Jusqu’en juillet 2021, le MRAC (Musée régional d’art contemporain Occitanie / Pyrénées-Méditerranée) présente « Distance ardente » dans la cadre de la Saison Africa 2020.
Cette exposition imaginée par Hicham Daoudi rassemble des œuvres de Mariam Abouzid Souali, Mustapha Akrim, Zainab Andalibe, Mohamed Arejdal, Hicham Ayouch, Hassan Bourkia, Diadji Diop, Simohammed Fettaka, Moataz Nasr, Khalil Nemmaoui et Fatiha Zemmouri.
La présentation de ce projet affirmait l’ambition d’être « une invitation à tous les publics et une célébration de ce qui nous enrichit : la mixité ». Pour Hicham Daoudi, le titre de l’exposition « appelle d’une certaine façon “à mesurer la distance” qui sépare la France et les populations du continent africain »… Mais il souligne que si « ardent » évoque le brasier amoureux, il exprime aussi « de l’impatience, et parfois même de la violence qui régit certaines situations ».
Toutes les œuvres présentées dans « Distance ardente » ont été produites pour l’exposition par le MRAC Occitanie et certaines ont été réalisées in situ.
L’exposition se développe sur les deux étages du musée. Le parcours s’articule en trois séquences :
« Distance ardente » : Corps invisibles
La première partie, Corps invisibles, évoque les personnes « mal racontées » dans le récit national français depuis les années 40 : soldats, ouvriers, soignants…
Dans l’espace gris, légèrement réduit du rez-de-chaussée, dans une relative pénombre et un éclairage froid et assez dur, les œuvres choisies abordent des sujets clivants qui ont été et sont toujours à l’origine de multiples tensions et d’incompréhensions entre l’Afrique et la France.
Sans emphase, avec sobriété et simplicité, le propos est sans équivoque. C’est sans doute la séquence la plus forte et probablement la plus réussie de l’exposition.
Depuis la porte, on remarque quatre silhouettes à taille humaine découpées dans un panneau qui fait écran (Diadji Diop – Passé, présent… ? Partie 1, 2020). Rapidement on découvre que ce bloc de résine est peint aux couleurs du drapeau français et que les figures détourées sont celles de quatre groupes de tirailleurs venus d’Afrique pendant la Première Guerre mondiale…
Sur la droite, étendue sur une corde à linge, une collection d’uniformes masque les autres œuvres.
C’est nous, les africains qui… (2020) de Mohamed Arejdal évoque la contribution des africains du Nord et de l’Ouest à la Seconde Guerre mondiale. L’installation rappelle le retrait des tirailleurs sénégalais des premières lignes et leur rapatriement en Afrique après leur participation à la Libération de la France. C’est aussi l’occasion de souligner les promesses faites à ces soldats qui n’ont jamais été tenues et de mettre en exergue quelques épisodes cruels comme celui où des africains ont dû donner leurs uniformes à des résistants juste avant certains défilés de la victoire…
Trois sculptures en terre cuite de Simohammed Fettaka (Terre contre terre, 2020) témoignent de l’engagement de combattants marocains.
Une sobre, mais émouvante installation de Mustapha Akrim (Fragment [I], 2020 et Pétrification, 2020) rappelle le rôle essentiel des ouvriers nord-africains dans la reconstruction de la France après la Seconde Guerre mondiale et leur « participation » aux 30 glorieuses. Avec tact et retenue, l’œuvre évoque aussi la vie d’exil, les foyers, les chantiers, les mines, les grèves et les manifestations…
Mustapha Akrim – Pétrification, 2020 – Corps invisibles – « Distance ardente » au MRAC à Sérignan
Mustapha Akrim – Fragment (I), 2020 – Corps invisibles – « Distance ardente » au MRAC à Sérignan
Les grands portraits photographiques de Khalil Nemmaoui (Un instant avant…, 2020) mettent en lumière la fuite actuelle de cerveaux marocains et en particulier celles des médecins et soignants…
Khalil Nemmaoui – Un instant avant…, 2020 – Corps invisibles – « Distance ardente » au MRAC à Sérignan
« Distance ardente » : Les chemins des indésirables
La deuxième séquence, Les chemins des indésirables, se développe dans la grande salle du premier étage, au-dessus du bureau de poste.
Elle débute avec une œuvre de Hassan Bourkia. Dans cette bibliothèque en partie recouverte de cendres, l’artiste marocain évoque les personnes qui ont été enfermées, entre 1938 et 1970, dans le camp d’internement de Rivesaltes. Dense et touffue, l’œuvre cherche peut-être à trop en dire…
Trois des quatre nageurs rouges de Diadji Diop (Passé, présent… ? Partie 2, 2020) occupent la première travée de cette salle. Écho à la sculpture installée au Palais de la Porte Dorée à Paris, l’œuvre incarne évidemment les questions migratoires… Ces trois hommes plus grands que nature traversent avec difficulté le sol du musée. Ils semblent mal à l’aise, engoncés dans ce « couloir ».
Au-delà des quatre piliers, le « morceau » de désert reproduit par Fatiha Zemmouri (Réparer le monde, 2020) paraît également à l’étroit, coincé dans cet angle, éclairé par la froide lumière qui vient du nord. Difficile de ressentir ici « l’ordre et la perfection d’un espace qui résiste à l’emprise de la modernité »…
L’installation de Zainab Andalibe (1/1726, 2020) est sans doute la pièce la plus forte et émouvante de cette section. Pendu au plafond, son tapis en laiton évoque les déplacements et les trajectoires à partir d’un des récits de migrants « irréguliers » qu’elle collecte depuis 2015. Le cartel, lui aussi en laiton, indique le rapport d’échelle (1/1726e) entre l’œuvre et les presque 9 000 kilomètres parcourus par son témoin…
Cette seconde partie se termine avec Une vie mineure (2018) de Simohammed Fettaka. Cette vidéo d’une dizaine de minutes aurait mérité une autre diffusion que cette vidéoprojection dans ce fond de couloir un peu trop éclairé…
Si toutes les œuvres rassemblées ici font sens avec le propos de cette séquence, certaines productions paraissent être à l’étroit dans l’espace du musée.
« Distance ardente » : Avenir commun ?
Le quatrième nageur de Diadji Diop conduit le visiteur vers la dernière étape du parcours qui s’interroge sur un éventuel « Avenir commun ? ».
Face à celui-ci, l’artiste égyptien Moataz Nasr évoque avec son installation The Mediterranean (2020) les révolutions et les conflits armés au Moyen-Orient et leurs multiples répercussions autour de la méditerranée. Notre avenir commun sera-t-il un champ de ruines ?
À gauche de cette pièce magistrale, le grand tableau d’histoire de Mariam Abouzid Souali (Le Dernier Débat, 2020) a un peu de mal à résister. Avec une candeur légèrement désarmante, elle « détrourne » la Cène de Léonard de Vinci pour en faire un débat télévisé entre adolescents avec en arrière-plan une représentation un peu convenue des questions qui embrasent les deux rives de la Méditerranée…
Plus loin, on découvre une autre composition de Mariam Abouzid Souali (Un mariage en automne, 2020). Dans une perspective inspirée des maîtres de la Renaissance, un couple mixte traverse un cimetière entre tombes musulmanes et chrétiennes… Les Marseillais ne manqueront pas de reconnaître le monument aux morts de l’Armée d’Orient planté sur la Corniche, dos à la mer…
L’exposition se termine avec le film poétique de Hicham Ayouch, Peau aime (2020) qui interroge les « névroses identitaires ».
La dernière salle présente une exceptionnelle installation in situ de Mohamed Arejdal Univers relationnel (2020). Le réseau dense et touffu de mètres de couturière est un éloquent résumé de « Distance ardente ». Est-il l’expression d’inextricables liens complexes ou d’« un espoir de connexion entre les individus » ?
Si le propos de Hicham Daoudi est très juste et cohérent, si la sélection des œuvres est globalement pertinente, l’accrochage aurait pu être plus percutant pour la séquence centrale.
« Distance ardente » mérite naturellement un passage par Sérignan dès la réouverture du MRAC. On reviendra prochainement sur « La vie dans l’espace », la très intéressante et originale exposition consacrée aux œuvres de la collection.
À lire, ci-dessous, les cartels développés et les repères biographiques extraits du dossier de presse. Ces documents sont précédés par une vidéo tournée avec un drone dans les espaces du MRAC.
À voir cette présentation de l’exposition par Hicham Daoudi :
En savoir plus :
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« Distance ardente » : Cartels des œuvres exposées
Corps invisibles
Mohamed Arejdal – C’est nous, les africains qui…, 2020
Patchwork d’uniformes militaires, corde et pinces à linge, 200 × 550 cm. Production Mrac Occitanie.
Le point de départ de l’exposition est une installation utilisant le vêtement militaire des troupes d’Afrique du Nord ayant servi pour la Libération de la France pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces costumes, réalisés d’après photographies, suturés aux couleurs tricolores du drapeau français, sont issus de différentes armées (troupes coloniales françaises algériennes, marocaines, sénégalaises…) et époques. Cette œuvre met en avant une histoire commune qui a lié le continent africain et la France : la participation des populations d’Afrique du Nord et de l’Ouest pour libérer l’Hexagone, ces combattants invisibles que sont les soldats africains ayant lutté comme les soldats alliés, solidaires. Les uniformes assemblés en patchwork et suspendus à une corde à linge par les cols, montrent les stigmates d’affrontements, les traces laissées par les impacts de balles qui ont perforé, criblé les tissus. L’œuvre fait référence au blanchiment des troupes coloniales : le retrait des tirailleurs sénégalais des premières lignes et leur rapatriement en Afrique après leur participation à la Libération de la France les écartant de la victoire finale. L’œuvre parle d’un moment où la distance entre la France et l’Afrique commence à se creuser. Les tissus sont travaillés sur les deux faces et les formes des coutures rappellent des pays, des cartes géographiques, évoquant la notion de territoire et la référence à la décolonisation. Explorant les dimensions historiques et militaires, l’artiste convoque certaines étapes de l’histoire pour inviter à la réparation. La réparation pour réduire la distance.
Mohamed Arejdal est né en 1984 à Guelmim, dans le sud du Maroc. Il vit entre Guelmim, Taroudant et Marrakech.
Passionné de dessin et de sculpture, il expose en amateur dès 17 ans. Déscolarisé, il tente une traversée clandestine vers les îles Canaries qui se solde par un échec. Après son refoulement vers le Maroc, il reprend ses études pour intégrer ensuite l’Institut National des Beaux-arts de Tétouan, dont il sort diplômé en 2009.
Quelques années plus tard, il a pu poser les bases d’une pratique pluridisciplinaire grâce à laquelle il explore les liens entre groupes sociaux qu’il questionne lors de ses rencontres ou voyages.
Depuis 2008, Mohamed Arejdal a exposé dans des lieux d’envergure à l’échelle nationale et internationale, tels que l’espace de Silent Green à Berlin, l’institut du monde arabe à Paris, ou encore au Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain à Rabat.
Diadji Diop – Passé, présent… ? Partie 1, 2020
Résine, 400 × 250 × 30 cm. Production Mrac Occitanie.
Diadji Diop arrive en France en 1994. Son travail est traversé par les questions d’identité, d’exil et de violence. Privilégiant les formes réalistes, il questionne les rapports humains, en révèle les intériorités douloureuses. Dans l’exposition, l’œuvre Passé, présent… ? se décline en deux installations complémentaires qui se déploient sur deux espaces. Au rez-de-chaussée, l’artiste présente un panneau dans lequel sont évidées quatre silhouettes à taille humaine représentant les quatre groupes de tirailleurs venus d’Afrique (marocains, sénégalais, algériens, tunisiens). L’œuvre a été réalisée à partir de dessins des différents types d’uniformes de la Première Guerre mondiale. La surface du panneau est peinte aux couleurs du drapeau français. L’artiste extirpe d’une certaine manière les silhouettes des corps du drapeau français, comme si ce drapeau était incomplet, sans une intégration réelle des combattants. Entre apparition et disparition, ces fantômes semblent revenus d’un passé pas si lointain pour hanter le lieu, le temps de l’exposition. Diadji Diop questionne les liens entre passé et présent dans une œuvre qui tend à réactiver notre mémoire pour ne pas oublier ces soldats des anciennes colonies.
Né en 1973 à Dakar au Sénégal, Diadji Diop vit et travaille à Paris.
Il arrive en France en 1994, dans l’optique de se former aux métiers de l’image animée. En classe préparatoire, il découvre les multiples potentialités de la sculpture et change de voie. Sa passion pour les arts graphiques et le cinéma nourrira pourtant toujours son travail, que ce soit au niveau du parti pris réaliste ou dans ses installations à dimension parfois narratives. En 1995, il intègre l’École Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris et fait successivement partie des ateliers de Bruno Lebel et de Richard Deacon. Diplômé avec les félicitations du jury en 2001, il participe à l’exposition Les Félicités en 2002.
Le travail de Diadji Diop est traversé par les questions d’identité, d’exil et de violence. Privilégiant les formes réalistes, il questionne les rapports humains, en révèle les intériorités douloureuses sans jamais tomber dans le pathos, avec humour, force et parfois dérision. Son œuvre est un appel au dialogue, au partage, par-delà la couleur de la peau, les frontières ou les commerces de la haine.
Simohammed Fettaka – Terre contre terre, 2020
Terre cuite, 150 × 130 cm, 150 × 130 cm et 130 × 128 cm. Production Mrac Occitanie.
Pour l’exposition Distance ardente , Simohammed Fettaka fait appel à un savoirfaire ancestral : l’art traditionnel marocain de la poterie. Il a réalisé ce travail avec des artisans potiers installés à Ourika (près de Marrakech), village situé à proximité d’une carrière d’argile. Les trois grandes pièces en terre cuite s’apparentent à des palmiers dont les branches prennent la forme de bras humains, sur lesquels sont peints des textes en Darija (arabe dialectal marocain). Ces fragments de corps à taille réelle semblent reprendre des saluts militaires, certains bras tendus et d’autres repliés dans une grande tension. Ces sculptures rendent hommage aux soldats marocains qui ont combattu pour la France lors de la guerre d’Indochine et de la Seconde Guerre mondiale. Simohammed Fettaka a collecté une soixantaine de témoignages de plusieurs familles membres de l’association des anciens combattants au Maroc et d’autres issus du film documentaire Général, nous voilà ! (1997) d’Ali Essafi. Ces voix, inscrites dans leur chair telles des blessures de guerre, évoquent les affrontements en première ligne des combats et le sentiment d’abandon par la France et l’état marocain. En effet, en 1960, le gouvernement du Général de Gaulle adopte une loi décrétant le gel des pensions et des retraites des anciens combattants étrangers, à partir du moment où leur pays d’origine accède à l’indépendance.
Né en 1981, Simohammed Fettaka est un artiste pluridisciplinaire basé à Marrakech.
Il intègre en 2007 l’Université d’été de la Femis (École Nationale Supérieure des Métiers de l’Image et du Son), puis fonde en 2008 le Festival Cinéma Nachia à la Cinémathèque de Tanger. Il a également suivi le master « Programme d’expérimentation en Arts et Politiques » à l’Institut d’Études Politiques de Paris, dirigé par Bruno Latour. Il a exposé dans plusieurs musées et galeries en Europe et au Maroc, au Centre Pompidou (Paris), 21er Haus Museum (Vienne), M HKA Antwerpen (Anvers), Old Truman Brewery (Londres)… Plusieurs de ses œuvres sont acquises par le Mucem Marseille (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée), par le Cnap Paris et autres. Il a répondu à une commande publique artistique de le ville de Bordeaux dont le commissariat est assuré par Catherine David.
Simohammed Fettaka a développé une pratique plus globale d’artiste visuel, s’incarnant dans des séries photographiques, des collages, des installations, des performances, ainsi que des pièces sonores, où il cherche à mettre en question l’esthétique politique et la construction du réel autour des images iconiques.
Mustapha Akrim – Pétrification, 2020
Vêtements et béton, dimensions variables. Production Mrac Occitanie.
Les différents travaux de Mustapha Akrim sont le résultat de recherches sociales, notamment sur l’univers du chantier et de l’ouvrier. Son matériau de prédilection est le béton. Pétrification s’inscrit dans la continuité des questionnements de l’artiste autour de la notion de travail et sa relation avec l’histoire collective et notamment l’évocation des travailleurs d’Afrique du Nord et leur participation à la reconstruction de la France après la Seconde Guerre mondiale. L’œuvre se présente comme un ensemble d’installations en béton réalisé à partir de vêtements et de gants de travail, symboles de la figure de l’ouvrier. Les bleus de travail, ici uniformément gris, sont accrochés au mur, comme dans un vestiaire. Ses dimensions sont à l’échelle du corps mais ici totalement absent. Le béton apparaît comme une masse unifiante. Ces vêtements professionnels trempés dans du béton matérialisent un temps figé et permettent de sauvegarder la mémoire des travailleurs. Se dégage quelque chose d’intemporel à travers ces souvenirs d’anonymes. Ils deviennent autant de traces du passé, une sorte de ruine, tel un décor pompéien. L’œuvre apparaît comme une remontée dans le temps : à partir de la technique utilisée pour faire un produit fini, une construction, l’artiste crée des sortes de fossiles ou de restes archéologiques, entre fragilité et précarité. Le matériau trahit l’action du temps comme usure : les surfaces apparaissent érodées, écaillées. Entre objets ordinaires et objets commémoratifs, ces installations apparaissent comme des indices, des témoins de l’Histoire.
Mustapha Akrim – Fragment (I), 2020
26 photographies contrecollées sur bois, peinture et enduit, table, 400 × 80 × 77 cm. Production Mrac Occitanie.
En écho aux vêtements pétrifiés suspendus, est présenté un ensemble de petits tableaux de plusieurs dimensions, aux différents tons de blanc, sans cadres. Au centre de chaque tableau, une image d’archive ou de journal imprimé fait effraction, apparaissant comme déchirée, ou semblant extraite d’une excavation archéologique, révélatrice d’un passé enfoui. Entre présence et absence, la révélation tronquée de l’image et de l’histoire donne à voir le quotidien de travailleurs à travers des bribes de souvenirs : les migrations, la vie d’exil, les foyers, les chantiers, les mines, les grèves et les manifestations. Cette œuvre évoque une séquence dans l’Histoire qui rapproche la France de l’Afrique : la construction de la France des années 1960 et 1970 grâce aux ouvriers étrangers avec le développement de l’immigration en France qui a besoin de main-d’œuvre. Isolés, loin de leurs familles, ils sont représentés par des morceaux de photographies en noir et blanc, pour la plupart légèrement rosées, et incrustées, comme autant de fragments d’une chronologie du travail. La contiguïté des images tronquées et de la surface qui recouvre partiellement les protagonistes forment des contours légèrement colorés et accidentés. Les images des ouvriers sont ainsi dissimulées sous une succession de couches de peinture et d’enduit, comme autant de protections. Cette altération de l’état initial, cette disparition d’une partie de l’image, questionne notre perception. Avec l’enduit, l’artiste montre et matérialise une surface, un territoire, il donne ainsi corps aux photographies et donne de la profondeur. Il requalifie l’espace du tableau. Ces matériaux qui appartiennent à la construction, sont aussi un potentiel de développement et de réparation.
Né en 1981 à Salé, Mustapha Akrim vit et travaille entre Rabat et Salé.
Il est diplômé de l’Institut National des Beaux-arts de Tétouan en 2008. Mustapha a exposé ses œuvres dans différents lieux au Maroc et à l’international, notamment à la 3ème Biennale de Marrakech, au Musée d’art contemporain MACBA de Barcelone, à Darat Al funun à Amman, au Musée d’Art Moderne et Contemporain Mohammed VI à Rabat, au Musée des civilisations européennes et méditerranéennes au Mucem à Marseille, à la CENTRALE for Contemporary Art de Bruxelles, à la Kunsthalle, au Centre d’art contemporain de Mulhouse, et actuellement au Palais de Tokyo et à la Reina Sofia.
Ses différents travaux sont le résultat de recherches sociales, notamment sur l’univers du chantier et de l’ouvrier avec une réflexion étroitement liée aux principes de citoyenneté. Conscient des réalités sociales marocaines, il travaille à ouvrir plusieurs « chantiers » dont principalement celui de la mémoire.
Khalil Nemmaoui – Un instant avant…, 2020
Digigraphie sur papier baryté contrecollé sur dibond, 8 photographies, 186 × 140 cm chaque. Production Mrac Occitanie.
Après des études scientifiques au Maroc et en France, Khalil Nemmaoui apprend le métier de photojournaliste sur le terrain, et en 1997, présente sa première exposition de photos artistiques. Des sujets humanistes aux paysages, ses œuvres évoquent le silence, l’isolement et la quiétude dans une méditation sur le sujet confronté à son environnement. Les huit photographies sont composées de manière identique : portrait en pieds et de taille réelle, modèle au centre de l’image, cadrage assez serré, regard caméra, technique de surimpression des modèles sur leur lieu de travail : l’hôpital au Maroc.
De ces portraits in situ, aux regards intenses mais aux positions figées, se dégage un sentiment d’absence, de silence et aussi d’attente. Certains médecins ont été diplômés à l’étranger et de retour chez eux, sont confrontés au manque de moyens dans le secteur de la santé. Ils sont tiraillés entre deux territoires et un nombre croissant de praticiens marocains choisissent l’exil. La présence/ absence des corps dans les photographies révèle cette fuite des « cerveaux » et ce désir de partance. Cette migration croissante sousestimée, à laquelle on prête peu d’attention, est pourtant un maillon essentiel du système de soins français (et européen) afin de lutter contre les déserts médicaux. Ces photographies évoquent ce déséquilibre grandissant entre la France et le Maroc, créé par cet exode d’un tiers des médecins marocains.
Né en 1967, Khalil Nemmaoui vit et travaille au Maroc. Après un passage par la photographie de presse au milieu des années 90, il développe un travail personnel axé sur la notion de « territoire » et de son évolution d’une part et sur la photographie humaniste d’autre part.
Il montre un travail remarqué lors du Photoquai organisé par le musée du Quai Branly en 2009. La série présentée, La maison de l’arbre, est nominée pour le Prix Pictet et obtient le prix de la francophonie lors des Rencontres de Bamako en 2011.
Il enchaine ensuite, les expositions et les résidences artistiques dont la Cité des Arts à Paris et le Headland Center for the Arts à San Francisco.
Le travail de Khalil Nemmaoui est présent dans plusieurs collections privées et publiques dont l’Institut du Monde Arabe et le musée d’art moderne de Rabat. Khalil Nemmaoui a obtenu le prix de la présidence de la République du Mali, lors des Rencontres de Bamako en 2019. En 2020, son projet sur les chibanis de Paris fait partie de la sélection des Ateliers Médicis dans le cadre la 4ème édition « Les Regards du Grand Paris ».
Les chemins des indésirables
Hassan Bourkia – La mémoire des indésirables, 2020
Objets divers, photographies, cendre, chaux et bois, 180 × 400 × 20 cm. Production Mrac Occitanie.
Écrivain, traducteur et plasticien, Hassan Bourkia explore depuis plusieurs années les champs de la mémoire pour parler des drames de l’immigration et des souffrances provoquées par les traumatismes des différents conflits de par le monde. Il tire de sa propre vie l’expérience d’une apocalypse intime qui le pousse à travailler sur des blessures collectives utilisant la notion d’archives et de fragments. Avec La mémoire des indésirables, il rend hommage aux différentes populations ayant vécu dans le camp de Rivesaltes entre 1938 et 1970. Ce lieu symbolique a beaucoup inspiré l’artiste qui redoute la réécriture partisane de l’histoire au profit de certaines idéologies politiques. Pour lui, il faut revenir sur la notion « d’Étranger indésirable » telle que parue dans le décret de 1938 pour soulager et réparer les injustices du passé. Au moment où les camps de migrants se transforment en camps de rétention et que les flux migratoires venus des flancs de l’Europe provoquent des instabilités politiques dans différents pays, il souhaite raviver le souvenir de ce camp lié à l’histoire régionale. L’œuvre est une bibliothèque en forme de croix, symbole de l’homme libre dans la culture berbère. À l’intérieur, divers objets, livres, photographies et fragment d’un poème rappellent les différentes populations et périodes ayant marqué l’histoire du camp. Une boue de cendre recouvre partiellement l’ensemble comme pour évoquer la volonté d’anéantissement et de dissimulation de leur identité. L’artiste met à l’honneur leurs différentes cultures et nous rappelle que parmi ces populations, nombreux sont les artistes, poètes et écrivains dont le génie créatif allogène contribue inévitablement à l’enrichissement culturel de leur terre d’exil comme en témoignent les photographies d’auteurs eux-mêmes enfermés et déportés ou militants et engagés.
Hassan Bourkia est né en 1956 à El Ksiba, près de Beni Mellal.
Il est écrivain, traducteur et artiste plasticien. Il enseigne la littérature depuis 1982 et expose depuis le début des années 1990 dans les plus importantes galeries au Maroc et dans différents lieux à l’étranger. Il a participé récemment à la Biennale d’art contemporain de Buenos Aires, et ses œuvres font parties de plusieurs grandes collections privées et muséales. Hassan Bourkia explore depuis plusieurs années les champs de la mémoire pour parler des drames de l’immigration et des souffrances provoquées par les traumas des conflits de par le monde. Il tire de sa propre vie l’expérience d’un apocalypse intime qui le pousse à travailler sur des blessures collectives utilisant la notion d’archives et de fragments. Il vit et travaille entre Béni Mellal et Marrakech.
Diadji Diop – Passé, présent… ? Partie 2, 2020
Résine. 4 éléments, 270 × 110 × 55 cm chaque. Production Mrac Occitanie.
À l’étage, l’installation avec les quatre sculptures de nageurs à l’échelle 2 est le second volet de l’œuvre au rez-de-chaussée. Elle fait écho au nageur que Diadji Diop a installé en 2009 au Palais de la Porte dorée à Paris. Ses sculptures sont d’un rouge vif éclatant, couleur non pas biologique mais symbolique. L’artiste représente des hommes au visage souriant, avec une couleur unique, ce vermillon, supprimant les éléments distinctifs, comme les cheveux. Ne sont visibles que certaines parties du corps, émergées du sol qui les accueille. L’œuvre engage le spectateur à imaginer les formes enfouies et à interpréter la couleur inhabituelle de leur peau. L’œuvre parle de mémoire collective et de géographie. Si ces nageurs peuvent faire penser aux vagues de migrations contemporaines, à ces personnes qui risquent leur vie, la couleur rouge évoque le sang « comme pour mieux rendre apparent l’invisible : ce qui unit les êtres entre eux, pardelà les variantes d’épiderme. Car cet homme, qui ne semble appartenir à aucun groupe, les évoque tous un peu. L’œuvre appelle un monde brassé où la couleur de la peau ne serait plus un facteur de discrimination. À l’heure où les frontières se ferment un peu partout dans le monde, cette sculpture est une invitation au voyage, au rêve et à l’utopie » (Diadji Diop).
Né en 1973 à Dakar au Sénégal, Diadji Diop vit et travaille à Paris. Il arrive en France en 1994, dans l’optique de se former aux métiers de l’image animée. En classe préparatoire, il découvre les multiples potentialités de la sculpture et change de voie. Sa passion pour les arts graphiques et le cinéma nourrira pourtant toujours son travail, que ce soit au niveau du parti pris réaliste ou dans ses installations à dimension parfois narratives. En 1995, il intègre l’École Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris et fait successivement partie des ateliers de Bruno Lebel et de Richard Deacon. Diplômé avec les félicitations du jury en 2001, il participe à l’exposition Les Félicités en 2002.
Le travail de Diadji Diop est traversé par les questions d’identité, d’exil et de violence. Privilégiant les formes réalistes, il questionne les rapports humains, en révèle les intériorités douloureuses sans jamais tomber dans le pathos, avec humour, force et parfois dérision. Son œuvre est un appel au dialogue, au partage, par-delà la couleur de la peau, les frontières ou les commerces de la haine.
Fatiha Zemmouri – Réparer le monde, 2020
Sable et polystyrène, 600 × 600 cm. Courtesy de l’artiste. Production Mrac Occitanie.
Alchimiste de la matière, Fatiha Zemmouri développe une œuvre polymorphe, entre peinture, céramique et sculpture. Artiste engagée, elle questionne dans ses travaux plus récents, les enjeux géopolitiques contemporains liés aux mobilités humaines, aux frontières et aux disparités des territoires. L’installation Réparer le monde est une reproduction d’un « morceau » du désert du Sahara. Des dunes de sable, représentant l’ordre et la perfection d’un espace qui résiste à l’emprise de la modernité, où le vent efface les traces des civilisations. L’œuvre évoque le regard contradictoire porté sur le désert saharien aujourd’hui. Véritable surface de projection pour nos imaginaires occidentaux, il fonctionne comme un espace de référence, chargé d’une dimension affective ou idéologique : le désert est d’abord un espace initiatique, symbole de permanence. Cette représentation esthétisante et poétique du désert a opéré récemment une transition brutale en passant d’une évocation essentiellement exotique à celle d’un espace d’insécurité. Nouveau parcours migratoire intercontinental, le désert est la première frontière pour l’Europe, avec pour sentinelles les pays du Maghreb. Rien ne vient perturber la surface immaculée de la dune ni témoigner du passage des individus ayant foulé son sol au péril de leur vie. Le traitement idéalisé que l’artiste fait de ce territoire contraste ainsi avec sa terrible réalité et les conséquences tragiques de la crise qui s’y joue.
Artiste plasticienne née en 1966, Fatiha Zemmouri vit et travaille entre Tahanaout et Casablanca. Diplômée de l’École des Beaux-arts de Casablanca, elle s’intéresse très vite aux matériaux bruts comme le charbon, le bois calciné, la céramique ou encore la porcelaine. L’artiste allie différentes techniques comme le dessin, le collage, la peinture ou encore la sculpture. En véritable alchimiste de la matière, Fatiha Zemmouri explore et transforme les matériaux pour donner corps à des oeuvres poétiques qui nous interpellent sur nos ambivalences ainsi que sur notre évolution et notre participation à la conscience universelle.
Fatiha Zemmouri a exposé dans divers lieux au Maroc et à l’étranger, tels que la Biennale du design à Saint Etienne en France, la Biennale de l’art contemporain DaK’arT 2010 à Dakar au Sénégal, l’Institut du Monde Arabe (IMA) à Paris, l’Institut Français de Casablanca au Maroc ou encore à la Fondation CDG à Rabat. Ses oeuvres font partie d’importantes collections publiques et privées.
Zainab Andalibe – 1/1726, 2020
Tissage en fil de laiton, 270 × 190 cm. Courtesy de l’artiste. Production Mrac Occitanie.
Zainab Andalibe crée des œuvres où le réel et le fictif peuvent cohabiter afin de trouver un point d’équilibre entre une recherche esthétique et un contexte social. Il est souvent question de géographie, de mouvements, de déplacements, d’allers et retours, de trajectoires. Les histoires qu’elle imagine, s’approprie ou prélève, peuvent prendre plusieurs formes – orale, écrite ou plastique – tout comme ses champs d’action – matériels et mesurables ou immatériels et mentaux. L’artiste questionne dans son travail et particulièrement avec l’œuvre 1/1726 la trajectoire et sa représentation à partir de témoignages de migrants dits « irréguliers » qu’elle collecte depuis 2015. À travers l’installation suspendue, elle évoque les distances considérables (8632 km) éprouvées par l’un d’eux, qu’elle quantifie puis matérialise par un fil de laiton, choisi tout autant pour ses qualités esthétiques que pour ses propriétés conductrices. Symbolisant la question du temps et du lien, le fil est ensuite tissé, en référence au tapis, objet traditionnel d’accueil et élément fondamental pour les peuples nomades en milieu hostile. L’œuvre est accompagnée d’un cartel de laiton indiquant le rapport d’échelle défini par les dimensions de l’œuvre au regard de la distance réelle parcourue. Véritable route entre le « soi » et le « chez soi », l’installation conduit une réflexion sur les expériences de déplacements et renvoie inévitablement aux problématiques contemporaines de territoires et de frontières.
Née en 1985 à Marrakech, Zainab Andalibe a été membre de coopérative de recherche de l’École des Beaux-arts de Clermont Ferrand de 2016 à 2019. Titulaire du DNSEP aux Beaux-arts de Montpellier depuis 2012 et du DEUG Art plastique à l’Université Paul-Valéry depuis 2007. Lauréate du prix Félix Sabatier en 2012, elle a depuis exposé dans plusieurs pays dont l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, l’Autriche, le Danemark, au Sénégal lors de la Biennale d’art contemporain Dak’art 2018, au Maroc lors de deux éditions de la biennale de Marrakech, à l’exposition inaugurale du Musée Mohammed VI, ou encore aux Instituts Français de Fès et Meknès lors d’expositions personnelles. Elle a également un parcours de résidences, parmi elles la résidence Méditerranée à la Friche Belle de Mai à Marseille, la Villa Ruffieux à Sierre en Suisse, au BINZ39 à Zurich.
Dans son travail, Zainab Andalibe crée des sphères de récits, où le réel et le fictif peuvent cohabiter afin de trouver un point d’équilibre entre une recherche esthétique et un contexte social.
Simohammed Fettaka – Une vie mineure, 2018
Vidéo, 11 min 36. Production Mrac Occitanie.
Simohammed Fettaka propose pour l’exposition Distance ardente un nouveau montage plus court de son long métrage Une vie mineure (69 minutes), réalisé en 2015 dans le cadre de la commande publique artistique Garonne de Bordeaux Métropole, dans lequel l’eau est omniprésente. Le film s’ouvre sur une citation du poète allemand Friedrich Hölderlin qui a séjourné à Bordeaux en 1802. Ces quelques mois passés en France l’ont plongé dans un état d’égarement. Il perd la mémoire et finit par oublier la totalité de ses connaissances notamment concernant les philosophes Grecs qu’il aimait particulièrement et qu’il traduisait. Simohammed Fettaka s’est inspiré de cet épisode mystérieux de la vie du poète pour réaliser un film aux images surréalistes, entre rêve et réalité. La scène violente de la chute des chefs-d’œuvre de l’art antique (et notamment du portrait d’Homère) symbolise la fin de la pratique de la philosophie dans la vie de Friedrich Hölderlin. Deux personnages semblent sombrer dans la folie. Le premier, hagard, suit la vision fantastique d’une main coupée qui flotte dans l’eau et dans l’air. Puis dans une métamorphose douloureuse, il s’effondre et de l’eau coule de son corps. Le second apparaît immobile au bord de la Garonne, attend la nuit noire pour s’immerger et disparaître.
« Les deux personnages s’engagent alors dans une même quête poétique et existentielle qui les conduit systématiquement vers les eaux de la Garonne. Farid et Rachid, ses deux personnages, ne cessent d’interroger en eux la trace d’une souffrance que rien ne semble pouvoir apaiser. […] Pour Farid et Rachid, se laisser envahir, déborder par l’eau, c’est retrouver la transparence, la pureté et l’absence d’obstacles, c’est partager le même corps dilué dans l’espace et dans le temps. » Didier Arnaudet.
Avenir commun ?
Moataz Nasr – The Mediterranean, 2020
Allumettes, bois et plexiglas, 120 × 240 cm chaque. Vidéo 4 min 28. Courtesy de l’artiste. Production Mrac Occitanie.
À travers l’utilisation d’une grande variété de techniques et de matériaux, l’artiste égyptien Moataz Nasr crée des oeuvres poétiques dont l’apparente simplicité formelle s’accompagne d’une pluralité de lectures possibles. Véritable pont entre tradition et modernité, son travail est souvent empreint de références à son Égypte natale, sans jamais verser dans l’exotisme. Sa pratique artistique est un langage qui convoque la sociologie, l’histoire et la spiritualité et transcende les cultures et les frontières géographiques afin d’encourager le dialogue. Artiste engagé et activiste, il questionne notamment les transformations profondes qui affectent le monde contemporain et les tensions géopolitiques internationales. The Mediterranean prend la forme de deux cartes de la mer Méditerranée entièrement constituées d’allumettes, l’une intacte, l’autre brulée. Au milieu, la vidéo de l’incendie. Le feu prend à l’est de la Méditerranée et se propage vers l’ouest, aussi fascinant que destructeur. L’oeuvre évoque la violence des conflits armés et les luttes d’influences qui font rage au Proche et au Moyen-Orient mais aussi leurs conséquences comme les mouvements de population vers l’Europe. La mer, symbole de permanence, est à la fois le témoin et le théâtre de ces bouleversements.