Jusqu’au 4 juillet 2021, Gilles Pourtier présente avec « Rodéo Sauvage » une des expositions les plus cohérentes et probablement la plus aboutie et passionnante du 13e Printemps de l’Art Contemporain à Marseille.
Il propose un regard exigeant et une réflexion politique approfondie sur la réaction de colère, souvent jugée comme une émotion mauvaise et nuisible, face à la force de l’État, qui a seul le « monopole de la violence physique légitime »…
Gilles Pourtier – Rodéo Sauvage au Château de Servières – vues de l’exposition ®Jean-christophe Lett
Le propos qui sous-tend « Rodéo sauvage » s’est construit à partir de l’histoire personnelle de Gilles Pourtier et de ses origines qui ont fondé son « regard et [sa] perception du monde ». Il est aussi alimenté par plusieurs lectures dont celle de La société contre l’État de Pierre Clastres qu’il découvre lors de son passage par l’ENSP d’Arles ou plus récemment par L’Âge de la colère — Une histoire du présent de Pankaj Mishra.
Dans ces œuvres, comme dans la manière dont il les met en scène, Gilles Pourtier multiplie les références à l’histoire de l’art, à sa critique mais aussi à de nombreuses lectures philosophiques. Ainsi, conclut-il son texte d’intention en citant Adorno dans Minima Moralia, Réflexions sur la vie mutilée : « In Nuce-La mission actuelle de l’art est d’introduire le chaos dans l’ordre »…
Gilles Pourtier – Rodéo Sauvage au Château de Servières – vues de l’exposition ®Jean-christophe Lett
On l’aura compris, entre savoir et pouvoir, Gilles Pourtier propose une interrogation riche et subtile sur la place de l’artiste et questionne sa fonction dans le dialogue social…
Que l’on connaisse ou non le travail de Gilles Pourtier, un passage s’impose par les espaces d’exposition du Château de Servières dont on ne sort pas totalement indemne.
« Rodéo sauvage » rassemble plusieurs pièces inédites spécialement produites pour l’exposition, parfois en résonance avec le lieu. Parmi les œuvres plus anciennes, certaines trouvent leur origine à l’ENSP d’Arles, d’autres sont le fruit d’une collaboration avec l’URDLA à Villeurbanne, quelques-unes sont issues des conflits sociaux à Marseille. Chaque œuvre interpelle le visiteur sans jamais lui imposer de discours, en lui réservant toujours la place de son engagement.
Au-delà de la puissance des œuvres exposées, il faut aussi souligner la qualité exceptionnelle de leur mise en espace.
Tout commence par un dialogue complexe entre l’évocation d’un drapeau américain en lambeau aux symboles ambigus (Betsy Ross, 2021) et les représentations troublantes de monuments européens chimériques (In gate we trust #5 et #10, 2021). Là, le visiteur doit choisir sa voie : la droite ou la gauche, le rouge ou le bleu, l’ouverture sous un arc en plein cintre ou le passage sous le portique du temple…
Dans le parcours qu’il propose ensuite au visiteur, Gilles Pourtier joue avec beaucoup d’adresse des atouts comme des inconvénients du Château de Servières. Avec maestria, il utilise les plein et les vides. L’éclairage met parfaitement en valeur les œuvres exposées et sait « sculpter » avec élégance et sobriété certaines pièces. Les ombres sont exploitées avec précision et pertinence (Avez-vous peur de nous ?, 2020). Quelques tirages photographiques (Voyelles I,U,A,O E, 2021), accrochés sans protection, laissent au visiteur l’impression troublante de percevoir des volumes…
Ici, il imprime un grand statement à la Lawrence Weiner (KEEP HANDS AT All TIME IN PLAIN VIEW, 2021) ironiquement constitué par l’assemblage des empreintes digitales d’une dizaine d’enfants, avec les mêmes tampons encreurs que ceux utilisés par l’administration (carte national d’identité).
Là, il utilise le format des ouvertures comme module pour une série de peintures (Le plus froid des monstres, 2021) qui illustrent les couleurs politiques des cinq premières législature de la Ve république, faisant au passage un clin d’œil à Ellsworth Kelly.
Face à ces fenêtres de référence, il pose les vitres fracassées d’une banque marseillaise lors d’une manifestation des gilets jaunes (Die Rose ist ohne Warum, 2020), un ready-made qui pourrait aussi être un hommage à l’emporte-pièce au Grand Verre de Duchamp…
Aux deux bouts de cet étroit couloir, il met face à face une sombre boucle vidéo où les flammèches dansent comme des lucioles (Is That All There Is ?, 2021) et 14 traits de néons inspirés d’un détail troublant d’une célèbre fresque de Masaccio (Celui qui fait demi-tour tourne le dos à son avenir, 2021).
Un peu avant, les espaces dans la partie supérieure des cimaises semblent répondre aux vides des 21 xylogravures inspirées d’une série où Bernd et Hilla Becher ont photographié différentes façades de maisons à colombage allemandes (FW, 2020).
Entre deux photogrammes (Cool & Warm, 2021), il laisse au regardeur le soin de construire la partie manquante du néon accroché au-dessus de sa tête…
On sort de ce « Rodéo Sauvage » un peu sonné, bousculé par les interrogations que nous adresse Gilles Pourtier et impressionné par la richesse, la cohérence et la pertinence de son propos.
Lauréat et Prix Coup de Cœur 2017 de Mécènes du Sud Aix-Marseille, Gilles Pourtier avait montré, après une résidence hors-norme à l’agence Carta-Associés, l’ampleur et la diversité de son travail dans « Does the angle between two walls have a happy ending? », une exposition avec Amandine Simonnet qui avait marqué la rentrée 2020 à Marseille. Il y interrogeait alors l’isolement et la notion d’îlot (Block) en architecture et en urbanisme, entrecroisant avec brio les références à John Donne, Henry David Thoreau, Herbert Marcuse ou Ad Reinhardt.
Avec « Rodéo Sauvage », Gilles Pourtier s’affirme un peu plus comme une des figures marquantes de la scène marseillaise contemporaine.
Ce projet présenté à Marseille devrait se poursuivre à travers deux autres expositions personnelles dans des structures de différentes régions.
Le commissariat de « Rodéo Sauvage » est assuré par Martine Robin. L’exposition est produite par le Château de Servières avec le soutien de la Région Sud dans le cadre du dispositif Carte Blanche, de l’URDLA Villeurbanne, de Pébeo et de Isabelle et Roland Carta.
À lire, ci-dessous, quelques regards sur l’exposition accompagnés des photographies de Jean-Christophe Lett, de textes de Gilles Pourtier et quelques extraits d’une passionnante conversation enregistrée dans « Rodéo Sauvage ». On reproduit également la note d’intention de Gilles Pourtier et quelques repères biographiques.
En savoir plus :
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Sur le site de Gilles Pourtier
Gilles Pourtier sur documentsdartistes.org
Gilles Pourtier – « Rodéo Sauvage » : Regards sur l’exposition
Quel choix ?
Le parcours de « Rodéo Sauvage » commence avec trois œuvres qui interpellent le visiteur et l’invite à faire un choix pour son déplacement…
Betsy Ross, 2021
Le titre de cette œuvre complexe qui accueille le visiteur évoque Betsy Ross. Elle aurait réalisé la première bannière étoilée, à la demande de George Washington, pendant la révolution américaine. Le drapeau des États-Unis ne comptait alors que treize étoiles…
Gilles Pourtier – Betsy Ross, 2021. Technique mixte sur papier contre-collé sur papier, 207 x 146,7 cm. Rodéo Sauvage au Château de Servières ®Jean-Christophe Lett
Symbole incontournable des rodéos américains, il est supposé être toujours dans un état irréprochable : « Un drapeau usé, endommagé ou déchiré en lambeaux ne peut plus flotter. Il doit être détruit de manière respectueuse, de préférence en le brûlant. »
Partant à l’origine du report au cordeau de la perspective d’une annonciation, Gilles Pourtier produit ici une représentation iconoclaste du drapeau américain qui interroge aussi la bannière européenne…
Gilles Pourtier – In gate we trust #10 et In gate we trust #5, 2021. Photographies noir et blanc. Rodéo Sauvage au Château de Servières ®Jean-Christophe Lett
De part et d’autre, on découvre deux photographies dont les titres font ironiquement écho au « In God We Trust » de la devise américaine. Elles reproduisent des portes… vers lesquelles il faut choisir d’aller. Avec beaucoup d’attention, on peut remarquer que ce sont des agrandissements des monuments imaginaires qui illustrent les billets de 5 et 10 euros…
In gate we trust #5 et In gate we trust #10, 2021. Photographie noir et blanc
À droite… Du côté obscur de l’enfer
Au centre de la salle, sur trois palettes « tricolores » empilées, 500 posters sont à la disposition des visiteurs…
L’ambiguïté du slogan reproduit sur ce négatif photo interpelle inévitablement. Pour Gilles Pourtier, c’est une invitation à écouter l’autre même si on ne partage pas son propos…
Gilles Pourtier – Dialectique négative, 2021. 500 poster, impression offset, 100x70cm. Rodéo Sauvage au Château de Servières ®Jean-Christophe Lett
Dialectique négative (Negative Dialektik) est un livre du philosophe, musicologue et sociologue allemand Theodor W. Adorno paru en 1966 (traduit en français en 1978). S’inscrivant dans le courant de la théorie critique, Dialectique négative reprend la visée centrale de tout le courant : l’émancipation de l’homme. Pour atteindre cette émancipation et ce, contre les vecteurs oppressifs de la société moderne, Adorno reprend la méthode philosophique initialement présentée par Hegel : la dialectique. Toutefois, Adorno renverse le principe même de fonctionnement de cette méthode. Au lieu de fonder la connaissance humaine sur l’identité, dans la conscience, des objets avec le sujet pensant, la dialectique d’Adorno est une connaissance aiguë de la non-identité entre le sujet et l’objet. En d’autres termes, la dialectique négative est la conscience de la différence et de l’impossibilité de tout saisir par le simple moyen de la pensée. Cette pièce est une photographie d’un graffiti que j’ai conservé sous la forme négative. Cette volonté de non conversion me permet de faire un jeu de mot avec le titre de la pièce mais aussi de pousser la photographie vers le dessin. Le dessin est aussi présent au cœur de cette photographie du fait du dessin de lettre.
On pourra toujours ajouter «Anti» devant le mot précédent sorte de non classification binaire. Cet espace entre les deux mots laissent la place aux antagonismes et à toutes les nuances possibles et aussi peut les exclure. Pourtant dans le cas présent quel est le résultat de l’équation ? Je trouve le principe de la dialectique moteur car il permet un système dynamique non fixe et définitif. Il nous laisse face à nos propres doutes, sans pouvoir conclure. – G.P.
Gilles Pourtier – Thoreau’s father, 2021. Crayon de charpentier taillé. Rodéo Sauvage au Château de Servières ®Jean-Christophe Lett
En équilibre dans un angle de la salle, un crayon de charpentier taillé aux deux bouts attire le regard. On y lit le mot : « PATRIOTIC »… Ici, l’artiste invite à réfléchir à ce qui peut nous faire tomber d’un côté ou de l’autre… Par sa nature, il interroge aussi ce qui distingue, ou pas, l’artiste et le travailleur manuel. Le titre fait référence au père de l’écrivain américain Henry David Thoreau partisan de la désobéissance civile et de la démocratie directe, auteur de Walden ou la Vie dans les bois qui avait inspiré l’installation Concord exposée en 2020 à La Cartine.
Troisième et dernière œuvre de cet espace, Burning down the house, la plus ancienne pièce de l’exposition, rassemble 9 polaroids… Cette assemblage qui emprunte son titre à un morceau de Talking Heads interroge la photographie. Comme ces instantanés, la maison ne peut brûler qu’une seule fois !
Gilles Pourtier – Burning down the house, 2009. 9 polaroids, 61, 5 cm x 61, 5 cm. Rodéo Sauvage au Château de Servières ®Jean-Christophe Lett
Cette œuvre est la première pièce que j’ai considéré comme une réelle production artistique et que j’ai exposé en tant que telle. Ces 9 polaroids représentent des détails de lieux où j’ai vécu : l’appartement de mon frère dans ma ville natale, mon logement étudiant ou encore l’entrée du logement social d’une amie.
Ce sont des compositions qui jouent entre l’abstraction et le lien photographique avec le réel. Pour ajouter au trouble de la représentation j’ai inclus deux polaroids non développés. On ne voit alors que des coulures abstraites de chimies, une sorte de non figuration photographique. L’utilisation du polaroid m’intéresse car il ne donne qu’une opportunité unique de faire une photographie et ne s’inscrit pas dans la reproductibilité. On ne peut brûler la maison qu’une seule fois… – G.P.
A gauche… Du côté de l’âne
Si l’on a pas choisit de suivre l’éléphant républicain, on entre dans l’exposition par une salle où l’on découvre une autre œuvre photographique ancienne au caractère « intime »…
Deviens ce que tu hais rassemble trois photographies prises par le père de Gilles Pourtier où il a gratter l’image des personnes… Doit-on y voir une sorte de pendant à Burning down the house dans manière d’interroger intimement la photographie ?
Gilles Pourtier – Deviens ce que tu hais (fils, frère, père), 2014. Photographies 41x49cm. Rodéo Sauvage au Château de Servières ®Jean-christophe Lett
Ce triptyque est réalisé à partir de 3 photographies qu’a prise mon père lors de mon enfance. J’ai gratté les personnes représentées sur les photographies originales. Dans cette pièce la référence au geste destructeur est directe par l’altération définitive des tirages, une sorte d’iconoclasme. Le titre est un jeu de mot à partir de la fameuse phrase de Nietzsche (qui a son origine chez Pindare) « Deviens ce que tu es. » Précisément parce que cette phrase est une tarte à la crème. Cela sert de slogan à tout ce que l’on veut ; cela a même été le slogan de l’armée de terre pour recruter, c’est dire. Il existe un grand malentendu autour de cette formule : c’est sur ce malentendu que je voulais travailler. Et aussi à la figure de Nietzsche comme le philosophe de la «destruction» des anciens concepts pour en créer des nouveaux en accord avec son temps.
Ces 3 photographies sont accrochées en suivant le mouvement du saut de l’enfant faisant ainsi référence à Étienne-Jules Marey et Eadweard Muybridge qui ont décomposé et déconstruit le mouvement par le temps. – G.P.
Au mur, le regard est happé par un grand drapeau blanc, assemblage de morceaux de tissus issus des ballots utilisés sur les chantiers de peinture pour le nettoyage des sols.
Gilles Pourtier – Lumpenprolétariat Hero, 2021. Bois de chêne et tissu, 146 x 221 cm. Rodéo Sauvage au Château de Servières – vue de l’exposition®Jean-christophe Lett
Ce drapeau de la défaite dont le titre Lumpenprolétariat Hero fait écho au Working Class Hero de John Lennon. Il renvoie aussi au prolétariat en haillons de Marx. Ces « éléments déclassés, voyous, mendiants, voleurs, etc. » du prolétariat qui n’ont aucune conscience de classe et sont incapables de mener une lutte politique organisée… si l’on suit Marx et Engels et certains de leurs épigones. Un jugement largement remis en cause à la fin du XXe siècle…
Dans l’espace central
Au centre du plateau d’exposition, Gilles Pourtier a mis en place avec beaucoup de précisions et de rigueur plusieurs œuvres qui se répondent parfois deux à deux. Une cimaise sépare d’un côté des pièces « colorées » et de l’autre un ensemble plutôt noir et blanc.
Gilles Pourtier – Rodéo Sauvage au Château de Servières – vue de l’exposition ®Jean-Christophe Lett
Sur la droite, l’accrochage rassemble une série de cinq monochromes bleus peints sur des panneaux de bois qui reprennent la dimension des verrières qui ouvrent sur les arbres du côté de la voie ferrée. Clin d’œil à la fenêtre sur l’histoire et sur le monde de Leon Battista Alberti mais aussi à l’emblématique Window, Museum of Modern Art, Paris de Ellsworth Kelly, Gilles Pourtier joue avec l’idée éculée du monochrome en y injectant du politique. Pour cela, il décide de regarder la composition partisane des parlements de la Ve république. Avec la société Pébeo, il produit pour les cinq premières législatures un mélange de couleur qui est le reflet de chaque Assemblée Nationale (bleu pour les partis de droite, rose pour le PS, rouge pour le PC, gris pour les divers et non inscrit). Pour le début de cette série peinte au pistolet, la couleur politique de la France est uniforme, à quelques nuances près… On attend avec intérêt de découvrir la suite du projet et l’ensemble coloré que renvoient les 15 législatures depuis 1959…
Gilles Pourtier – Le plus froid des monstres, 2021. De gauche à droite : Première législature, 1959, monochrome, 240 x166 cm ; Seconde législature, 1962, monochrome, 240 x166 cm ; Troisième législature, 1967, monochrome, 240 x166 cm ; Quatrième législature, 1968, monochrome, 240 x166 cm ; Cinquième législature, 1973, monochrome, 240 x166 cm. Rodéo Sauvage au Château de Servières ®Jean-Christophe Lett
Le titre de l’ensemble, Le plus froid des monstres, est emprunté à Nietzsche qui dans Ainsi parlait Zarathoustra écrit : « L’État, c’est le plus froid de tous les monstres froids : il ment froidement et voici le mensonge qui rampe de sa bouche : “Moi, l’État, je suis le Peuple.” »…
Gilles Pourtier s’interroge en regardant ces cinq panneaux et il nous interpelle : « Dans cette idée de la représentativité, nous somme tous là… Mais est ce que nous sommes vraiment tous là ? »
En face, les 21 gravures sur bois de FW (2020) offrent du rouge au jaune une déclinaison de nuances plus chaleureuse…
Gilles Pourtier – FW, 2020. 21 gravures sur bois, production URDLA. FW, 2021 – Rodéo Sauvage au Château de Servières ®Jean-Christophe Lett
Produites à l’URDLA de Villeurbanne, ces xylogravures mêlent la technique ancienne de la gravure sur bois et la technologie contemporaine de la découpe laser. Ces gravures s’inspirent de photographies prises par Bernd et Hilla Becher entre 1959 et 1973. Dans cette série intitulée Frameword Houses, les Becher ont photographié différentes façades de maisons à colombage dans la région de Siegen en Allemagne. Dans cette région où la sidérurgie au bois est dominante à la fin du XVIIIe siècle, la construction est strictement réglementée. L’usage du bois est contrôlé et limité au profit de la production industrielle du fer.
Ici, Gilles Pourtier inverse la logique architecturale. La charpente est évidée du bois par usinage et le remplissage des murs laisse apparaître la fibre de la matrice en bois grâce à la rouille des ocres… À propos de cette série, l’artiste cite volontiers Lao Tseu « La façade d’une maison n’appartient pas à celui qui la possède, mais à celui qui la regarde »…
Ces gravures issues directement des photographies poussent la filiation plus loin par l’utilisation du bois non plus comme matériau de construction mais comme matériau d’empreinte et d’impression. D’autre part j’utilise un processus de production technologique contemporain : la découpe laser pour sa précision et sa neutralité que je contre-balance par la xylogravure. En effet la découpe numérique évacue la main de l’homme en tant que procédé mécanique et par opposition la gravure sur bois la plus ancienne technique permettant l’impression de motifs sur un support, introduit des aléas lors de l’impression. Ce qui m’intéresse ici comme dans nombres de mes projets, c’est la notion d’anachronisme et la collision de temporalité. J’adapte une technique primitive d’impression avec les moyens numériques actuelles pour créer de nouvelles formes.– G.P.
Dans l’autre axe de cet espace, deux œuvres monochromes sont placées en vis à vis…
Gilles Pourtier – KEEP HANDS AT All TIME IN PLAIN VIEW, 2021. Empreintes de doigts d’enfants. Rodéo Sauvage au Château de Servières ®Jean-Christophe Lett
Les huit mots de cette injonction que l’on trouve dans toutes les prisons américaines est réalisée avec les empreintes de doigts d’enfants et des tampons encreurs utilisé par l’administration française. La typo choisie, Futura, est un hommage probable à Barbara Kruger…
En face, les deux photogrammes en noir et blanc de Cool & Warm sont espacés de la longueur exacte d’un tube à néon, tel que celui qui est suspendu juste au-dessus… Au regardeur de reconstruire ce vide…
Gilles Pourtier – Cool & Warm, 2021. Photogrammes noir et blanc, 10 x 15 cm. Rodéo Sauvage au Château de Servières ®Jean-Christophe Lett
Ce vide entre les deux images, comme celui qui est présent dans l’exposition est essentiel pour l’artiste. C’est, dit-il, « l’endroit où l’on peut se rencontrer… À partir du moment où on sature un espace, on ne peut plus se laisser parler les uns les autres. Le vide permet de créer quelque chose… »
Dans la galerie qui ouvre sur la voie ferrée…
Face aux cinq verrières de l’étroit couloir qui termine l’espace d’exposition, Gilles Pourtier a installé six morceaux de verre fracturés qui proviennent de la porte d’une banque détruite lors d’une manifestation des Gilets Jaunes… Avec ce ready-made, référence ironique au Grand Verre de Duchamp, Gilles Pourtier pose clairement le rapport de violence dans la société et de ce qu’elle protège : les gens ou les biens… Il se fait ainsi témoin des luttes et affirme sans ambiguïté la dimension sociale de sa place comme artiste.
Gilles Pourtier – Die Rose ist ohne Warum #1 à #6, 2020. Verre pare-balle brisé. Rodéo Sauvage au Château de Servières ®Jean-Christophe Lett
Le titre de la pièce Die Rose ist ohne Warum est emprunté à Angelus Silesius dont le célèbre aphorisme « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit, Elle n’a souci d’elle-même, ne se demande pas si on la voit » a fait l’objet de multiples interprétations depuis Heidegger jusqu’à Paul Celan en passant par Borges ou Wittgenstein…
Ces plaques de verre fracturées sont l’occasion de rappeler que Gilles Pourtier a une formation initiale de compagnon verrier. Il maîtrise la technique de la pâte de verre qu’il a mise en pratique auprès d’artistes en Angleterre, mais aussi celle du vitrail… On comprend l’importance qu’il accorde au geste manuel et la forte implication dans le travail qu’il revendique.
Dans ce corridor, il met face à face une courte boucle vidéo où les flammèches dansent comme des lucioles (Is That All There Is ?, 2021) et 14 traits de néons inspirés d’un détail troublant d’une célèbre fresque de Masaccio (Celui qui fait demi-tour tourne le dos à son avenir, 2021).
Gilles Pourtier – Is That All There Is?, 2021. Boucle vidéo. Rodéo Sauvage au Château de Servières ®Jean-Christophe Lett
Gilles Pourtier – Celui qui fait demi-tour tourne le dos à son avenir, 2021. 14 néons. Rodéo Sauvage au Château de Servières ®Jean-Christophe Lett
Le point de départ de cette nouvelle pièce est une fresque de Masaccio à Florence. Cette fresque représente Adam et Éve chassés du Paradis. Un détail m’a toujours intrigué : les 14 traits noirs qui sortent de la porte sur le côté gauche de la fresque. Ces 14 traits doivent représenter la voix de Dieu délivrant son message d’exclusion et de pénibilité pour les hommes et femmes du futur. Ces traits devaient être dorés auparavant mais avec le temps et les multiples restaurations et recouvrements les traits sont noirs. Comment représenter les mots de Dieu ? Ou bien même les mots tout court, comme le cri de la bouche ouverte d’Éve ? 14 traits pour repousser à jamais l’espèce humaine. Cette griffure dans le tableau est pour moi moteur car elle fait se confronter la figuration et l’abstraction. – G.P.
De l’autre côté de la cimaise…
Dans le vaste espace au centre du Château de Servières, la cimaise délimite un ensemble coloré et un autre monochrome…
Une imposante sculpture, prolongement du travail à l’URDLA de Villeurbanne sert de porte…
Avez-vous peur de nous (2019) est une déclinaison d’une des xylogravures de FW. Cette sculpture a été réalisée dans l’atelier Ni dans le cadre d’une co-production avec les Arts Ephémères et le Château de Servières. Elle a été présentée en 2020, lors de la 12e édition « Proxémie » dans le Parc de Maison Blanche à Marseille.
Gilles Pourtier – Avez-vous peur de nous ?, 2020. Sculpture en aluminium thermolaqué, 250 x 210 x 8 cm. Rodéo Sauvage au Château de Servières ®Jean-Christophe Lett
« Avez-vous peur de nous ? » manifeste ce qui s’oublie aujourd’hui : une frontière n’est pas un mur. Certes peut-elle tirer son existence d’un réel (montagne, cours d’eau, océan ou mer), mais ce qui la dessine, sa valeur demeure symbolique : elle désigne un passage, c’est-à-dire un lien en même temps qu’une séparation. Qui a le bonheur de passer une frontière paisiblement à pieds, fait l’expérience, à la fois que le franchissement n’est rien (la nature ignore la frontière) et, à la fois marque le temps : un pied ici, le deuxième ailleurs. Frissons.
Les sociétés modernes ont substitué aux frontières des murs, des grilles, des barrières soutenant la flambée de la ségrégation. Les effets avaient été prévus : de l’ailleurs peuplé de barbares, il faut se protéger et garantir son territoire de l’invasion. Les murs se rapprochent ; les citadelles se multiplient ; leur présence envahit la cité et l’agora. (extrait du texte de Cyrille Noirjean pour l’exposition l’exposition FW à l’URDLA, Villeurbanne, 2020).
Au verso de la cimaise où sont accrochées les 21 gravures sur bois de FW, on découvre cinq magnifiques et troublantes photographies noir et blanc de la série Voyelles (2021).
Gilles Pourtier – Voyelles, 2021. De droite à gauche et de haut en bas : I, photographie noir et blanc, 98 x 98 cm, 2021 ; U, photographie noir et blanc, 98 x 98 cm, 2021 ; A, photographie noir et blanc, 98×98 cm, 2021 ;
0, photographie noir et blanc, 98 x 98 cm, 2021 ; E, photographie noir et blanc, 98×98 cm, 2021. Rodéo Sauvage au Château de Servières ®Jean-Christophe Lett
La réalisation de ces photographies suit toujours le même protocole. Je crée un origami en papier photosensible dans le laboratoire de développement. Une fois l’origami fini, je l’expose à la lumière de l’agrandisseur comme le processus normal de tirage et enfin je remets à plat le papier pour le mettre dans les chimies. Pour finir, je photographie le tirage pour l’agrandir et ainsi porter une attention à ce qui est montré. Car souvent les personnes pensent que c’est le papier qui est plié alors qu’ils sont confrontés à la reproduction des plis. Ces 5 pièces s’inscrivent dans mon questionnement sur le rapport 3D- 2D et les aller-retour possibles de l’un à l’autre. Un questionnement de l’outil entre photographie et abstraction. La destruction ou plutôt la sensation du construit est sensible très directement dans ces pièces. – G.P.
Rodéo Sauvage par Gilles Pourtier
Les conflits se multiplient et les écarts se creusent entre les différents milieux sociaux, pour ne pas dire classe car c’est un mot qu’il ne faudrait plus utiliser. Je l’utilise à dessein car je pense que d’un point de vue personnel, cette conscience de classe est un moteur dans mon processus artistique. J’ai et je continue de créer à partir du milieu d’où je suis issu. Mon environnement familial et ses origines ont fondé mon point de vue, mon regard et ma perception du monde. Et c’est à partir de là que je réalise des formes et que je parle comme artiste. La question de la violence symbolique et réelle comme fondement de l’État me semble émerger de plus en plus même si des penseurs comme Pierre Clastres l’avait déjà clairement théorisé : « Si la société est organisée par des oppresseurs capables d’exploiter les opprimés, c’est que cette capacité d’imposer l’aliénation repose sur l’usage d’une force, c’est à dire sur ce qui fait la substance même de l’État , «monopole de la violence physique légitime». La société contre l’État, Éditions de Minuit, 1974.
De façon plus actuelle, Pankaj Mishra qualifie notre époque de L’Âge de la colère, une histoire du présent (2019 pour l’édition française). Comment l’être humain capable d’échanges et de discussions en vient à ne plus prêter attention aux mots (aux maux) de son semblable ? La réaction de colère est une émotion que nous n’analysons que peu ou pas car nous la qualifions, trop rapidement peut-être, de mauvaise et nuisible. Pour ma part, cette émotion est à la fois moteur et motif de ma création via le filtre d’une analyse critique de ses origines.
«In Nuce-La mission actuelle de l’art est d’introduire le chaos dans l’ordre.»
Minima Moralia, Réflexions sur la vie mutilée. Theodor W. Adorno, Petite Bibliothèque Payot, 2003, p. 298
Gilles Pourtier, 2021
Ce projet se développe à travers 3 expositions personnelles prévues sur 2 ans, dans 3 structures de 3 régions différentes. Le sujet traité reste le même et s’enrichit de nouvelles créations à chaque étape. Les travaux pré-existants prennent place en fonction du contexte de l’espace d’exposition.
Gilles Pourtier : Repères biographiques
Parcours d’étude
2006-2009 École Nationale Supérieure de la Photographie, Arles Master en photographie
2000-2003 Compagnon Verrier et CAP vitrailliste, CERFAV, Vannes-le-Châtel
1998-2000 DEUG Lettres Modernes, Université Stendhal Grenoble II
Expositions personnelles
2021 A means to an end, Le Point du Jour, Cherbourg-Octeville
2021 Rodéo sauvage, Château de Servières, Marseille
2020 If I look hard enough into the setting sun, prix, festival Sept Off, Nice
2020 FW, URDLA, Villeurbanne
2018 Deucalion & Pyrrha, La Cartine, Marseille
2017 A home is not a house, Straat galerie, Marseille
2016 Tears in rain, FRAC PACA, Marseille, performance avec C.Bondu
2015 Before science, résidence Lumière d’encre, Céret et Perpignan
2014 Le baiser d’Anne Bonny à Mary Read, Diagonale 61, Marseille
La ligne d’ombre, festival Pluie d’Images, Brest
2013 Vztahy, Kosice, Slovaquie, Capitale Européenne de la Culture
Concrete Jungle, Marseille Capitale Européenne de la Culture
2012 Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui, Le Blanc
2011 Un peu plus loin de l’autre côté de la rue…, La Compagnie, Marseille
La grande surface de réparation, 3bisf, Aix-en Provence
Expositions collectives
2019 Photographie et documents, 1983-2018, FRAC PACA, Marseille
Contained Energy, Villa Belleville, Paris
Private Choice, Paris
2016 They shoot horses, they don’t demolish barns, L’Escaut, Bruxelles
2015 Habitar el real, Instituto Nacional de Bellas Artes, Mexique
2014 Mutualisme, Friche de la Belle de Mai, Marseille
La ligne d’ombre, Festival Pluie d’images, Brest
2013 Une nouvelle unité, eine neue einheit, Marseille
2012 Ceux qui arrivent, Le Bal, Paris
Entretenir des choses matérielles, Forum fur Kunst, Essen, Allemagne
Slick Art Fair, Paris
The Last Hypermarkt (Digital Tradition), Arles
Print is a print is a print, Glassbox, Paris
Le grand roque, galerie Arena / ENSP, Arles
2011 Print is a print is a print, Les Grands Bains Douches, Marseille
2010 Les voleurs – séléction Voies Off, Arles / Festival International du Livre de Photographie, Kassel, Allemagne
Conversations # 2, Les Ateliers de l’Image, Marseille
Trafic, Institut Français de Prague, République Tchèque et IMEC, Caen
RIAM 07 – Low Tech, Marseille
Publications
2019 La grande surface de réparation, poursuite éditions, Arles
2017 Barn Raising, poursuite éditions, Arles
2016 SK/KS, poursuite éditions, Arles
2015 Tell mum everything is ok # 6,éditions fpcf, Paris
2014 Before science, poursuite éditions, Arles
2013 Accattone #1, magazine on architecture,Bruxelles
2012 Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui!, éditions Nature Humaine, Le Blanc
2011 Posterism, Kaiserin hors série n°5, Paris
Les voleurs, éditions Marguerite Waknine, Angoulême
2009 Trafic, Collection Anticamera, éditions Actes Sud, Arles
Infra-mince n°5, Cahiers de L’ENSP, éditions Actes Sud, Arles
Collections publiques et privées
2018 FRAC PACA, Marseille
2017 FRAC PACA, Marseille
2016 FCAC, Ville de Marseille
Présence dans de nombreuses collections privées
Résidences / Conférences / Prix
2020 Résidence de recherche, Carta et Associés, Marseille
2017 Lauréat et coup de coeur Mécènes du sud
2014/16 Résident des ateliers de la ville de Marseille
2014 Résidence Lumière d’Encre, avec Anne-Claire Broc’h, Céret
École des beaux-arts de Brest, workshop & conférence
2013 Résidence de création avec Anne-Claire Broc’h, Ouessant / CG 29
Résidence de création, Kosice, capitale européenne de la culture, Slovaquie
2011 Résidence Nature Humaine avec Anne-Claire Broc’h, Le Blanc
2010 Résidence de recherche, 3bisf, Aix-en-Provence