par lequel il crée des corps solides avec un matériau éphémère, fragile, périssable : le sucre. D’un point de vue poïétique, le sucre plonge le spectateur dans l’univers du merveilleux, du mystérieux, de la féérie. Comment ne pas penser au conte pour enfant de Hansel et Gretel et à la maison de pain d’épices qui contient uniquement des objets pâtissiers ?
À propos donc de cette métaphysique de la pâtisserie, Hugo Bel présente pour cette intervention au Frac Occitanie Montpellier deux éléments en sucre qui fonctionnent en étroite relation. L’ensemble se compose d’une large plaque suspendue (3 x 2 m) où apparaissent une douzaine de tournesols séchés, devant laquelle se trouve une grille de fer forgé coulée en sucre.
Les formes sinueuses qui se dessinent autour des tournesols et qui font écho aux arabesques irrégulières et fragiles qui animent la rambarde, de même que la luminosité immanente dont ces deux éléments de sucre semblent être doués, accentuent un certain effet d’irréalité, d’« image-mirage », qui nous transmet la puissance coloriste de l’univers de Van Gogh. Ce, non pas tant par des renvois à des scènes ou des situations précises de l’œuvre du Maître, mais à travers une atmosphère de lumière dans laquelle le spectateur pénètre quand il se place entre les deux éléments. Cette sensation immersive de pénétrer dans un espace autre, ce partage entre un dedans et un dehors est rendu possible car cet espace est construit comme une scène, comme un tableau scénographié dont l’écran lumineux des tournesols serait le fond de scène, animé par la présence du spectateur lui-même ; lorsqu’il se trouve devant la balustrade, celui-ci aura l’impression de se situer à l’extérieur et d’être face à une fenêtre temporelle qui donne sur un ailleurs lointain, tandis que poursuivant son chemin derrière celle-ci, comme par télescopage, il aura la sensation d’avoir pénétré à l’intérieur d’un paysage sublimé par l’esprit du peintre qui hante la scène. La balustrade fonctionne ainsi comme un tremplin pour l’œil, qui amène la transition entre l’espace externe et un espace intime, enveloppant.
Quant aux tournesols littéralement fossilisés dans le sucre, ils témoignent de cet état intermédiaire du fossile entre la présence et l’absence : leur noirceur par dessèchement nous renvoie d’une part à un moment révolu de l’histoire de l’art, et d’autre part nous met face à cette image oxymorique du « soleil noir », à savoir d’une lumière nocturne, concept clé depuis Caravage avec ses clairs-obscurs exacerbés, que l’on re- trouve chez Van Gogh comme dans L’Église d’Auvers-sur-Oise où le premier plan est éclairé comme en plein jour mais dans un paysage nocturne. Cette métaphore du soleil noir réapparaît ici pour signifier la course du temps inexorable : l’artiste nous laisse imaginer ce moment de spiritualité sublime où la lumière est à son paroxysme avant le déclin. Ainsi comprend-on que, pour avoir lieu, l’instant d’explosion lumineuse doit contenir en son sein sa propre extinction : le noir, précisément le cœur des tournesols.
Félix Giloux est critique d’art des Cahiers d’art de courte-line.
Expositions à venir
– Installation in situ dans la cour du Castellet, quartier Saint-Michel, Toulouse
– Résidence Admare, Îles de la madeleine, Québec
– Exposition collective, « Sou-viens », 6B, Saint-Denis
– Exposition personnelle, Galerie du philosophe, Carla-Bayle
Expositions personnelles
2019
– Le merveilleux est dans le quotidien, Galerie du Haut-Pavé, Paris
2018
– La Danse du cœur, Galerie du Tableau, Marseille
– Le Choix du Printemps, L’Adresse du Printemps de Septembre, Toulouse
– Rafale à blanc, Galerie Licence III, Perpignan
Expositions collectives
2020
– Festival des Bords de Vire #5 – Parcours Art et Environnement, Usine Utopik
– Les Origines du verre, Château de Taurines, Centrès, Aveyron
2019
– Le presque Rien, CIAM la Fabrique, Toulouse
– 10 ans d’utopie, Abbaye-aux-Dames, Caen
– Ukronie #2, Jardin botanique, Toulouse
– Le Confort des étranges, Hôtel de Bagis, Toulouse
– 56V10, Usine Utopik, Tessy-sur-Vire, Normandie
2018
– Ondes de la terre, Penta-di-Casinca, Haute-Corse
– Ukronie, Jardin botanique, Toulouse
2017
– Fête du plâtre, Arignac
– Basse Résolution, La Mèche, Toulouse
– Watergame #5, jardin du Pavillon de Vendôme, Aix-en-Provence
– La Halle au Gras, Gimont, 1er prix
– AEND #5, Lieu-Commun, Toulouse
– AEND #1, Espace III de Croix Baragnon, Toulouse
2016
– Bleu-bleu, Le Printemps de Septembre, Lieu-Commun, Toulouse
2015
– La Halle au Gras, Gimont
2014
– Exposition sur la place Saint-Georges, Toulouse
– Exposition à la médiathèque de Lavaur
Rebecca Brueder
Née en 1993, Rebecca Brueder vit et travaille à Marseille.
Diplômée de l’ÉSAD – École supérieure d’art et de design des Pyrénées, Pau-Tarbes en 2018.
Cosmologie de signes
Par Gabrielle Camuset
Rebecca Brueder est une glaneuse d’histoires, d’images, de récits.
Des récits qu’elle recueille au milieu du flux quotidien d’informations : données, contenus et représentations souvent puisés en ligne, dans des revues scientifiques ou sur des sites d’informations. Des événements sur lesquels, par le prisme de sa démarche, elle nous invite à re-poser notre regard pour mieux les examiner et les ré-envisager.
La géognosie (1) tient une place centrale dans son travail et la plupart des sujets qu’elle aborde touchent le rapport de l’Homme à son environnement ; avec une attention portée aux phénomènes naturels ou géologiques qui, par-delà nos tentatives de domination, restent hors de contrôle.
Ainsi Taal, 12 janvier 2020 revient sur la première éruption volcanique de l’année — du moins la première relayée dans les médias en France — celle du volcan Taal aux Philippines(2).
De cet événement, Rebecca Brueder ne va garder qu’une image. Une image symbolique, trouvée sur internet, qui sert de base au dessin qu’elle réalise à la manière du mezzo-tinto (3).
De ce fait, si l’éruption en question et son relais n’ont duré que quelques heures, le processus de travail mis en place par l’artiste est tout autre. En effet, en réalisant son dessin point par point, c’est dans un nouveau rapport au temps qu’elle s’engage. Un temps étiré, hors du flux quotidien, au sein duquel des choses nouvelles peuvent advenir.
C’est aussi d’infimes nouveaux détails que l’artiste nous donne à voir et sur lesquels elle nous propose de nous arrêter. Le procédé technique nous incite en effet à revenir sur l’image perçue, à nous plonger dans le dessin, à nous y promener ; et petit à petit, à analyser ce qui le compose.
Or, quand nous nous approchons de la composition, cette dernière se trouble, les repères s’effacent, la perception se transforme et le motif pointilliste se métamorphose. Il nous évoque alors des spores, en pleine dispersion, à l’instar du nuage de gaz et de cendres.
Taal, 12 janvier 2020 est un arrêt sur image, mais le processus qu’il active nous invite à regarder au-delà de l’événement. Le dessin devient alors prétexte pour nous décentrer, nous questionner sur ce qui a précédé l’événement, son contexte et aussi ses potentielles conséquences dans le futur.
La constellation de points figurée dans Taal, 12 janvier 2020 dialogue à une autre échelle avec celle de petites pierres brillantes qui viennent ponctuer En dessous de Popigaï.
L’histoire de cette installation commence il y a 35,7 millions d’années, alors qu’une météorite impacte la Terre tout au nord de la Sibérie. La collision du corps céleste avec la surface terrestre crée un immense cratère (4), Popigaï, où le graphite alors présent dans le sol se transforme, par compression de couches, en une multitude de petits diamants.
Ce gisement colossal — qui à lui seul multiplierait par 110 les réserves mondiales de cette pierre précieuse (5) — a été découvert en 1946 ; mais son existence a été tenue secrète pendant plusieurs décennies et son exploitation est récente.
Avec En dessous de Popigaï, c’est une immersion dans les couches terrestres de ce cratère que nous propose Rebecca Brueder. Mais l’installation pourrait se dérober au regard de celui qui n’y prête pas attention. En effet, il faut laisser l’œil s’accommoder à l’obscurité et prendre le temps d’observer pour remarquer, incrustés dans les couches de terre, de petites pierres brillantes.
Il ne s’agit bien sûr pas ici de vrais diamants, mais de verre sécurit adossé à de petits miroirs qui viennent évoquer la pierre précieuse. Le choix des matériaux n’est pas laissé au hasard par l’artiste, qui précise : « Pour devenir sécurit, le verre est chauffé à très haute température avant d’être soudainement refroidi. Ce choc thermique crée des microfissures invisibles qui lui permettent de se briser en milliers de petits morceaux en cas d’impact important. Ce processus rappelle le baiser de l’astéroïde sur le sol de la Sibérie, créant le cratère de Popigaï et ses milliards de petits diamants. »
Plongé dans l’installation, le spectateur peut construire de multiples chemins sémantiques.
Pour celui qui n’aurait pas toutes les informations précitées, la première lecture de la pièce peut être une simple invitation à regarder notre environnement. Car si la richesse qui nous entoure n’est pas toujours perceptible, notre ressource première reste la terre qu’il est de plus en plus urgent de reconsidérer.
Pourtant, le projet nous propose de nous déplacer vers des problématiques plus géopolitiques, sociologiques et écologiques. Tout d’abord, l’extraction des diamants de Popigaï bouleverserait le marché international, venant par-là rebattre certaines cartes de nos systèmes économiques mondialisés. De plus, l’exploitation de cette mine géographiquement isolée (6), dans des conditions climatiques extrêmes, suscite des questions sur les conditions de travail des ouvriers.
Enfin et surtout, alors que les scientifiques nous mettent en garde sur la fonte des glaces comme libératrice de virus inconnus, que risquons-nous de déterrer de ces couches de permafrost, outre des diamants ?
Au-delà de l’expérience immersive, ce sont toutes ces questions qui traversent l’installation de Rebecca Brueder. Les diamants de Popigaï deviennent les espaces métaphoriques où s’exercent des enjeux actuels, entre trésors fantasmés et incidences inconnues.
Ainsi, telle une artiste-journaliste, Rebecca Brueder déploie des propositions qui se situent à l’intersection de l’enquête socio-géologique, du questionnement écologique et de la vision poétique. En convoquant et en se focalisant sur des récits qui pourraient sembler anecdotiques, l’artiste nous invite à aller au-delà du survol habituel et à gratter la surface des choses. Ses projets nous contraignent à porter notre attention sur ce qui ne se trouve pas d’ordinaire à hauteur de regard : fouiller sous la terre, chercher dans les airs. Sortir de son échelle, se décentrer, pour mieux appréhender les éléments qui nous entourent et nous interroger sur des environnements qui pouvaient sembler de prime abord immuables.
(1) La géognosie est « la branche de la géologie ayant pour objet l’étude de la formation des masses minérales qui composent le globe terrestre, leur évolution, leur localisation et leur composition ». (Citation tirée de https://www.cnrtl.fr/)
(2) Les scientifiques ont comptabilisé plus de 1 500 volcans actuellement actifs sur Terre. À l’heure où nous écrivons ces lignes, entre 40 et 50 volcans en éruption sont recensés.
(3) Le mezzo-tinto, ou manière noire, est un procédé de gravure par lequel une plaque de cuivre est recouverte de petits trous avant d’être travaillée pour jouer sur les teintes de noirs et de blancs.
(4) Avec plus de 100 km de diamètre, le cratère de Popigaï est le plus gros cratère d’impact parmi tous ceux connus sur Terre.
(5) Nous pouvons lire, dans l’article intitulé « Une mine de diamants en Sibérie suscite tous les fantasmes » sur Challenges, que « À ce jour, « les 0,3 % du cratère explorés donnent déjà 147 milliards de carats, alors que les réserves mondiales de diamants sont estimées à 5 milliards de carats », souligne le directeur de l’institut Sobolev ». Source : https://www.challenges.fr/luxe/une-mine-de-diamants-en-siberie-suscite-tous-les-fantasmes_262645
(6) Popagaï se situe à proximité de l’océan Arctique dans des couches de terres gelées, et à 400 km de la localité la plus proche sans aucun accès routier ou ferroviaire.
Expositions à venir
2021
– Exposition personnelle au Centre culturel français de la ville de Freiburg, Allemagne
– Exposition personnelle à la Galerie Robet-Dantec, Belfort
– Exposition personnelle au château de la Falgalarié, Aussillion
– Exposition collective au Musée Muséeum départemental, Gap
2020
– Exposition collective à la galerie Réplique, Rodez
Expositions collectives
2020
– Rencontres Perméable au château de la Falgalarié, Aussillion
– Emergences#2 à la Galerie Robet-Dantec, Belfort
– Météorïdes à la XHC Minor Street, Bordeaux
– Au-delà des falaises au centre d’art la Halle, Pont-en-Royans
2019
– ADESSIN, Salon du dessin à la Chapelle-du-Quartier-Haut, Sète
– Parcours de l’Art #25, Avignon
– Horizons d’eaux #3 (FRAC OM), « Une terre deux fois silencieuse », Musée du Lauraguais, Castelnaudary
– Biennale de la jeune création contemporaine Mulhouse019, parc des expositions, Mulhouse
2018
– Visio, Parvis, Tarbes
– Bim Bam Boum, École supérieure d’art et de design des Pyrénées – Site de Tarbes
– Bim Bam Boum 2, Briqueterie de Nagen, Saint-Marcel-Paulel
https://rebeccabrueder.com/
Vir Andres Hera
Né au Mexique en 1990, Vir Andres Hera vit et travaille en France.
Diplômé du MO.CO. Esba – École supérieure des beaux-arts de Montpellier en 2015.
Saisir la peau du monde
Par Chantal Pontbriand
Une des premières œuvres de Vir Andres Hera, réalisée en 2014, s’intitule 1641-1991. À son sujet, j’avais trouvé jadis ces mots pour la décrire et la commenter :
« Andres Hera surprend en greffant des pots de peinture usagés au mur. L’architecture néo-romane du lieu se trouve parasitée par ces ornements placés aléatoirement selon des points d’ancrage “déjà-là”, et restituant d’une certaine façon une histoire oubliée dont ces pots deviennent des marqueurs dans l’espace (1). »
En fait, on peut dire aujourd’hui, alors qu’Hera aura réalisé plus d’une douzaine de films, que tout était « déjà là ».
Parmi les derniers films, on compte Misurgia Sisitlallan (2020), réalisé pour une installation portant le même nom, et Piramidal پ رياميدال(2016-2020). Misurgia et Piramidal traversent des siècles sinon des millénaires d’histoire, histoire tant de la planète que de tout ce qui y vit et de ce qui y gît, que l’on se réfère aux règnes animal, végétal ou minéral. Alors que Piramidal tourne autour des fêtes religieuses de la semaine sainte d’un village en Andalousie, fêtes qui, malgré leurs fortes références à l’époque baroque, se tiennent encore, Misurgia nous plonge dans un télescopage à grande échelle entre des images réalisées au microscope dans un laboratoire de pointe et des chorégraphies réalisées pour l’écran. Si Piramidal nous plonge dans l’histoire, tout en filmant un événement qui nous est contemporain, Misurgia prend comme point de départ une technologie actuelle des plus sophistiquées pour exposer ce que le monde recèle de plus infiniment petit et ancien, l’ADN même de la matière.
Tout est d’abord mot et langage chez Hera qui est de descendance afro-mexicaine et otomi, et c’est à travers le prisme de la langue et des langues que se traduit une impressionnante réflexion sur l’histoire, la colonisation, et les transferts et métissages culturels. La micro-analyse à laquelle se livre Hera tient autant de sa conscience et connaissance des transferts linguistiques dans le temps que de sa volonté d’avoir recours à des technologies de pointe et à des formes plastiques contemporaines pour (re) découvrir le monde. Ainsi au cœur de Piramidal se trouve l’Aljamiado, qui consiste en un procédé connu en Andalousie, avant l’époque de la Reconquista, à écrire des textes en espagnol en utilisant l’alphabet arabe. En l’occurrence c’est un poème de Juana Inès de la Cruz de 1689, Primero Sueno, utilisant ce procédé qui est repris dans le film, alors que des images de processions se déroulant dans le village défilent à l’écran. Chars allégoriques richement décorés d’or, révélateurs de la prégnance encore de nos jours du fort héritage du baroque espagnol à l’époque des conquistadors, statues polychromes à l’iconographie religieuse, cierges et bougies allumées, et nombre d’habitants costumés à l’image du Christ. Entre la langue entendue, les images vues, nous traversons plusieurs mondes, tant espagnol qu’arabe. Ceux-ci sont condensés et agissent en palimpseste les uns avec les autres. Et ils ne font pas qu’être l’œuvre d’un artiste mais ce sont des phénomènes qui se sont produits dans le temps à travers les âges et les époques, les continents et les mouvements géopolitiques au fil de l’histoire. Au déjà-là, Hera ajoute la complexité et la perspective d’un jeune artiste fort conscient des enjeux qui animent la planète aujourd’hui.
La Cité des mots, pour reprendre le titre d’Alberto Manguel, habitant le monde translinguistique d’Hera, se retrouve aussi dans Misurgia bien entendu. Misurgia s’appuie à nouveau sur le travail translinguistique de Juana Inès de la Cruz, le titre cependant se réfère à Athanasius Kircher et son Misurgia Universalis. Ce scientifique et érudit, polyglotte fasciné par l’histoire des langues, s’intéresse à la géographie, l’astronomie, les mathématiques, la médecine et la musique. Il se fabrique un microscope pour étudier le sang, invente aussi des orgues lui permettant d’associer lieux, sons, et musique dans le but d’approfondir notre connaissance de l’univers. Ce traité de 1650 est une référence essentielle du Baroque. Il y compare la naissance du monde à une partition de musique jouée sur un orgue actionné par Dieu (Kircher était jésuite). « Misurgia » est un mot inventé par Kircher à partir de deux mots grecs : Μοῦσα (mousa) et organon, pointant l’organicité de la musique et la création du monde. Il écrit également le premier traité de géologie, le Mundus subterraneus de 1665.
Le film d’Hera nous plonge dans un univers cosmique, alors que défilent des animations, image par image développées à partir des photogrammes extraits à l’aide de microscopes électroniques avec l’UMET, laboratoire spécialisé dans la science des matériaux. L’analyse d’échantillons de sources diverses a donné lieu aux images : gouttes de divers liquides, sédiments qui ont donné lieu à la formation des continents (terre, pierres volcaniques), fragments issus du monde minéral (météorites), animal (animaux empaillés, peau, insectes), et végétal (feuilles et tiges de plantes, pollens).
Des images ont été tournées à partir de chorégraphies développées d’après des sculptures repérées dans des musées archéologiques. Hera parle à ce sujet de la dimension « mezzoscopique » de son projet, liant le microscopique et le macroscopique, en relation avec des divinités aztèques tel que Ixtlilton, Mayawel, Tezkatlipoka, Tlalok et Kowatlikue (graphie phonétique conforme à la langue aztèque). La référence à celles-ci structure divers « chapitres » au sein de l’œuvre.
Le son, travaillé en collaboration avec Jérôme Nika, fait écho à ce désir de lier l’infiniment petit et l’infiniment grand, non seulement à travers l’histoire-culture, mais aussi à travers la Terre même, dans son fondement géologique. En référence au monde hétéroglossique (Mikaël Bakhtine) de Juana Inès de la Cruz, le son est généré à partir d’un logiciel qui joue sur l’hybridité des langues.
À l’image du tatouage qui apparaît dans la séquence Tlalok, on peut avancer cette idée pour terminer (trop hâtivement tant il y aurait encore des choses à dire ici) que le « langage est une peau » (Jacques Lacan). Que le monde de Vir Andres Hera fait parler ce langage via un télescopage temporel. Et encore que son positionnement, en artiste du XXIe siècle qu’il est, hybride et métissé, s’inscrit sans doute davantage dans une cosmopolitique (Isabelle Stengers) que dans la cosmologie d’un Kircher.
(1) Chantal Pontbriand, « Autour de », in autour de PRESENCE WITHOUT PRESENCE, Du Périmètre scénique en art : re/penser la skéné, RDV VII, Montpellier, 2015. Http//:esbama.fr › skene › cahier7
Chantal Pontbriand est historienne de l’art, critique et commissaire d’exposition. Cofondatrice de Parachute (1975-2007), elle a été Head of Exhibition Research and Development à la Tate Modern à Londres en 2010-11.
https://www.virandreshera.com
https://vimeo.com/user5231431
Isabelle Rodriguez
Née dans les années 1980, Isabelle Rodriguez vit et travaille dans les Monts du Lyonnais.
Diplômée de l’ésban – École supérieure des beaux-arts de Nîmes en 2017.
Les fabulées
Par Camille Paulhan
Je crois pouvoir dire que j’ai croisé au cours de mon enfance un certain nombre de femmes dont les attitudes m’ont profondément marquée. Pour certaines, cela dépassait de beaucoup le culot, l’audace et l’absence de soumission aux conventions sociales. L’une collectionnait les cartes postales publicitaires de préservatifs, volait dans les magasins en se faisant passer pour sénile et jurait comme un charretier. Une autre, promise à un avenir de femme d’agriculteur, avait choisi elle-même son mari en lorgnant les jeunes hommes à la messe puis tenu d’une main de fer le café de son village pendant la Seconde Guerre. Une autre encore avait publié anonymement un livre érotique aux relents sadiens qui avait fait grand bruit. Une dernière prétendait que la politesse ne servait à rien, se sustentait de barres chocolatées sans en proposer à quiconque, et piquait sans vergogne les billets de banque du Monopoly dans le dos des enfants. L’histoire de ces vieilles dames parfaitement indignes n’a pas été écrite, et ne le sera sans doute jamais. Pour la petite fille que j’étais, il me semblait pourtant que ces femmes avaient déjà, par leur attitude, écrit leur légende, et qu’il me faudrait sans doute un jour les raconter en n’hésitant pas à les transformer en personnages de fiction.
Isabelle Rodriguez s’est mise en quête de ces récits oubliés, de ces femmes dont on n’a pas écrit l’histoire parce qu’on les pensait folles, parce qu’elles étaient dans l’ombre d’hommes qui avaient dirigé des états ou mené des guerres, parce qu’on les avait considérées comme un groupe social plutôt que comme des individues à part entière. La princesse allemande Alexandra de Bavière fut une de ces femmes, dont la carrière de traductrice et de poétesse fut quelque peu éclipsée par la croyance qu’elle développa peu après ses vingt ans. Convaincue qu’elle avait ingéré un piano à queue en verre – je suppose plutôt petit dans l’enfance, grandissant avec le temps comme le nénuphar à l’intérieur du poumon de Chloé dans L’Écume des jours de Boris Vian – elle avait organisé sa vie pour éviter de le briser par des gestes brusques. On imagine bien que l’instrument de musique, gobé par on ne sait quelle magie par l’héritière, aurait pu se mettre en marche de façon impromptue aux heures indues de la nuit, pour jouer (pourquoi pas) du Chopin. Isabelle Rodriguez ne le sait pas mais cette évocation éveille en moi d’autres récits, d’autres inquiétudes aussi, qui s’entremêlent sans hiérarchie : c’est l’éclat de verre qui s’infiltre dans l’œil de Kay au début de La Reine des Neiges d’Andersen et que j’ai cru moi aussi à plusieurs reprises reconnaître lorsque je sentais un grain de poussière sous ma paupière. C’est aussi le fantasme d’André Breton dans Nadja, la maison de verre, le lit de verre aux draps de verre, dont la simple lecture me faisait frissonner. Ce sont les sœurs dont l’histoire tragique, qui m’a hantée toute l’adolescence, est imaginée par Réjean Ducharme au cœur de L’Avalée des avalés, qui brisent un soir la vitre de leur chambre et la mastiquent toute la nuit, et que l’on retrouve au petit matin les lèvres ensanglantées. C’est un alliage infernal que j’avais fait entre le Cendrillon de Perrault où les pantoufles sont de verre, et celui de Grimm, où les sœurs se tailladent les extrémités des pieds pour réussir à enfiler les précieux chaussons. Tous ces souvenirs littéraires épars ne sont autre chose que des paraboles de la fragilité, de l’incertitude, et de la difficulté d’être au monde. C’est là également tout l’enjeu du travail d’Isabelle Rodriguez : il n’est pas tant question de proposer des biographies extatiques que de se mettre dans les pas de figures féminines tiraillées entre les faits et la fable. Et, par la force de l’écriture, non pas les faire entrer dans l’Histoire, mais tout simplement leur en donner une qui soit bien la leur.
Expositions personnelles
2019
– Les fantômes, Biennale de la jeune création contemporaine, Mulhouse019
– Se souvenir du bruit qu’a fait le lustre en tombant, galerie Foster, Carré d’Art, Nîmes
Performances, lectures performées, créations radiophoniques (sélection)
2019
– Les Disparues du Mont L., forum-1, Festival Extra !, Centre Georges Pompidou, Paris
– Les Orphelines du villages de S., Labo_Demo #1 sur les écritures contemporaines, Centre Wallonie-Bruxelles, Paris
– La Noyée, librairie Au fil des pages, Le Havre 2018
– Reprise – Hervé Leroux, in Tribute to, radio PiedNu, Le Havre
– La maison qui tombe, in Tout ce que vous vivez est inspiré de faits réels, radio piedNu, Le Havre
– La maison, Comme une Histoire… Le Havre, Musée d’art moderne André Malraux, Le Havre
– 1, 2, 3 secondes puis… Alexandra, Poésie en présence, fort de Tourneville, Le Havre
Expositions collectives
2017
– Exposition des diplômés, esban, Nîmes
– Traversées, esban, Nîmes
2016
– Visions – recherche en art et en design, proposition de l’ANdEA, Palais de Tokyo, Paris
– La Vie des œuvres, avec des œuvres de la collection du Frac, commissariat Philippe Richard, esban
– États des lieux, esban, Nîmes
2015
– Canevas, sur une invitation de Jean-François Chevrier en lien avec l’exposition Formes biographiques, mur Foster, Carré d’Art, Nîmes
– Demi-soupir, esban, Nîmes
– L’Écho de Pierre Ménard, Musée du Vieux-Nîmes 2014
– 1M2, galerie Lucia, Nîmes
– Exposition des diplômés, Atrium, Saint-Étienne
https://www.isabellesorlinrodriguez.fr