Prévue initialement jusqu’au 2 mai 2021, « Ici, Là », la magistrale exposition de Gérard Traquandi au Musée Cantini est prolongée jusqu’au 26 septembre avec un accrochage réduit et un peu déséquilibré uniquement au rez-de-chaussée. La chronique qui suit rend compte de la version en place jusqu’à la réouverture du musée…
Gérard Traquandi, Sans titre, 2019 – « Ici, Là » au Musée Cantini – Marseille
À l’entrée du musée, sur la gauche d’une très belle toile Sans titre de 2019, Gérard Traquandi accueille le visiteur avec ces lignes où tout est dit avec sobriété et élégance :
« Ici, Là
Deux adverbes,
séparés, ils sont synonymes,
rapprochés, ils deviennent antonymes.
Ici le motif, là le peintre,
ici le tableau, là le regardeur.
Peindre c’est emmener à la surface du tableau ce qui est ou a été vu.
Entre le monde et ses représentations,
la tension née de cette expérience
est au cœur de nos incertitudes de vie.
Cet espace contient à la fois
nos doutes, nos peurs, nos espoirs »
Ces dernières années, Gérard Traquandi a souvent endossé dans la région le rôle de commissaire d’exposition : à l’Abbaye de Montmajour en 2016, à l’Abbaye de Silvacane en 2017 et à l’Espace de l’Art Concret de Mouans-Sartoux en 2020. Dans ces architectures singulières, son travail dialoguait avec celui d’autres artistes.
Au musée Cantini, « Ici, Là » rassemble une centaine d’œuvres pour un projet très personnel. À l’exception de quatre toiles issues de collections privées et de deux autres tableaux prêtés par les galeries Laurent Godin et Catherine Issert, toutes les œuvres proviennent de l’atelier de l’artiste.
Plusieurs toiles inédites ont été peintes à la fin de l’année 2020 pour l’exposition. Leurs dimensions, leurs nuances chromatiques ont été choisies avec la perspective d’un accrochage déterminé pour des salles spécifiques du Musée Cantini, avec l’ambition de proposer une progression « dans la couleur ».
En toute logique, Gérard Traquandi a donc porté un soin méticuleux à l’éclairage de ses toiles afin d’offrir l’expérience de visite la plus juste et la plus intense possible. La sélection des autres peintures, souvent récentes, repose sur les mêmes exigences vis-à-vis du lieu, de ses volumes et de sa lumière. « La question de savoir où vont les tableaux est tout aussi intérressante que de savoir de quoi ils sont faits »…
S’en remettant à Cézanne, Gérard Traquandi illustre avec éclat combien « l’art est une harmonie parallèle à la nature » et démontre avec brio que « Peindre c’est emmener à la surface du tableau ce qui est ou a été vu »…
S’il laisse au dessin sur le motif la part figurative de son œuvre, Gérard Traquandi poursuit, avec sa peinture en atelier, une quête de la lumière où un travail sophistiqué sur la matière est assujetti par un jeu de contraintes.
Construit avec rigueur et cohérence, le parcours d’« Ici, Là » met en évidence les deux aspects de cette pratique.
Dessins et aquarelles
Tout commence dans la longue galerie du rez-de-chaussée avec une exceptionnelle sélection de dessins et d’aquarelles. Ce travail sur le motif est essentiel dans la pratique de l’artiste. S’il n’existait pas, dit-il, la peinture serait impossible. Gérard Traquandi dessine presque quotidiennement dans la nature comme dans les églises… « Pour certains, la méditation est indispensable… pour moi, le dessin est une nécessité », affirme-t-il.
En 2019, dans un entretien avec Virginie Chuimer-Layen pour la Gazette Drouot, il confie : « Le dessin est fondateur. C’est une discipline qui vous rend attentif aux choses »… Dans la conversation en vidéo qui conclut l’exposition, il revient longuement sur la place du dessin. « Dessiner est une forme de méditation, il exige concentration, à faire des choix et, enfin, aide à l’oubli de soi » dit-il ailleurs.
Le motif de l’arbre domine largement dans les feuilles exposées ici. Quelques paysages de Toscane, de Corse ou encore de Saint-Tropez dialoguent avec des aquarelles. Certaines ont été peintes dans le Luberon à la fin du premier confinement.
Seule figure humaine de l’accrochage, deux autoportrait à la casquette dont un accompagne quelques fruits dans un jardin méditerranéen… Une manière élégante d’accueillir son visiteur ?
Peintures 2011 – 2019
Une cimaise coupe opportunément le vaste volume du rez-de-chaussée en deux espaces inégaux. La première salle rassemble quatre toiles récentes de grand format où les harmonies de bleu viennent jouer avec de délicats orangés irisés et de subtils blancs nacrés.
Gérard Traquandi – Sans titre, 2011 – The Kid, 2012 et Sans titre, 2017 – « Ici, Là » au Musée Cantini – Marseille
Dans un ouvrage consacré à Gérard Traquandi et publié aux éditions P en 2012, Baldine Saint Girons rapporte un moment fondateur qui marque un moment charnière dans la pratique du peintre : « En janvier 2009, Marseille a été recouverte […] d’une épaisse couche de neige. Au même moment, un changement s’est opéré dans le travail de Gérard Traquandi. Comme si l’ensemble de ses recherches se trouvait condensé et remis en jeu par la maîtrise et la libération d’une technique picturale notamment l’empreinte et le report mais toujours avec le plaisir de la permanence du motif »…
L’entretien avec Virginie Chuimer-Layen déjà cité revient en détail sur cette manière que l’on retrouve dans presque toutes les toiles rassemblées à Cantini. Gérard Traquandi raconte :
« Mon procédé ? Il est assez simple, mais pour en arriver là, il m’a fallu faire de nombreuses recherches ! Avec mon assistant, je coule la peinture sur une toile posée par terre, à plat, et penche cette dernière de sorte que la couleur s’étale. Nous réitérons ce geste pour obtenir environ sept minces couches. Au fur et à mesure que je crée ce “fond”, les couleurs se mélangent, s’intensifient, jusqu’à atteindre ou pas la luminosité voulue…
Vient la seconde étape, qui diffère selon ce que je souhaite rendre. En marge du fond, nous peignons la surface d’une feuille de papier Bolloré avec beaucoup de charge, que nous reportons sur la toile. Après l’avoir enlevée, des rythmes horizontaux et verticaux apparaissent sur le tableau.
La couleur sur le papier doit transformer le fond, et l’accord chromatique qui en émane doit être le bon. Si je me trompe d’un demi-ton, cela ne fonctionne plus. Et les rythmes, les dessins apparaissant sur la toile ne doivent pas être confus. Tout est une question d’équilibre subtil entre un désordre apparent et un ordre caché ».
Ce qui se voit sur le tableau, c’est l’empreinte du geste initial, c’est le résultat de l’aplatissement de la peinture entre la toile et le papier. Avec cette technique, il y a une distance entre l’artiste et sa toile, son intervention ne lui permet pas de maîtriser complètement le rendu final.
Peintures 2020 au rez-de-chaussée
Gérard Traquandi – Sofia, 2020 – Jour blanc, 2020 – Clapeyto et Saint Moritz, 2020 – « Ici, Là » au Musée Cantini – Marseille
La deuxième partie du vaste espace au rez-de-chaussée et la salle en cul-de-sac qui le prolonge rassemble des œuvres inédites, peintes pour l’exposition et spécifiquement pour ces volumes. L’éclairage a été réduit et dirigé avec beaucoup de minutie pour faire vibrer les couleurs, irradier la surface de la toile et reproduire au mieux les conditions de l’atelier. Le résultat est stupéfiant, la juxtaposition des teintes donne un éclat et une luminosité qui semble émaner du tableau…
Gérard Traquandi – Jour blanc, 2020 (détails) – « Ici, Là » au Musée Cantini – Marseille
Dans l’entretien qui termine le parcours de visite, Gérard Traquandi évoque son admiration pour les primitifs et les maniéristes de la Renaissance italienne. À Virginie Chuimer-Layen, il disait en 2019 : « J’aime indéniablement l’art médiéval, mais ma vraie famille, ce sont les maniéristes florentins tels Parmesan ou Pontormo. Comme eux, je peins avec des couleurs sans ombre. Je suis de cette époque-là ».
Ici, il joue avec les teintes acides et surnaturelles de leur palette. On retrouve d’improbables nuances de vert d’amande dans Le manine, des roses fuchsia dans Sofia, des jaunes citron dans Clapeyto, des contrastes de parme et de jaune dans Laura et de multiples tonalités nacrées et argentées dans Jour blanc, Saint-Moritz et dans Cascavalier…
Un moment face aux toiles de ces deux salles justifie à lui seul un passage par le Musée Cantini…
Peintures 2020 à l’étage
Dans les deux petits salons qui ouvrent sur le jardin, on découvre un superbe ensemble de tableaux au format plus réduit. Les harmonies colorées jouent délicatement avec la lumière du jour.
Gérard Traquandi – Sans titre, 2020 et Sans titre, 2020 – « Ici, Là » au Musée Cantini – Marseille
Dans la première salle, les bleus sombres des deux toiles Sans titre de 2020 s’opposent aux teintes argentées de tableaux un peu plus anciens (Sainte Baume et Sans titre, 2016).
Dans le second salon, les nuances parme d’un grand format (Aube, 2019) titillent les jaunes de deux petites toiles récentes (2020).
Gérard Traquandi – Sans titre, 2019 et Sans titre, 2010 – « Ici, Là » au Musée Cantini – Marseille
Sur le palier, le gris sombre et les pourpres d’une toile Sans titre de 2019 s’opposent à l’acidité des verts d’un tableau plus ancien (Sans titre, 2010).
Huiles sur toile et résinotypes 1998 – 2012
Le parcours se termine avec des œuvres plus anciennes.
Trois toiles de la série Sils Maria (2012) évoquent les touffes d’herbe et les mottes de terre qui réapparaissent dans la neige en train de fondre. «Ces empreintes, ces traces de ski à Sils-Maria, en Suisse, m’ont inspiré. Elles furent à l’origine de ma technique» explique Gérard Traquandi…
La dernière salle rassemble autour d’un sombre paysage de 2011 (Brusco) deux résinotypes (La grotte Rolland, 1992 et Les Mesnuls, 2005).
On se souvient de cette série d’œuvres « photographiques » résultats d’une improbable cuisine que l’on peut grossièrement résumer par l’apparition d’une image par l’adhésion d’un pigment sur une gélatine plus ou moins modifiée sous l’action de la lumière.
Christian Lacroix avait appuyé trois de ces résinotypes contre les murs du parloir au pied du monastère Saint-Maur, autour d’une superbe céramique pour « Mon île de Montmajour » en 2013…
Au delà de cette salle, un espace permet la projection d’un entretien d’un peu plus de 20 minutes, réalisé pour l’exposition, dans lequel Gérard Traquandi aborde plusieurs aspects de son travail et comment celui-ci s’inscrit dans la longue histoire de la peinture…
Au rez-de-chaussée, un des deux salons qui ouvre sur le jardin propose de consulter une série d’ouvrages choisis par Gérard Traquandi avec, entre autres, Les contes de la véranda d’Herman Melville, Les trois contes de Flaubert, Montagnes d’une vie de Walter Bonatti, L’Amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence… Au dessus de la cheminée, on remarque la seule céramique sélectionnée pour l’exposition.
L’espace souvent consacré aux projection vidéo retrouve un éclairage naturel. Entre les colonnes ioniques, Schinoussa (2019) invite à la méditation…
Un superbe catalogue e deux volume, édité sous la forme d’un carnet de croquis par les Editions P accompagne l’exposition.
A lire, ci-dessous, une présentation de « Ici, Là » par Guillaume Theulière, conservateur et commissaire de l’exposition et quelques repères biographiques à propos de Gérard Traquandi. Ces documents sont extraits du dossier de presse.
En savoir plus :
Sur le site du Musée Cantini
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Gérard Traquandi sur documentsdartistes.org et sur les sites des galeries Laurent Godin et Catherine Issert
Gérard Traquandi – « Ici, Là » au Musée Cantini – Présentation par Guillaume Theulière
« Quoi qu’il en soit, le point en question était situé de telle manière qu’on ne pouvait le distinguer,
et ce confusément, que dans certaines conditions magiques lumière et d’ombre ».
Herman Melville, La véranda, 1856
Le peintre Gérard Traquandi vise à retranscrire les « petites sensations » que lui procurent son humble observation de la nature à travers une gamme de couleurs subtile soutenant les modulations de la lumière.
Tel un alchimiste, il a mis au point une technique lui permettant de capturer les effets du hasard en appliquant des transferts de papiers ou de tissus chargés de peintures sur des surfaces encore humides peintes à l’aide de « jus » ou de glacis. Ces empreintes de matière aléatoires donnent à la toile une dimension vibrante et tactile, irradiant la surface picturale par ses nuances dégradées.
Ses couleurs irisées, nacrées, voire sacrées, Gérard Traquandi les puisent dans ses voyages, ses montagnes du Queyras ou encore parmi les coloris changeants et acides des peintres maniéristes du XVIe siècle qui lui inspirent des toiles quasi monochromes aux tonalités vives, incandescentes, happant le regard. De la Renaissance italienne, il en retient également la spiritualité, par la méditation que procure l’expérience de la contemplation.
Précédant son travail « non figuratif », ses dessins réalisés d’un seul trait, « sans lever la main », et ses aquarelles, pour certaines réalisées récemment en confinement, donnent une place prépondérante aux fleurs, aux paysages et aux motifs de l’arbre. Ces sujets disparaissent totalement dans ses peintures, mais leur trace reste prégnante, comme si, ses toiles, matérialisaient les traces d’une écorce ou de la neige fondue.
Telle une traversée chromatique, l’exposition ici là débute par une sélection d’œuvres graphiques, véritables « colonnes vertébrales », traduisant un appel cézanien aux motifs naturels et baroques. Cette introduction fondamentale pour la compréhension de l’œuvre sensible de Gérard Traquandi, inaugure un parcours de peintures récentes, sensuelles et radicalement décoratives, certaines inédites, réalisées spécialement pour les espaces du musée Cantini.
Guillaume Theulière, conservateur et commissaire de l’exposition
Gérard Traquandi – Repères biographiques
Gérard Traquandi est un artiste marseillais né en 1952. Il vit et travaille actuellement à Marseille et Paris.
Diplômé de l’École des beaux-arts de Marseille, il a enseigné jusqu’en 1995 à l’École supérieure des beaux-arts, à l’école d’architecture de Marseille et à l’école d’art de Nîmes. Il a été professeur invité à l’ENSBA à Paris en 2002-2003.
Il développe depuis les années 90 un style singulier, qui n’a de cesse d’interroger les pratiques mêmes de la peinture, de la photographie et de la sculpture.
Des expositions personnelles lui ont été consacrées au Musée de Gajac (2017), à l’Abbaye de Silvacane (2017), au Musée des Beaux-Arts de Rennes (2015), à l’Abbaye de Montmajour (2013), au Château de Jau (2011), à la Maison Européenne de la Photographie (2005), au Rectangle à Lyon (2002).
Ses premières expositions personnelles ont eu lieu au musée Cantini en 1987 et au musée Ziem, de Martigues en 1983.
Ses œuvres sont présentes dans les collections du Centre Pompidou, Musée National d’Art Moderne de la Ville de Paris, du MAC/VAL (Vitry), du Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain (Nice), du CNAP, de la MEP et de plusieurs FRAC, ainsi que dans d’autres collections publiques et privées françaises et européennes.
Son œuvre se situe entre abstraction et naturalisme. Pour figurer le réel, il s’éloigne d’une représentation fidèle au profit d’une approche sensorielle, s’inspirant de la nature pour ses motifs.
Gérard Traquandi est représenté en France par les galeries Laurent Godin et Catherine Issert.