Jusqu’au 6 juin 2021, Mécènes du Sud Montpellier-Sète présente « Fly, Robin, Fly », une magistrale exposition imaginée par Nils Alix-Tabeling. C’est sans aucun doute une des propositions incontournables que l’on peut voir depuis la rentrée 2020 à Montpellier et dans la région.
On connaît la capacité de Nils Alix-Tabeling a concevoir des installations, des « sculptures » ou des performances qui occupent avec maîtrise les espaces qui lui sont confiés. Table-eau alchimique ; Le royaume de Satan était habilement divisé… et 3 chaises sympathiques (Chat-Mite-Sphinx) produits pour l’exposition « Possédé·e·s » au MO.CO. Panacée ou Passiflore Incarnée : Printemps-Été, Automne-Hiver dans le cadre de « Furtur, ancien, fugitif » au Palais de Tokyo en sont de récents témoignages.

Au-delà de son intérêt pour l’histoire des chasses aux sorcières et des pratiques de sorcellerie, on connaît aussi la richesse de son « travail de recherches à travers des bribes de récits, des extraits de textes, qui lorsque réassemblés permettent de comprendre l’histoire des luttes queer et féministes »…
Pour « Fly, Robin, Fly », Nils Alix-Tabeling explique avoir pris « pour point de départ la figure du chanteur castrato ». Avec la sélection des artistes qu’il convoque, il satisfait son ambition de proposer « une exposition où les voix dissonantes et les désirs queers s’imposent et prennent possession des espaces de Mécènes du Sud Montpellier-Sète »…

La question de l’émasculation est centrale dans « Fly, Robin, Fly ». Dans sa note d’intention, Nils Alix-Tabeling souligne que ce geste peut être lu de différentes manières :
« D’abord comme une violence envers les corps queer, un marquage ou une imposition, puisqu’historiquement, l’émasculation a eu un rôle punitif envers ces communautés souvent justifié par le monde médical. Et aborder l’émasculation à travers la figure du castrato a donc un rôle de témoignage de ces violences.
Mais l’émasculation prise au sens métaphorique peut aussi être vue comme une reprise de pouvoir, une critique de la masculinité toxique, une scission théorique pour s’extraire d’une hégémonie patriarcale. Les mouvements et prises de paroles féministes ont souvent été vécues par les sociétés dominantes patriarcales et hétéronormatives comme castratrices, et par extension angoissantes, effrayantes ».
Le propos de l’exposition fait évidemment écho aux perceptions, aux préoccupations et aux engagements des communautés queer et féministes comme à celles et ceux qui sont né·e·s d’un œuf de coq. Cependant, « Fly, Robin, Fly » interpelle aussi les mâles blancs hétérosexuels en les invite à s’interroger un « abandon de la masculinité toxique » et à réfléchir à la production d’« un nouveau rapport au corps, ainsi qu’un nouveau type de discours »…

Dans le texte qui accompagne l’exposition, Julie Ackermann évoque SCUM Manifesto de Valérie Solanas. Publié en 1967, ce manifeste n’a rien perdu de sa force et de sa virulence. Disponible sur Internet, il mérite sans aucun doute une (re) lecture. Il n’est pas surprenant que l’histoire ait retenu de cette intellectuelle féministe radicale américaine plutôt ses trois coups de feu sur Andy Warhol que son pamphlet autoédité et qu’elle distribuait dans la rue…
Si Scum en argot américain désigne l’éjaculat, il faut ici comprendre cet élément du titre comme l’acronyme de « Society for Cutting Up Men / Association pour couper les couilles des hommes »…

Au-delà de ces propos politiques, « Fly, Robin, Fly » ne se limite pas à une interpellation militante du spectateur autour de problématiques liées au capitalisme patriarcal. Avec sa complexité et ses ambiguïtés, le désir se manifeste partout dans l’exposition. Il construit imperceptiblement une trame, un canevas sur lequel s’articulent les arguments d’un discours subtil. Par leur richesse, leur séduction et parfois leur ambivalence, les œuvres et l’habileté de leur accrochage contribuent à bousculer l’intime du regardeur/voyeur, à interroger ses peurs et ses fantasmes, à faire remonter des éléments enfouis de son histoire…

Pour « Fly, Robin, Fly », Nils Alix-Tabeling a invité Mélissa Airaudi, Mark Barker, Vanessa Disler, Justin Fitzpatrick, Namio Harukawa, Tiziana La Melia, Marie Lassnig, Marie Legros, Tai Shani, Kengné Téguia et Alison Yip.
Il présente Triclinium : « Héliogabale•Julia•Julia », un ensemble sculptural produit par Mécènes du Sud Montpellier-Sète. Entre le salon magique et la fumerie d’opium, l’installation renvoie à Héliogabale (203-222), un empereur romain qui a donné son nom à un opéra chanté par des castrats. Le titre évoque aussi deux femmes, sa grand-mère, Julia Mæsa, et à sa mère, Julia Soæmias, les « les princesses syriennes » auxquelles il a laissé les rênes du gouvernement pour se consacrer à la promotion d’un culte solaire et à ses orgies homosexuelles.

Dans la grande salle voûtée de la rue des Balances, le Triclinium de Nils Alix-Tabeling construit un dialogue particulièrement réussi avec des poèmes de Tiziana La Melia et un magnifique décor mural de Alison Yip qui s’inspire de certains éléments des fresques romaines du quatrième style. Ces deux œuvres sont également produites par Mécènes du Sud Montpellier-Sète…
Dans le parcours de l’exposition, on a aussi remarqué les échos subtils entre la vidéo de Marie Legros et la sculpture de Mark Barker, les vestiges de la performance de Mélissa Airaudi dont on attend avec curiosité la prochaine restitution en vidéo, les étonnants dessins pornos de Namio Harukawa, le film Paradise de Tai Shani et l’installation de Vanessa Disler…
Avec son accrochage inventif et une rare maîtrise de l’espace, « Fly, Robin, Fly » confirme les étonnantes qualités de mise en scène de Nils Alix-Tabeling.

Une publication rassemblant plusieurs essais est annoncée pour le mois de mai.
Produite par Mécènes du Sud Montpellier-Sète, l’exposition est financièrement soutenue par Direction régionale des affaires culturelles Occitanie et le Centre Culturel Canadien.
Il faut souligner le remarquable travail de Marine Lang pour son engagement et la qualité de sa programmation. Merci à Alice Avellan pour son accueil et ses explications lors de notre visite.
À lire, ci-dessous, un compte rendu de visite accompagné de commentaires extrait du texte de Julie Ackermann et la note d’intention de Nils Alix-Tabeling.
En savoir plus :
Sur le site de Mécènes du Sud
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Liens vers les sites et les compte Instagram des artistes dans le compte-rendu de visite.
« Fly, Robin, Fly » : Regards sur l’exposition
Tout commence à l’extérieur, dans la rue des Balances. À gauche de la porte, un avertissement indique : « Men are admitted but not welcome ». Au-dessus de la boîte aux lettres, on remarque un nom : Eva Kotchever…

L’interpellation est empruntée à une pancarte à l’extérieur du Eve’s Hangout, aussi connu comme Eve Addams’ Tearoom, célèbre salon de thé lesbien ouvert par la féministe polonaise Eva Kotchever et la peintre suédoise Ruth Norlander à Greenwich Village…
Mélissa Airaudi, Namio Harukawa et Justin Fitzpatrick

À l’entrée de la première salle, on arrive face à une barre de pole dance, au pied de laquelle sont abandonnés, une botte, un gant et le maillot : les vestiges d’un costume de strip-teaseuse, incarnation d’une Médusa évanouie…
Mélissa Airaudi – Commençons par la disparition du réel, 2021





Mélissa Airaudi, Commençons par la disparition du réel, 2021. Installation multimédia et archives de performance, dimensions variables, barre de pole dance et miroir, écran, performance. Nouvelle production pour Mécènes du Sud Montpellier-Sète. – Fly, Robin, Fly – Mécènes du sud Montpllier-Sète
Au mur, un écran vertical diffuse un montage des archives de la performance Commençons par la disparition du réel que Mélissa Airaudi a produite pour l’ouverture de l’exposition le 24 mars 2021. Dans cette vidéo s’entremêlent des reproductions d’œuvres d’art, des posts Instagram et des séquences tournées par l’artiste avant et pendant l’événement…



Mélissa Airaudi, Commençons par la disparition du réel, 2021 – Fly, Robin, Fly, Mécènes du sud Montpllier-Sète, Copyright Elise Ortiou-Campion
Melissa Airaudi porte elle aussi une attention particulière à ces lieux-refuges où s’expérimentent de nouvelles subjectivations. La performance Commençons par la disparition du réel poursuit une réflexion menée sur les backstages, espaces d’entre-deux où les masques apparaissent et s’effacent. Depuis plusieurs années, l’artiste cherche des stratégies d’apparition du corps racisé afin qu’il échappe aux mécanismes de capture et d’instrumentalisation. Elle interroge à ce propos les réseaux sociaux comme médium d’auto-fiction émancipatrice.
Pour Mécènes du Sud, la tête recouverte de longues tresses-tentacules, Melissa Airaudi a ainsi enfilé le costume de strip-teaseuse et de Méduse. Entre pole danse, strip-tease et errance, la performance convoque l’apparition sur scène d’un castrat et consiste en un effeuillage/dépeçage d’un costume réfléchissant, seconde peau d’une Méduse ici captivée par ses reflets et dans un rapport de séduction avec elle-même. Par cet effeuillage, processus de délitement de soi, Melissa Airaudi se débarrasse de tout artifice et opère au démantèlement du mythe de Méduse, femme puissante et donc maléfique forgée par le male gaze comme allégorie de la « terreur de la castration ». (Julie Ackermann)
https://www.instagram.com/melissawithselina/
Namio Harukawa, #17 et #59, 2011


Namio Harukawa, #59 et #17, 2011. Dessin, 27,7 x 19,5 cm. Courtesy galerie Julien Cadet. – Fly, Robin, Fly – Mécènes du sud Montpllier-Sète
Face à cette évocation de Médusa, sujet de multiples interprétations, représentation de la castration chez Freud, figure emblématique du travail de l’artiste pour Jean Clair, archétype de la femme fatale récusée par Hélène Cixous, symbole de rage et de pouvoir pour certaines féministes, Nils Alix-Tabeling a choisi d’accrocher deux dessins de Namio Harukawa prêtés par la galerie Julien Cadet.
Personnage mystérieux, il laisse une série d’œuvres graphiques à l’exécution méticuleuse qui représentent des femmes rondes dont les fesses opulentes écrasent le visage d’hommes frêles, dominés à travers la pratique du facesitting…
À l’instar d’Alison Yip et Marie Legros, le dessinateur érotique Namio Harukawa célèbre lui aussi les femmes hors-normes. Voluptueuses et aux fessiers proéminents, ses Vénus callipyges s’assoient sur les visages de leurs serviteurs, les réduisant ainsi à de simples objets sexuels ou pièces de mobilier. (Julie Ackermann)
https://www.galeriejuliencadet.com/namioharukawa
Justin Fitzpatrick, Seeds of Urizen (Frieze!), 2019

Fly, Robin, Fly – Mécènes du sud Montpllier-Sète
Sur le côté, l’accrochage se poursuit avec Seeds of Urizen (Frieze!), une toile de Justin Fitzpatrick prêtée par la galerie Sultana. Dans une composition dynamique qui conduit le regard du visiteur vers la suite du parcours, sa bande de policiers en rollers armés de ciseaux interroge avec efficacité l’autocensure du corps social homosexuel masculin à travers la rumeur et les chuchotements… Le titre renvoie à l’Urizen, la divinité inventée par William Blake qui divise le monde en catégories rigides…
Justin Fitzpatrick a lui aussi travaillé sur le pétrissement de la chair par l’histoire de la violence. Dans le tableau Seeds of Urizen (Frieze!) (2019), des policiers-zombies en rollers dévalent la piste d’un doigt inquisiteur et font respecter l’ordre conservateur avec leurs ciseaux. Messagers du jugement et de la honte, ils sont les gardiens du règne d’Urizen, une divinité inventée par le poète William Blake et partageant le monde en catégories rigides. La toile dévoile le processus de contagion d’idées patriciales – notamment des peurs homophobes – et infiltrant si facilement les corps et les esprits. Pétrifiant les corps dans des systèmes lénifiants, ces conceptions toxiques ne sont pourtant pas une fatalité. Dans l’œuvre de Fitzpatrick, le corps apparaît en effet bien souvent comme un système en métamorphose permanente et révèle ainsi son potentiel d’affranchissement des assignations archaïques. (Julie Ackermann)
https://galeriesultana.com/shows/justin-fitzpatrick-urizen
https://www.instagram.com/justinfitzpatr1ck/
Marie Legros et Mark Barker

Moment particulièrement réussi du parcours, la seconde salle rassemble dans une étonnante confrontation la vidéo de Marie Legros, Marcher sur les choses (1997) prêtée par le Frac Occitanie-Montpellier et la sculpture de Mark Barker, Untitled (sweats) (2021), produite pour l’exposition.
Marie Legros, Marcher sur les choses, 1997
Avec un cadrage serré sur les pieds, Marcher sur les choses montre l’artiste, chaussée d’escarpins noirs, écrasant les meubles et objets domestiques (chaises, tabourets, lit, table, bassine en plastique) dans une « marche du pouvoir » à travers un appartement…
Ce pied de femme, objet de fétichisme sexuel et sujet d’interprétations freudiennes, devient-il ici celui d’une « castration symbolique » ?
La position de la sculpture de Mark Barker peut aisément le faire croire. En effet, on s’attend presque à voir le pied de Marie Legros sortir de l’écran et venir écraser le visage effrayé du frêle castrat qui tient dans sa main une grappe de tomates dont les fruits ont disparus…
Avec l’aberration de ce psychodrame patriarcal démasquée, s’ouvre alors un théâtre où le désir de la femme castratrice s’éveille et fait de son pouvoir de séduction une arme destructrice et porteuse de modèles identitaires libérés des assignations. La vidéo Marcher sur les choses (1997) de Marie Legros joue de cette manière sur les tropes de la femme castratrice. Chaussée de souliers noirs à talon, objets fétichistes par excellence, l’artiste se fraye un chemin dans un appartement en marchant seulement sur les objets et mobiliers qui l’élèvent du sol (chaise, tables, bassine…). En close-up, la caméra ne cadre que ces pieds surpuissants, écrasant ses points d’appui. Violents, jouissifs, les sons qui accompagnent cette marche du pouvoir sont ceux d’une castration symbolique.
Le fétichisme du pied féminin est l’un des plus répandus et, là encore, la psychanalyse freudienne s’en est emparé pour y diffuser ses théories misogynes. Selon Freud, le pied de la femme, en tant que signifiant imaginaire phallique, pallie l’angoisse de l’absence de pénis et devient ainsi sexuel par transfert. La fascination sexuelle pour cette partie anatomique serait alors une manière d’octroyer un phallus symbolique aux femmes et de les guérir de la révélation soi-disant traumatisante qu’elles n’en ont pas. (Julie Ackermann)
Mark Barker, Untitled (sweats), 2021


Mark Barker, Untitled (sweats), 2021. Sculpture, grès et brindille de Solanum lycopersicum (tomate), 40 x 12 cm. Nouvelle production pour Mécènes du Sud Montpellier-Sète – Fly, Robin, Fly – Mécènes du sud Montpllier-Sète
La tête écrasée par un poids, l’éphèbe sculpté par Mark Barker aurait pu être l’un d’entre eux s’il ne s’inscrivait pas dans sa chair une vulnérabilité aussi sincère. La bouche muselée par l’auto-censure, le corps en détresse du jeune garçon est plié par la peur.
L’artiste s’est concentré sur la zone de la cage thoracique afin de faire écho aux corps des jeunes garçons destinés à devenir castrats et à qui s’est imposée l’émasculation. Contorsionné, le buste tient dans la main une tige de tomate osseuse et aussi tordue que lui. Tout l’air de la pièce semble avoir été aspiré. Le fruit succulent s’est fané. Et il ne reste qu’un résidu, offrande ouvrant la voix vers de nouvelles masculinités où la fragilité est force. (Julie Ackermann)
https://www.instagram.com/mrmarkbarker/
Nils Alix-Tabeling, Tiziana La Melia et Alison Yip

Conçue comme une œuvre totale, la troisième salle de l’exposition est sans doute l’acmé du parcours de « Fly, Robin, Fly »… Tous les éléments ont été produit par Mécènes du Sud Montpellier-Sète.
La mise en espace fait penser au décor d’une scène de théâtre ouvert sur la rue.

Nils Alix-Tabeling – Triclinium: «Héliogabale•Julia•Julia», 2021
Au centre, Nils Alix-Tabeling a installé un mobilier néo romain, baroque et extravagant, composé d’un lit et d’un fauteuil en métal qui attendent le corps des visiteurs. Entre cabinet d’analyste, salon de soins ensorcelés et fumerie d’opium, l’ensemble évoque la figue d’Héliogabale. Cet empereur romain androgyne (203-222) a choisi d’abandonner le pouvoir à sa grand-mère et à sa mère, les deux Julia du titre, pour s’adonner à la promotion d’un culte solaire aux connotations syncrétiques et à des orgies homosexuelles…

Le titre de l’installation (Triclinium: «Héliogabale•Julia•Julia»; proposition de soin par les cristaux, les herbes et la sexualité. Lit d’opium des eaux tièdes : papaver somniferum, jusquiame d’Égypte, fer sang lavande, Gui macéré, jasper rouge et quartz rose) dresse un inventaire de substances qui soignent la douleur et éveillent le plaisir « par le biais de traitements souvent criminalisés par les savoirs experts »…

Nils Alix-Tabeling a construit une sorte de fumerie d’opium syncrétique dans laquelle il a glissé de multiples références à l’excentrique Héliogabale (203-222), un empereur romain donnant son nom à un opéra chanté par des castrats. Amateur d’orgies sexuelles homosexuelles, cet empereur androgyne est connu pour avoir défié les tabous sexuels et les traditions religieuses romaines. Cultivant une identité divine et de genre ambiguë, il se proclama grand prêtre de la divinité solaire Élagabal et vénéra sa pierre sacrée, une météorite noire qu’il ramena à Rome et pour laquelle il fit construire un temple.
Incrustés de pierres en sa mémoire, fourrés de cristaux et de plantes médicinales, les mobiliers de ce salon magique et décadent dégoulinent de concoctions odorantes aux vertus tantôt somnifères, thérapeutiques ou excitantes. Situé au coin du lit d’appoint, le jaspe rouge apaiserait les saignements, favoriserait la cicatrisation et stimulerait la libido. De l’aromathérapie à la lithothérapie, en passant par la phytothérapie, ce living room rituel traite la douleur et éveille le plaisir par le biais de traitements souvent criminalisés par les savoirs experts, comme la médecine alternative et l’intoxication volontaire. Réceptacle de savoirs populaires narco-sexuels, traditionnellement exercés par les femmes et des sorciers non autorisées, il délimite un espace où se pratique une nouvelle écologie du corps et de l’esprit. (Julie Ackermann)
https://www.facebook.com/nils.alixtabeling
Alison Yip – House of Sobbing Orchids, 2021
Les murs de cette salle voûtée sont couverts par un superbe décor peint par Alison Yip. Inspirés par certains éléments des fresques romaines du quatrième style, on y découvre de multiples allégories aux femmes dominatrices et au légendaire œuf de coq dont seraient issus les castrats…











Alison Yip – House of Sobbing Orchids, 2021. Peinture murale, dimensions variables. Nouvelle production pour Mécènes du Sud Montpellier-Sète. – Fly, Robin, Fly – Mécènes du sud Montpllier-Sète
Pour l’exposition, Alison Yip a réalisé une fresque à partir de pochoirs où s’hybrident dans des combinaisons diverses des motifs humanoïdes, décoratifs, architecturaux, animaux et végétaux. Dans les « catacombes » de Mécènes du Sud, s’organise ainsi une vie souterraine résistante et faite de fertilités occultes : y grandissent des orchidées (symbole de testicules) plus ou moins distordues, des gorgones grotesques, mi-mantes religieuses, mi-chanteurs castrats.… Attachée à subvertir les stéréotypes en dévoilant leur absurdité grotesque, l’artiste a mis en parallèle la figure de la femme fatale et celle de la mante religieuse, connue pour dévorer ses partenaires sexuels mâles après la copulation. (Julie Ackermann)
http://alisonyip.blogspot.com/
https://www.instagram.com/spooky_nood.le/
Tiziana La Melia – Kletic Kink, 2021
L’ensemble est complété par la diffusion des poèmes récités et chantés de Tiziana La Melia ou elle raconte son expérience de la misogynie. Le livret est disponible sur le lit d’opium…
Par le biais de la science-fiction et une parole crue exorcisant le trauma, Paradise apparaît comme une thérapie collective dans laquelle vient tout naturellement s’insérer le témoignage poétique et musicale de Tiziana La Melia. Pensé comme une réflexion sur la masculinité toxique et ses répercussions micropolitiques, Kletic Kink a été écrit suite à une expérience personnelle liée à la misogynie. L’écriture et le montage des chansons qui la composent suivent une ligne directrice ludique dans laquelle la stratégie cathartique passe par le jeu (associations langagières, sonores). Caractérisés par une poésie très rythmique célébrant la malléabilité du langage et la digression, les titres compilent, coupent, arrangent des sons divers : récitation de tweets, sons glanés en open source, field recording…
Tiziana La Melia s’est concentrée sur le geste de la coupure et sur le souffle pour évoquer la figure du chanteur castrat et réfléchir à sa blessure – son choc, sa guérison. Amour, deuil, désir et solitude sont ainsi les thèmes abordés par la poésie de l’artiste pour délimiter les frontières d’un paysage sonore intime, chamboulé mais protecteur. Une importance particulière est accordée aux lieux – lieux qui contiennent, lieux d’évasion -, dont le jardin de l’artiste à Vancouver, un espace rituel évoqué à plusieurs reprises et dans lequel l’artiste et sa communauté affective traversent des états mentaux variés, parfois psychédéliques.
La logorrhée verbale de l’artiste Tiziana La Melia s’écoute dans un décor propice, conçu comme un espace fonctionnel et de soin par le repos, le sexe et l’enivrement. (Julie Ackermann)
https://galerieannebarrault.com/artiste/tiziana-la-melia/
Tai Shani, Maria Lassnig, Kengné Téguia et Vanessa Disler
À l’étage, l’aménagement d’une salle de projection permet de voir dans d’excellentes conditions trois films qui s’enchaînent : l’incontournable Je suis Paradis (2017-2019) de Tai Shani, l’historique Iris, (1971) de Maria Lassnig et WhatWouldYou (2020) de Kengné Téguia dont on respectera la volonté de ne rien en dire à l’exception du hashtag #TheBLACKRevolutionwillbeDEAFinitelyLOUD…
Sur le palier, on découvre l’installation de Vanessa Disler, Songbird Supreme, 2021 produite pour l’exposition. Sur une cage dont on ne sait si elle est destinée à enfermer des prisonniers ou des oiseaux, on peut avec un peu d’attention lire en anglais «Born from a Rooster Egg / Né d’un œuf de coq ». On peut y écouter une pièce musicale où se superposent tous les registres vocaux masculins, de la basse jusqu’au castrat…



Vanessa Disler – Songbird Supreme, 2021. Sculpture, barres métalliques, 205 x 70 cm. Nouvelle production pour Mécènes du Sud Montpellier-Sète. – Fly, Robin, Fly – Mécènes du sud Montpllier-Sète
Vanessa Disler – Songbird Supreme, 2021
Dans l’installation de Vanessa Disler, le corps rayonne par son invisibilité, sa présence seulement évoquée par des traces. Entre cage BDSM, pour prisonniers ou à oiseaux, la structure en fer a été pensée comme un exo-squelette, où corps et architecture, motifs musicaux, carcéraux et décoratifs se confondent pour éveiller des présences fantomatiques. La cage en question s’ouvre d’ailleurs comme se lèverait un rideau sur une scène et retentit une pièce musicale ambient superposant les registres vocaux masculins (basse, baryton, ténor et castrat). Son titre : « Songbird Supreme », un terme utilisé pour décrire la voix aiguë de Mariah Carey, proche de celle des castrats. (Julie Ackermann)
Tai Shani – Je suis Paradis, 2017 – 2019

Ce projet politique traverse l’exposition et le film d’horreur Paradise (2017) de l’artiste Tai Shani. On imagine aisément que l’application de la politique de Solanas fait partie du scénario, puisque l’une des premières images montre face caméra une femme éclaboussée de sang.Le film en question appartient à une série de vidéos consacrées à une ville allégorique, passée et future, peuplée de femmes et inspirée par le livre médiéval La Cité des dames de Christine de Pizan (1405). Paradise se consacre à l’une des 12 habitantes de la ville, une intelligence artificielle confessant ses traumatismes pour générer de l’empathie. La cité accueille en effet Mnemesoid, une base de données infinies rassemblant toute l’expérience du monde (humains, animaux …). La vidéo excave un fragment de cette histoire et le rejoue encore et encore.
Est-ce ainsi, par le souvenir et l’exposition de ses traumatismes qu’on en guérit ? Ou plutôt, comment guérir d’un traumatisme irréparable ? Le terrain commun de la féminité n’est pas un corps en soi mais les violences qui le contiennent et l’accompagnent. Et c’est donc à partir de la matière témoignage que Tai Shani invite à imaginer une ère post-patriarcale. (Julie Ackermann)

Maria Lassnig – Iris, 1971

Qu’elle soit physique ou symbolique, la castration est l’évènement à partir duquel émerge en effet une nouvelle fertilité corporelle et avec elle, des corps fluides affranchis des normes binaires hétéro-patriarcales. Maria Lassnig s’est ainsi intéressée dans les années 70 à l’absolution des limites traditionnelles du corps avec sa vidéo Iris (1971). Prenant pour point de départ l’expérience subjective, sensorielle du corps et scrutant une femme nue, elle pointe le surgissement d’un corps en mutation à l’aide de multiples points de vue et effets de distorsion. Multipliant les expériences optiques et privilégiant un montage fragmenté, l’artiste démantèle pièce par pièce un corps devenu morceaux détachés, paysages et formes abstraites.
Coulant à la surface des miroirs comme de la lave, la chair humaine se libère, s’unit à elle-même, à l’appareil technologique et se désintègre pour ensuite se réagencer. Ce que la castration implique en effet en miroir, c’est aussi la possibilité de composer un corps à sa guise, un corps qui n’est pas une donnée figée et passive mais une surface de création et d’émergence de multiplicités queer, bordéliques et élastiques. (Julie Ackermann)
Kengné Téguia – WhatWouldYou, 2020

Dans le cadre de sa pratique et de ses recherches, l’artiste Kengné Téguia nous a demandé de renvoyer les publics vers le hashtag #TheBLACKRevolutionwillbeDEAFinitelyLOUD. Cette démarche est liée à des questionnements politiques que nous soutenons, et nous invitons donc les personnes intéressées par son travail à suivre ce hashtag. Selon les mots de l’artiste : « Parce qu’il s’agit de se préserver, parce qu’il s’agit de crise, parce qu’il s’agit d’exister autrement et que tout est encore fragile et à refaire : #TheBLACKRevolutionwillbeDEAFinitelyLOUD. » (Julie Ackermann)
« Fly, Robin, Fly » : Note d’intention du commissaire Nils Alix-Tabeling
L’exposition Fly, Robin, Fly prend pour point de départ la figure du chanteur castrato, ici maintenue comme une présence flottante, alternant entre un fantôme habitant l’espace et un esprit protecteur. Les différentes œuvres et interventions de l’exposition viennent disséquer, digérer, et rendre hommage au potentiel sémantique fluide et mutant des castrati.
L’histoire des chanteurs castrati est marquée par une coupure, une section. Angus Heriot dans son livre « The Castrati In Opera », ou Martha Feldman dans « The Castrato; Reflections on Natures and Kinds » décrivent la façon dont la violence du gesteémasculatoire est mystifiée (accident de cheval, blessure due à un duel, etc.). L’émasculation devient un mythe originel donnant naissance à un nouveau corps. La perte d’un organe est présentée comme le point de départ d’une nouvelle voix. Voix au sens de chant, mais aussi d’une nouvelle place dans la société. L’histoire des chanteurs castrats est aussi marquée par des intrigues, et l’amputation crée un nouveau terrain de fertilité au sens de fertilité politique et culturelle. La voix alien du chanteur castrato, oscillant entre différents registres, et à la plasticité fluide, est aussi celle des différents artistes de Fly, Robin, Fly, une exposition où les voix dissonantes et les désirs queers s’imposent et prennent possession des espaces de Mécènes du Sud Montpellier-Sète.
Les relations historiques à l’œuvre entre les corps des castrati, ainsi que les falsettistes qui les imitent, ou les chanteuses qui se travestissent pour accéder à la scène, sont complexes. Et c’est sur cette polysémie des corps que l’exposition Fly, Robin, Fly s’attarde. Le geste émasculatoire peut être lu de différentes manières. D’abord comme une violence envers les corps queer, un marquage ou une imposition, puisqu’historiquement, l’émasculation a eu un rôle punitif envers ces communautés souvent justifié par le monde médical. Et aborder l’émasculation à travers la figure ducastrato a donc un rôle de témoignage de ces violences. Mais l’émasculation prise au sens métaphorique peut aussi être vue comme une reprise de pouvoir, une critique de la masculinité toxique, une scission théorique pour s’extraire d’une hégémonie patriarcale. Les mouvements et prises de paroles féministes ont souvent été vécues par les sociétés dominantes patriarcales et hétéronormatives comme castratrices, et par extension angoissantes, effrayantes.
À l’image de la célèbre phrase de l’activiste Eva Kotchever : »Men are admitted but not welcomed » l’exposition Fly, Robin, Fly propose de repenser cette relation, en invitant les visiteurs à embrasser cet abandon de la masculinité toxique avant d’entrer dans l’espace de Mécènes du Sud. Ce afin de générer un nouveau rapport au corps, ainsi qu’un nouveau type de discours. À la façon dont les chanteurs castrats s’annonçaient comme étant nés d’un œuf de coq, l’exposition rend hommage aux franges les plus radicales du féminisme comme les précurseur·se·s d’un monde plus juste. L’œuf de coq devenant ainsi le terreau d’une nouvelle fertilité idéologique.
Ici, la notion dequeer est à entendre comme corps marginalisé, incluant tous les corps en résistance face à une norme exclusive. Ceci fait donc référence à des pratiques sexuelles historiquement jugées comme déviantes (des corps traversés par des désirs saphiques et sodomites) ou bien à une relation féministe ou pro-féministe au monde. L’exposition forme ainsi un groupe évoquant la nécessité d’une convergence des luttes transhistoriques.