Lydia Ourahmane – Barzakh à la Friche la Belle de Mai


Jusqu’au 24 octobre 2021, Lydia Ourahmane présente « Barzakh » à la Friche la Belle de Mai, sa première exposition personnelle en France. Produite par Triangle – Astérides et la Kunsthalle Basel avec le partenariat du gmem – CNCM à Marseille et de rhizome à Alger, « Barzakh » est une proposition puissante dont l’expérience s’avère pour le moins bouleversante et profondément dérangeante… Écrire à propos de cette installation de Lydia Ourahmane s’est révélé particulièrement laborieux. Après plusieurs visites, cette chronique a été de multiples fois abandonnée puis recommencée, sans jamais réussir à traduire réellement les sensations et les émotions contradictoires éprouvées en déambulant dans « Barzakh »… Les lignes qui suivent ne sont guère satisfaisantes, mais ne rien publier sur ce projet aurait été injuste.

Appréhender les origines et les enjeux de « Barzakh » exige de lire avec attention le texte « L’impossibilité du retour » disponible à la banque d’accueil et notamment l’indispensable conversation (reproduite ci-dessous) entre Lydia Ourahmane et Céline Kopp, commissaire de l’exposition et directrice de Triangle France – Astérides.

Lydia Ourahmane - Barzakh à la Friche la Belle de Mai
Lydia Ourahmane – Barzakh à la Friche la Belle de Mai

Après une première rencontre à Alger en 2019 avec l’équipe de Triangle pour préparer l’exposition « En attendant Omar Gatlato», Lydia Ourahmane, installée à Alger depuis 2018, appelle Céline Kopp à l’aide pendant l’été 2020. En voyage en Europe, l’artiste ne peut plus rentrer chez elle suite à la fermeture par l’Algérie de ses frontières, et ce pour une durée indéterminée. Un hébergement et un atelier sont alors mis à sa disposition par Triangle France – Astérides. C’est pendant ce séjour de huit mois qu’émerge le projet « Barzakh ». Elle reprend, dans une certaine mesure, le concept au cœur de son installation sonore The Third Choir de 2014 pour laquelle elle avait fait sortir d’Algérie 20 barils de pétrole Naftal vides comme œuvres d’art…

Avec la complicité d’acteurs de la communauté artistique algéroise, le contenu de l’appartement meublé qu’elle occupe à Alger est inventorié, mis en caisse, déclaré comme œuvre d’art auprès des autorités et expédié à Marseille puis à Bâle où la Kunsthalle accueille une première version de « Barzakh » entre janvier et mai 2021. Après cette étape suisse, Lydia Ourahmane déballe ses cartons à la Fiche au début du mois de juin avant un retour administrativement obligatoire de son déménagement artistique en novembre prochain…

Lydia Ourahmane, Barzakh, vue d’exposition, Triangle - Astérides, centre d’art contemporain, Friche la Belle de Mai, Marseille, 2021. © Aurélien Mole
Lydia Ourahmane, Barzakh, vue d’exposition, Triangle – Astérides, centre d’art contemporain, Friche la Belle de Mai, Marseille, 2021. © Aurélien Mole

Au troisième étage de la tour Panorama, les meubles, les objets et les affaires personnelles laissés par l’occupante précédente, mêlés à celles de l’artiste ont retrouvé une place similaire à celle qui était la leur au 21 boulevard Moustapha Benboulaid à Alger…

Lydia Ourahmane, Barzakh, vue d’exposition, Triangle - Astérides, centre d’art contemporain, Friche la Belle de Mai, Marseille, 2021. © Aurélien Mole
Lydia Ourahmane, Barzakh, vue d’exposition, Triangle – Astérides, centre d’art contemporain, Friche la Belle de Mai, Marseille, 2021. © Aurélien Mole

La terrifiante porte de l’appartement a été découpée et réinstallée à la Friche. À celle d’origine en bois, se sont ajoutés durant la décennie noire des années 1990 un lourd battant métallique et neuf verrous…

Lydia Ourahmane - Barzakh à la Friche la Belle de Mai
Lydia Ourahmane – Barzakh à la Friche la Belle de Mai

Murs et cloisons sont naturellement absents. L’espace semble s’être dilaté. Le seul tableau de la maison est accroché au loin, sur le mur au fond du plateau d’exposition. L’emplacement des meubles donne une idée de la distribution de l’appartement (couloir, séjour, chambre, cuisine, salle de bain…).

Les livres, les bibelots, les souvenirs et divers objets du quotidien entremêlent de manières très troublantes les histoires de deux femmes : Celle de Madame Tissira, l’ancienne propriétaire décédée peu avant l’arrivée de l’artiste, et celle de Lydia Ourahmane qui découvre que l’appartement avait été laissé en l’état, lorsqu’elle emménage…

Dans leur conversation, l’artiste et la curatrice évoquent un sentiment « d’entre-deux » qui résonne avec le titre de l’exposition. Pour Lydia Ourahmane, « Barzakh, ce sont les limbes, l’état d’entre-deux. Plusieurs traductions font référence à un endroit où l’esprit attend, quelque part entre la vie et la mort, ou encore à un espace physique, une mince bande de terre entre deux mers, un refuge. Mais c’est aussi un lieu de jugement, où l’esprit attend pendant que sont évalués ses actes terrestres. Le mot peut être associé au concept du purgatoire, à l’agonie de ne pas savoir. J’ai beaucoup pensé au fait d’attendre, c’est-à-dire à l’action de demeurer parfaitement immobile tout en étant toujours en mouvement, et à l’énergie nécessaire pour conserver cet élan ; pour maintenir cette tension de tout le corps… »

À mesure que l’on se déplace dans cette installation émergent d’inquiétantes étrangetés. Des bribes de récits s’y entrecroisent. Ces fragments d’histoires incertaines s’entremêlent à nos souvenirs qui surgissent soudain face à un objet, à une photo, au titre d’un livre…

Confusément, on croit ressentir des présences fantomatiques dont les origines sont nébuleuses. Cinq étranges sculptures en verre disséminées dans l’exposition renforcent ce sentiment d’être « surveiller ». En effet, l’appareillage électronique que l’on y apercevoir permet d’écouter à distance et à tout moment ce qui se dit dans « Barzakh » en appelant un numéro de téléphone… Il faut lire la feuille de salle pour découvrir l’existence d’un dispositif intitulé Eye, composé d’un laser, d’un miroir, d’une cellule solaire et d’un transducteur. À partir de récepteurs incrustés dans le mobilier, il capte le son d’un côté de l’espace d’exposition pour le transmettre ailleurs…

Lydia Ourahmane+33 7 53 13 07 42. Installation sonore réactive. Verre, système d’écoute, microphone, transmetteur FM, module cellulaire, transducteur. Verre : 43 x 25 x 26 cm environ. Diffusion continue et transmission en direct, durée variable. Barzakh à la Friche la Belle de Mai

Dans son échange avec la curatrice, l’artiste souligne : « Il ne s’agit donc pas seulement de produire un écho en tant que tel, mais de transmettre, de porter. Être ancré dans un entre-deux s’apparente à une désillusion de l’espace ; l’écho est donc une responsabilité partagée. »

Plus on passe de temps dans « Barzakh », plus le malaise s’installe… Que fait-on là ? Quel rôle joue-t-on ? Celui d’un témoin, celui d’un détective, celui d’un chineur, celui d’un voyeur…

Lydia Ourahmane - Barzakh à la Friche la Belle de Mai
Lydia Ourahmane – Barzakh à la Friche la Belle de Mai

Personnellement, la gêne est devenue presque intolérable quand des visiteurs se sont emparés sans vergogne de ce qui est exposé. Certains se sont tranquillement installés dans les sièges pour lire ou téléphoner. D’autres ont examiné sous toutes les coutures bibelot, objets ou livres. Quelques-uns, sans doute les plus curieux ont ouvert tiroirs, armoires, bibliothèques ou réfrigérateur…

Qu’est-ce qui induit de tels comportements ? On les imagine mal se conduire ainsi dans la plupart des expositions d’art contemporain, dans les galeries ou dans les lieux patrimoniaux…

Pourquoi cette exposition a-t-elle pour certains le même statut qu’un vide-grenier ?… Parfois, on a eu le sentiment d’assister à un inventaire après décès. Il ne manquait que les disputes pour savoir qui prendrait quoi…

À l’interrogation de Céline Kopp à propos de ce déconcertant rapport du public aux objets, Lydia Ourahmane répond :

« Le contact avec la peau a quelque chose d’étrange et de troublant. Je pense que permettre de toucher soulève la question de la confiance au sein d’une sorte d’hospitalité anonyme. Lorsque l’on entre dans l’espace, on croit voir l’intérieur d’une maison, seulement, les murs n’y sont plus. Il est possible de reconnaître des objets qui concernent directement une certaine personne. Le désir de tout toucher et de tout ouvrir se rapporte peut-être plutôt à la recherche d’un corps, pour localiser cette intimité. »

Comme le souligne Elena Filipovic dans une conversation avec l’artiste pour son exposition à Bâle, « Barzakh » nous interroge sur ce qui fait une maison. Est-ce son architecture ? Est-ce la somme des innombrables objets qu’elle renferme comme témoins d’une vie vécue ? Ou les souvenirs engendrés par l’un ou l’autre de ces éléments ?

Par extension, cette question à propos de la maison, pose évidemment celle des origines, de l’endroit d’où on vient, de celui où on vit…

« Barzakh » est sans doute une des expositions les plus engagées et engageantes, mais aussi une des plus éprouvantes que l’on peut voir actuellement à Marseille. On n’en sort pas indemne et assurément avec plus d’interrogations qu’avant d’y être entré…

À lire ci-dessous la conversation entre Lydia Ourahmane et Céline Kopp.

En savoir plus :
Sur le site de Triangle-Astérides
Sur le site de Lydia Ourahmane
Sur le site de la Kunstalle Basel
Lire Home is where you are la conversation entre Lydia Ourahmane et Elena Filipovic à l’occasion de l’exposition à Bâle

L’impossibilité du retour
Une conversation entre Lydia Ourahmane et Céline Kopp

Lydia Ourahmane et Céline Kopp - Barzakh à la Friche la Belle de Mai
Lydia Ourahmane et Céline Kopp – Barzakh à la Friche la Belle de Mai

Profondément personnelle tout en étant connectée aux enjeux majeurs de notre époque, l’œuvre de Lydia Ourahmane se développe à travers d’intenses périodes de recherches et d’expérimentations où l’artiste interroge la perméabilité des frontières et les formes d’existences transitoires. Ses projets prennent souvent pour points de départ des situations de sa vie personnelle, de ses proches, ou des matériaux et objets portant le poids de tensions sociales, politiques ou économiques. En s’appuyant sur une approche conceptuelle et sur une grande variété de médias (incluant l’installation, le son, la photographie, le film ou le texte), elle trace des trajectoires narratives où les vies individuelles, les corps et les objets sont aux prises avec les cadres qui les contraignent. Née en 1992 à Saïda en Algérie, elle grandit en Angleterre et en Espagne. En 2014, elle est diplômée de l’école d’art de Goldsmith à Londres avec la création d’une œuvre sonore intitulée The Third Choir, composée de 20 barils de pétrole Naftal vides provenant d’Algérie. Cette œuvre est la première légalement exportée d’Algérie depuis la mise en place de restrictions sur les mouvements des œuvres d’art à l’indépendance de l’Algérie en 1962. Depuis lors, son travail génère une attention internationale grandissante, comme en 2018, avec The You in Us, où elle fait fondre un collier en or acheté à un jeune homme sur un marché à Oran pour le prix du voyage en bateau vers l’Espagne. Deux dents sont produites, dont une implantée dans sa propre mâchoire en référence à son grand-père qui s’était arraché les dents pour être réformé en 1945, et à tous les actes irréversibles provoqués par un sentiment d’impuissance et le désir d’une vie meilleure. Le projet évoqué ci-dessous, Barzakh, s’inscrit dans la continuité d’une œuvre mettant en lumière les nombreuses restrictions imposées aux corps et aux subjectivités et les structures qui les conditionnent.

La conversation suivante entre Lydia Ourahmane et Céline Kopp s’est tenue début juin 2021 dans le cadre de la préparation de l’exposition Barzakh à Triangle – Astérides centre d’art contemporain à Marseille.

Céline Kopp : Nous avons décidé de débuter cette conversation en situant les faits ayant donné lieu à Barzakh et en décrivant ce qui nous entoure actuellement dans l’exposition.
Nous nous sommes rencontrées pour la première fois en 2019 à Alger, dans le cadre de la préparation d’une exposition à laquelle tu étais invitée à Triangle – Astérides avec la commissaire d’exposition Natasha Marie Llorens. Tu nous avais accueillies (ma collègue Marie de Gaulejac et moi-même) dans ton appartement Boulevard Moustapha Benboulaid.
À l’été 2020, tu te rends en Europe pour des raisons professionnelles et l’Algérie annonce la fermeture brutale de ses frontières pour un temps indéfini. Tu te retrouves donc dans l’impossibilité de rentrer chez toi à Alger. Tu m’appelles et je te propose un logement et un espace de travail à Triangle – Astérides à Marseille. Tu y resteras huit mois, d’août 2020 à mars 2021. Cette situation donne lieu à une invitation conjointe par Triangle – Astérides et la Kunsthalle de Bâle pour la création d’un nouveau projet Barzakh.
Au cours de l’automne 2020, depuis Marseille, tu décides de déplacer le contenu de ton appartement meublé : c’est à dire tous les meubles, objets et affaires personnelles appartenant à l’occupante précédente, mêlé à tes affaires, ainsi que la porte de l’appartement que tu fais découper. Avec l’aide de la communauté artistique locale, notamment Khaled Bouzidi et Myriam Amroun de l’organisation rhizome, le contenu de l’appartement est emballé, inventorié, et déclaré comme une œuvre d’art au ministère de la culture algérien pour une demande de sortie temporaire. Tout cela voyage d’Alger à Marseille par bateau, puis de Marseille à Bâle pour être déballé et installé à la Kunsthalle de Bâle en janvier 2021 dans le cadre de la première étape de Barzakh en tant qu’exposition. Là, tu déballes tes affaires et réinstalles chaque meuble et chaque objet de mémoire et suivant le plan original de l’appartement. S’y ajoutent des objets en verre nouvellement produits et deux dispositifs de surveillance impliquant le son et la vision. Le public qui pénètre dans cet espace, exposé aux yeux et oreilles de tous, continue d’en défaire les restes d’intimité.
Réemballé, le contenu de l’appartement a quitté Bâle en mai 2021 pour s’arrêter à nouveau à Marseille sur le chemin de son retour. Tu déballes donc « ta maison » une deuxième fois. Administrativement obligatoire, le retour matériel de ces objets au 21 boulevard Moustapha Benboulaid à Alger début novembre 2021 constituera la prochaine étape de ce projet.

Lydia Ourahmane : J’ai trouvé un plan de l’appartement que j’ai dessiné dans un carnet en novembre 2018, peu de temps après avoir emménagé. Je réalise maintenant que c’est à ce moment que j’ai commencé à travailler, du moins de façon subconsciente. Je suis née en Algérie et j’y ai vécu jusqu’à mes 10 ans, avant d’émigrer au Royaume-Uni. Comme mes parents étaient encore très impliqués dans leur communauté à Oran, j’ai été amenée à passer du temps en Algérie ces dernières années. Pour eux, le retour était lié à un sens du devoir dont j’ai hérité en grandissant entre ces deux cultures très différentes. Ma recherche étant de plus en plus implantée dans le contexte algérien, il m’a semblé naturel de revenir en Algérie en 2018 après avoir passé la majorité de ma vie adulte au Royaume-Uni. Le désir de rentrer « chez soi » était une manière de renégocier l’euphorie générée par les allées et venues, au fait d’entreprendre des projets, de quitter de nouveau un endroit, etc., ce qui, je pense, condense et organise une expérience.
Je cultivais une vision très romantique de la manière dont je pourrais me sentir en m’allongeant à l’endroit même où j’avais compris le sens du désir nostalgique. Je ressentais le besoin d’ancrer ce sentiment, tout en sachant qu’il s’agirait d’une période d’isolement et de méditation. Cependant, je réalise aujourd’hui que l’idée du retour est souvent étroitement liée à la projection d’un futur pensé à l’imparfait.

CK : Comment as-tu vécu les débuts de ce « retour à la maison » ?

LO : Je me sentais seule. A l’époque, je ne connaissais quasiment personne à Alger, et la solitude peut devenir un point sensible. Il s’agissait d’identifier la source d’une tension et d’y faire face. Récemment, je suis tombée sur un mot qui s’est presque présenté comme une réflexion a posteriori de cette expérience initiale. En grec, askesis fait référence à la pratique de l’autodiscipline. Le terme renvoie à un détachement physique, spatial ou mental, mais requiert que l’isolement ait un but. Il me fallait comprendre ce qui, de cet endroit, me rendait nostalgique. Mais pénétrer dans l’espace de vie d’une autre personne implique une forme de retour différent….

CK : Tout à fait, car l’appartement dans lequel tu as emménagé était entièrement meublé, et dans une proportion très surprenante. Pourrais-tu parler de la manière dont tu as créé ton propre espace, physique ou émotionnel, dans un appartement « meublé » par tous les objets de la femme qui y vivait avant toi, et récemment décédée ?

LO : C’était le 34ème appartement que je visitais, car la grande majorité des bailleurs refusait de louer à une femme non mariée. Un soir, à une heure tardive, j’ai reçu un appel de l’un des agents immobiliers avec lesquels je travaillais et qui me demandait de le rejoindre à cette adresse. Quand je suis arrivée, le fils de celle qui deviendrait ma propriétaire m’a expliqué que l’appartement avait appartenu à sa grand-tante décédée récemment. Une semaine plus tard, j’emménageai avec une valise et découvris que l’appartement avait été laissé tel quel : des meubles aux ustensiles de cuisine, en passant par les livres et les photographies, jusqu’aux chandelles à moitié consommées.…J’ai donc naturellement commencé à utiliser ce dont j’avais besoin, tout en prenant soin de ne pas perturber l’ordre des choses. Je sentais que l’ampleur de l’aménagement de l’appartement signalait vraisemblablement la présence ininterrompue de son ancienne propriétaire, qui pourrait revenir à tout moment. J’ai appris qu’elle avait été mariée à un homme en Allemagne, où elle avait vécu jusqu’à son divorce, après quoi elle était revenue en Algérie en emportant avec elle le contenu du foyer qu’ils partageaient. Je me suis souvent demandé si d’être entourée par les objets de sa vie passée ne l’empêchait pas de tourner la page. Ce fut le contexte dans lequel j’emménageai.

CK : De quelle façon ce sentiment « d’entre-deux » fait-il écho au titre de l’exposition ? Peux-tu nous en parler ?

LO : Barzakh, ce sont les limbes, l’état d’entre-deux. Plusieurs traductions font référence à un endroit où l’esprit attend, quelque part entre la vie et la mort, ou encore à un espace physique, une mince bande de terre entre deux mers, un refuge. Mais c’est aussi un lieu de jugement, où l’esprit attend pendant que sont évalués ses actes terrestres. Le mot peut être associé au concept du purgatoire, à l’agonie de ne pas savoir. J’ai beaucoup pensé au fait d’attendre, c’est-à-dire à l’action de demeurer parfaitement immobile tout en étant toujours en mouvement, et à l’énergie nécessaire pour conserver cet élan ; pour maintenir cette tension de tout le corps…
D’une certaine façon, cette dernière année m’a donné l’impression d’exister dans un état liminal, à la fois ambigu et déroutant. Je me souviens t’avoir envoyé un courriel quelques jours avant de quitter Alger. Je savais que je partais, sans savoir quand il me serait possible de revenir. Le fait de ne pas pouvoir rentrer à la maison à cause des restrictions liées au Covid est devenu moteur pour cette pièce.

CK : Dans une ville comme Marseille, qui est un lieu de passage, beaucoup de gens attendent. C’est une part importante de l’expérience de l’immigration, qu’elle soit légale ou non…Ce n’est peut-être pas une coïncidence que tu aies élaboré cette pièce ici. Tu es arrivée en plein Covid, dans l’attente de pouvoir rentrer. Tu as dit que tu cherchais l’isolement à Alger : c’est presque comme si tu étais déjà confinée avant même que la pandémie ne soit déclarée.

LO : En quelque sorte. Mais le fait d’avoir le choix fait toute la différence. Un confinement imposé par un couvre-feu et une présence militaire peut difficilement procurer un espace régénérateur. J’ai passé une grande partie du début de l’année dernière à faire les cent pas entre chaque pièce de l’appartement tout en me demandant si j’avais perdu la tête. Attendre, au sens d’une impossibilité de se mouvoir, est devenu un sujet sur lequel j’ai déjà travaillé avec plusieurs pièces et sur lequel je continue de travailler, à mesure que l’attente devient de plus en plus systémique, organisée et imposée. L’espace domestique reste le seul environnement où il est encore possible de penser les façons dont le corps s’adapte à la répétition, se réarticule autour de ce qui est réellement présent ou de ce qui est imaginé.

CK : La porte de l’appartement situé au 21 Boulevard Moustapha Benboulaid a été littéralement découpée pour être présentée ici, exposant du même coup les neufs verrous encastrés entre deux portes et encadrés par le briquetage originel du bâtiment. La porte en bois date de 1901 et celle en métal a été ajoutée durant la décennie noire des années 90. Au-delà de la symbolique très forte, il s’agit également d’une preuve matérielle des terribles réalités psychologiques, politiques et sociales vécues par le peuple dans l’Algérie contemporaine.

LO : J’ai fait tellement de cauchemars autour de cette porte et du fait d’être intensément consciente de son histoire. Il existe une dimension psychoactive de l’histoire et de la manière dont l’historicisation peut survenir dans le subconscient. Certaines personnes ont même étudié comment les rêves pouvaient évoquer le présent avant même qu’il ne soit pleinement saisi par la conscience éveillée… ce qui me semble pertinent dans le contexte algérien. Parfois, l’histoire est écrite et représentée à travers le subconscient, particulièrement dans la psyché d’un peuple ayant subi un tel trauma.
Le fait d’avoir voulu blinder l’accès au domicile trouve ses racines dans la méfiance. Je pense que la condensation de plus d’une décennie de violence est enfouie dans ce seuil. Extraire cette porte, lui retirer son utilité et la présenter ainsi était donc une façon de la montrer pour ce qu’elle est : un objet de peur.

CK : Il existe plusieurs techniques invasives dans l’histoire de la conservation…

LO : Oui, c’est presque chirurgical.

CK : Nous avons évoqué la manière dont tu t’exposais, mais je pense que l’installation elle-même expose les gens : elle induit des comportements étranges. La tentation de s’introduire chez quelqu’un, de parcourir ses affaires… de regarder, de chercher, soulève aussi la notion de confiance (ou son absence matérialisée par la porte aux verrous multiples). Lorsque je discutais avec l’équipe de médiation en vue de l’exposition, on m’a demandé s’il fallait dire au public qu’il pouvait toucher les objets, ouvrir les tiroirs et regarder dans les armoires. Je leur ai répondu que non, que chacun·e devrait en décider par lui·elle-même ; qu’il valait mieux ne rien dire du tout. Peut-être faut-il poser la question : est-ce intrusif ?

LO : Le contact avec la peau a quelque chose d’étrange et de troublant. Je pense que permettre de toucher soulève la question de la confiance au sein d’une sorte d’hospitalité anonyme. Lorsque l’on entre dans l’espace, on croit voir l’intérieur d’une maison, seulement, les murs n’y sont plus. Il est possible de reconnaître des objets qui concernent directement une certaine personne. Le désir de tout toucher et de tout ouvrir se rapporte peut-être plutôt à la recherche d’un corps, pour localiser cette intimité.

CK : Penses-tu qu’il reste encore quelque chose d’intime dans cet espace, alors que tout est exposé de façon chirurgicale, voire médico-légale ?

LO : C’était un espace intime qui ne fonctionne plus comme tel actuellement. Mais veux-tu dire médicolégal dans un sens qui aurait à voir avec la mort ?

CK : Il ne s’agit pas que de la mort. Pour moi le terme médico-légal s’applique à ce projet pour trois raisons. Premièrement, l’exposition, dans le sens où cet appartement n’a pas de murs, il est ici entièrement exposé, l’intérieur de son corps se retrouve à l’extérieur. La deuxième a bien sûr à voir avec le deuil. Et la troisième concerne les blessures ou l’amputation. La psychanalyste Karima Lazali en parle dans son livre Le trauma colonial, dans son analyse du trauma de l’Algérie contemporaine. L’analogie avec le membre fantôme réfère au pacte colonial.

LO : Dans ce cas, l’œuvre plonge dans cette blessure et ne produit pas d’intimité. Chaque chose est passée par le processus d’exhumer la violence enfouie dans l’acte de son prélèvement. Si on réfléchit à l’état pondéré de ces objets, alors il faut considérer le deuil comme une réaction multiforme à une perte. A un certain moment, l’expérience consistant à emménager dans un appartement meublé et à prendre soin des restes d’une vie avec laquelle je n’avais auparavant aucun lien m’a amenée à questionner les différentes manières de mettre à nu le processus de deuil. L’imposition de l’architecture coloniale française était un procédé d’effacement privilégiant la ligne de vision. Pour les Français, il était important que l’Algérie soit d’abord colonisée par ses façades. L’appartement en question est situé sur la seconde rue à partir de l’accès à Alger par la mer. Elle faisait partie d’un plan haussmannien qui avait été relevé et placé sur la ville en 1901, sans prendre en considération les différences géologiques qui auraient autrement fait changer les plans au profit d’un confort de vie accru. Or, nous voyons que ce sont les espaces eux-mêmes qui doivent se sacrifier en faveur de la façade. Alors que les bâtiments étaient contraints par l’inclinaison du terrain, le corps est devenu le point de cette interrogation. L’absence ce n’est pas la disparition, mais plutôt l’effacement. Je vois donc la conservation, la documentation et la mise en avant de preuves comme des outils de résistance. On peut dès lors réfléchir à l’impossibilité du silence, la survie engendrant toujours les outils nécessaires pour appréhender l’effacement.

CK : La question de la surveillance était un élément clé de ta réflexion concernant cette installation. Peux-tu nous en parler ?

LO : La surveillance est une façon de chercher à positionner la responsabilité. Elle consiste à remettre le corps en cause et à en présenter les conditions d’archivage. Pourquoi nos données sont-elles recueillies ? Parce que ces informations peuvent être utilisées au gré de leur receleur. Ici, j’ai placé l’espace d’exposition sous surveillance. Il y a 5 micros disséminés dans la pièce, chacun relié à un numéro de téléphone qu’il est possible d’appeler depuis le monde entier. Il serait donc possible d’écouter ce qui se passe à tout moment dans la pièce, sans que le public n’en soit conscient… Chaque micro est placé sous verre afin de rendre le mécanisme visible, sans pour autant qu’on en tienne compte. Ils agissent comme médiums, inaptes à retenir l’information mais capables de la transmettre ; dans ce sens, ils incarnent une sorte de neutralité allant à l’encontre des procédés de surveillance, même si leur apparence les met au premier plan. Ou plutôt, ils sont positionnés de façon à nous rappeler qu’une personne pourrait être en train de nous écouter, ce qui entraîne un effet similaire. Je pense que la surveillance privilégie une ligne de vision, qui n’a pas seulement à voir avec la visibilité mais aussi avec la pensée ; ce qui me rappelle le concept mystique du troisième œil, évoquant la possibilité d’une perception au-delà de la vision ordinaire. Comment agir, alors, quant au potentiel de l’information ?

CK : Est-ce la raison pour laquelle l’exposition est traversée d’échos ?

LO : L’autre fonction de ces dispositifs est de relayer des sons dans la pièce par voie de transmission radio, créant ainsi un écho. L’installation est truquée à l’aide de récepteurs incrustés dans le mobilier de façon à ce qu’un son capté d’un côté de la pièce puisse être transporté ailleurs. Il s’agit, avec cet écho, d’attirer l’attention sur les mouvements présents dans l’espace.

CK : Ce qui nous ramène au début de notre conversation, quand tu as parlé de la condition propre à la diaspora, caractérisée par les va-etvient, par le désir nostalgique. Est-ce qu’elle ne suggère pas une sorte d’écho comme manière d’occuper l’espace ?

LO : Lorsque l’on pince la corde d’une harpe, le son n’est pas seulement produit par ce mouvement initial, mais bien par la façon dont on tient la note avec la position de la main, qui transmet ainsi la suite du son. Il ne s’agit donc pas seulement de produire un écho en tant que tel, mais de transmettre, de porter. Etre ancré dans un entredeux s’apparente à une désillusion de l’espace ; l’écho est donc une responsabilité partagée.

CK : Et qu’en est-il de chercher à retourner quelque part, dans ce cas en Algérie, pour mettre fin à cet entre-deux ou à ce que tu nommes responsabilité partagée ? Je pense devoir maintenant te poser une question très « terre-à-terre » par rapport au fait que ces objets doivent retourner là d’où ils viennent : qu’en est-il des suites de ce projet ? Du fait de devoir replacer les meubles, les objets, là où leur ancienne propriétaire les avait originellement placés ? Qu’en est-il de rentrer chez toi en passant par une porte substituée ? Le retour en arrière estil possible ?

LO : Ce sera très étrange. Il n’y a aucune préparation possible face au potentiel de la perte. Mais ce qui est ancré dans de l’amour se libère de la promesse de permanence.

Profondément personnelle tout en étant connectée aux enjeux majeurs de notre époque, l’œuvre de Lydia Ourahmane se développe à travers d’intenses périodes de recherches et d’expérimentations où l’artiste interroge la perméabilité des frontières et les formes d’existences transitoires. Ses projets prennent souvent pour points de départ des situations de sa vie personnelle, de ses proches, ou des matériaux et objets portant le poids de tensions sociales, politiques ou économiques. En s’appuyant sur une approche conceptuelle et sur une grande variété de médias (incluant l’installation, le son, la photographie, le film ou le texte), elle trace des trajectoires narratives où les vies individuelles, les corps et les objets sont aux prises avec les cadres qui les contraignent. Née en 1992 à Saïda en Algérie, elle grandit en Angleterre et en Espagne. En 2014, elle est diplômée de l’école d’art de Goldsmith à Londres avec la création d’une œuvre sonore intitulée The Third Choir, composée de 20 barils de pétrole Naftal vides provenant d’Algérie. Cette œuvre est la première légalement exportée d’Algérie depuis la mise en place de restrictions sur les mouvements des œuvres d’art à l’indépendance de l’Algérie en 1962. Depuis lors, son travail génère une attention internationale grandissante, comme en 2018, avec The You in Us, où elle fait fondre un collier en or acheté à un jeune homme sur un marché à Oran pour le prix du voyage en bateau vers l’Espagne. Deux dents sont produites, dont une implantée dans sa propre mâchoire en référence à son grand-père qui s’était arraché les dents pour être réformé en 1945, et à tous les actes irréversibles provoqués par un sentiment d’impuissance et le désir d’une vie meilleure. Le projet évoqué ci-dessous, Barzakh, s’inscrit dans la continuité d’une œuvre mettant en lumière les nombreuses restrictions imposées aux corps et aux subjectivités et les structures qui les conditionnent.

La conversation suivante entre Lydia Ourahmane et Céline Kopp s’est tenue début juin 2021 dans le cadre de la préparation de l’exposition Barzakh à Triangle – Astérides centre d’art contemporain à Marseille.

Céline Kopp : Nous avons décidé de débuter cette conversation en situant les faits ayant donné lieu à Barzakh et en décrivant ce qui nous entoure actuellement dans l’exposition.
Nous nous sommes rencontrées pour la première fois en 2019 à Alger, dans le cadre de la préparation d’une exposition à laquelle tu étais invitée à Triangle – Astérides avec la commissaire d’exposition Natasha Marie Llorens. Tu nous avais accueillies (ma collègue Marie de Gaulejac et moi-même) dans ton appartement Boulevard Moustapha Benboulaid.
À l’été 2020, tu te rends en Europe pour des raisons professionnelles et l’Algérie annonce la fermeture brutale de ses frontières pour un temps indéfini. Tu te retrouves donc dans l’impossibilité de rentrer chez toi à Alger. Tu m’appelles et je te propose un logement et un espace de travail à Triangle – Astérides à Marseille. Tu y resteras huit mois, d’août 2020 à mars 2021. Cette situation donne lieu à une invitation conjointe par Triangle – Astérides et la Kunsthalle de Bâle pour la création d’un nouveau projet Barzakh.
Au cours de l’automne 2020, depuis Marseille, tu décides de déplacer le contenu de ton appartement meublé : c’est à dire tous les meubles, objets et affaires personnelles appartenant à l’occupante précédente, mêlé à tes affaires, ainsi que la porte de l’appartement que tu fais découper. Avec l’aide de la communauté artistique locale, notamment Khaled Bouzidi et Myriam Amroun de l’organisation rhizome, le contenu de l’appartement est emballé, inventorié, et déclaré comme une œuvre d’art au ministère de la culture algérien pour une demande de sortie temporaire. Tout cela voyage d’Alger à Marseille par bateau, puis de Marseille à Bâle pour être déballé et installé à la Kunsthalle de Bâle en janvier 2021 dans le cadre de la première étape de Barzakh en tant qu’exposition. Là, tu déballes tes affaires et réinstalles chaque meuble et chaque objet de mémoire et suivant le plan original de l’appartement. S’y ajoutent des objets en verre nouvellement produits et deux dispositifs de surveillance impliquant le son et la vision. Le public qui pénètre dans cet espace, exposé aux yeux et oreilles de tous, continue d’en défaire les restes d’intimité.
Réemballé, le contenu de l’appartement a quitté Bâle en mai 2021 pour s’arrêter à nouveau à Marseille sur le chemin de son retour. Tu déballes donc « ta maison » une deuxième fois. Administrativement obligatoire, le retour matériel de ces objets au 21 boulevard Moustapha Benboulaid à Alger début novembre 2021 constituera la prochaine étape de ce projet.

Lydia Ourahmane : J’ai trouvé un plan de l’appartement que j’ai dessiné dans un carnet en novembre 2018, peu de temps après avoir emménagé. Je réalise maintenant que c’est à ce moment que j’ai commencé à travailler, du moins de façon subconsciente. Je suis née en Algérie et j’y ai vécu jusqu’à mes 10 ans, avant d’émigrer au Royaume-Uni. Comme mes parents étaient encore très impliqués dans leur communauté à Oran, j’ai été amenée à passer du temps en Algérie ces dernières années. Pour eux, le retour était lié à un sens du devoir dont j’ai hérité en grandissant entre ces deux cultures très différentes. Ma recherche étant de plus en plus implantée dans le contexte algérien, il m’a semblé naturel de revenir en Algérie en 2018 après avoir passé la majorité de ma vie adulte au Royaume-Uni. Le désir de rentrer « chez soi » était une manière de renégocier l’euphorie générée par les allées et venues, au fait d’entreprendre des projets, de quitter de nouveau un endroit, etc., ce qui, je pense, condense et organise une expérience.
Je cultivais une vision très romantique de la manière dont je pourrais me sentir en m’allongeant à l’endroit même où j’avais compris le sens du désir nostalgique. Je ressentais le besoin d’ancrer ce sentiment, tout en sachant qu’il s’agirait d’une période d’isolement et de méditation. Cependant, je réalise aujourd’hui que l’idée du retour est souvent étroitement liée à la projection d’un futur pensé à l’imparfait.

CK : Comment as-tu vécu les débuts de ce « retour à la maison » ?

LO : Je me sentais seule. A l’époque, je ne connaissais quasiment personne à Alger, et la solitude peut devenir un point sensible. Il s’agissait d’identifier la source d’une tension et d’y faire face. Récemment, je suis tombée sur un mot qui s’est presque présenté comme une réflexion a posteriori de cette expérience initiale. En grec, askesis fait référence à la pratique de l’autodiscipline. Le terme renvoie à un détachement physique, spatial ou mental, mais requiert que l’isolement ait un but. Il me fallait comprendre ce qui, de cet endroit, me rendait nostalgique. Mais pénétrer dans l’espace de vie d’une autre personne implique une forme de retour différent….

CK : Tout à fait, car l’appartement dans lequel tu as emménagé était entièrement meublé, et dans une proportion très surprenante. Pourrais-tu parler de la manière dont tu as créé ton propre espace, physique ou émotionnel, dans un appartement « meublé » par tous les objets de la femme qui y vivait avant toi, et récemment décédée ?

LO : C’était le 34ème appartement que je visitais, car la grande majorité des bailleurs refusait de louer à une femme non mariée. Un soir, à une heure tardive, j’ai reçu un appel de l’un des agents immobiliers avec lesquels je travaillais et qui me demandait de le rejoindre à cette adresse. Quand je suis arrivée, le fils de celle qui deviendrait ma propriétaire m’a expliqué que l’appartement avait appartenu à sa grand-tante décédée récemment. Une semaine plus tard, j’emménageai avec une valise et découvris que l’appartement avait été laissé tel quel : des meubles aux ustensiles de cuisine, en passant par les livres et les photographies, jusqu’aux chandelles à moitié consommées.…J’ai donc naturellement commencé à utiliser ce dont j’avais besoin, tout en prenant soin de ne pas perturber l’ordre des choses. Je sentais que l’ampleur de l’aménagement de l’appartement signalait vraisemblablement la présence ininterrompue de son ancienne propriétaire, qui pourrait revenir à tout moment. J’ai appris qu’elle avait été mariée à un homme en Allemagne, où elle avait vécu jusqu’à son divorce, après quoi elle était revenue en Algérie en emportant avec elle le contenu du foyer qu’ils partageaient. Je me suis souvent demandé si d’être entourée par les objets de sa vie passée ne l’empêchait pas de tourner la page. Ce fut le contexte dans lequel j’emménageai.

CK : De quelle façon ce sentiment « d’entre-deux » fait-il écho au titre de l’exposition ? Peux-tu nous en parler ?

LO : Barzakh, ce sont les limbes, l’état d’entre-deux. Plusieurs traductions font référence à un endroit où l’esprit attend, quelque part entre la vie et la mort, ou encore à un espace physique, une mince bande de terre entre deux mers, un refuge. Mais c’est aussi un lieu de jugement, où l’esprit attend pendant que sont évalués ses actes terrestres. Le mot peut être associé au concept du purgatoire, à l’agonie de ne pas savoir. J’ai beaucoup pensé au fait d’attendre, c’est-à-dire à l’action de demeurer parfaitement immobile tout en étant toujours en mouvement, et à l’énergie nécessaire pour conserver cet élan ; pour maintenir cette tension de tout le corps…
D’une certaine façon, cette dernière année m’a donné l’impression d’exister dans un état liminal, à la fois ambigu et déroutant. Je me souviens t’avoir envoyé un courriel quelques jours avant de quitter Alger. Je savais que je partais, sans savoir quand il me serait possible de revenir. Le fait de ne pas pouvoir rentrer à la maison à cause des restrictions liées au Covid est devenu moteur pour cette pièce.

CK : Dans une ville comme Marseille, qui est un lieu de passage, beaucoup de gens attendent. C’est une part importante de l’expérience de l’immigration, qu’elle soit légale ou non…Ce n’est peut-être pas une coïncidence que tu aies élaboré cette pièce ici. Tu es arrivée en plein Covid, dans l’attente de pouvoir rentrer. Tu as dit que tu cherchais l’isolement à Alger : c’est presque comme si tu étais déjà confinée avant même que la pandémie ne soit déclarée.

LO : En quelque sorte. Mais le fait d’avoir le choix fait toute la différence. Un confinement imposé par un couvre-feu et une présence militaire peut difficilement procurer un espace régénérateur. J’ai passé une grande partie du début de l’année dernière à faire les cent pas entre chaque pièce de l’appartement tout en me demandant si j’avais perdu la tête. Attendre, au sens d’une impossibilité de se mouvoir, est devenu un sujet sur lequel j’ai déjà travaillé avec plusieurs pièces et sur lequel je continue de travailler, à mesure que l’attente devient de plus en plus systémique, organisée et imposée. L’espace domestique reste le seul environnement où il est encore possible de penser les façons dont le corps s’adapte à la répétition, se réarticule autour de ce qui est réellement présent ou de ce qui est imaginé.

CK : La porte de l’appartement situé au 21 Boulevard Moustapha Benboulaid a été littéralement découpée pour être présentée ici, exposant du même coup les neufs verrous encastrés entre deux portes et encadrés par le briquetage originel du bâtiment. La porte en bois date de 1901 et celle en métal a été ajoutée durant la décennie noire des années 90. Au-delà de la symbolique très forte, il s’agit également d’une preuve matérielle des terribles réalités psychologiques, politiques et sociales vécues par le peuple dans l’Algérie contemporaine.

LO : J’ai fait tellement de cauchemars autour de cette porte et du fait d’être intensément consciente de son histoire. Il existe une dimension psychoactive de l’histoire et de la manière dont l’historicisation peut survenir dans le subconscient. Certaines personnes ont même étudié comment les rêves pouvaient évoquer le présent avant même qu’il ne soit pleinement saisi par la conscience éveillée… ce qui me semble pertinent dans le contexte algérien. Parfois, l’histoire est écrite et représentée à travers le subconscient, particulièrement dans la psyché d’un peuple ayant subi un tel trauma.
Le fait d’avoir voulu blinder l’accès au domicile trouve ses racines dans la méfiance. Je pense que la condensation de plus d’une décennie de violence est enfouie dans ce seuil. Extraire cette porte, lui retirer son utilité et la présenter ainsi était donc une façon de la montrer pour ce qu’elle est : un objet de peur.

CK : Il existe plusieurs techniques invasives dans l’histoire de la conservation…

LO : Oui, c’est presque chirurgical.

CK : Nous avons évoqué la manière dont tu t’exposais, mais je pense que l’installation elle-même expose les gens : elle induit des comportements étranges. La tentation de s’introduire chez quelqu’un, de parcourir ses affaires… de regarder, de chercher, soulève aussi la notion de confiance (ou son absence matérialisée par la porte aux verrous multiples). Lorsque je discutais avec l’équipe de médiation en vue de l’exposition, on m’a demandé s’il fallait dire au public qu’il pouvait toucher les objets, ouvrir les tiroirs et regarder dans les armoires. Je leur ai répondu que non, que chacun·e devrait en décider par lui·elle-même ; qu’il valait mieux ne rien dire du tout. Peut-être faut-il poser la question : est-ce intrusif ?

LO : Le contact avec la peau a quelque chose d’étrange et de troublant. Je pense que permettre de toucher soulève la question de la confiance au sein d’une sorte d’hospitalité anonyme. Lorsque l’on entre dans l’espace, on croit voir l’intérieur d’une maison, seulement, les murs n’y sont plus. Il est possible de reconnaître des objets qui concernent directement une certaine personne. Le désir de tout toucher et de tout ouvrir se rapporte peut-être plutôt à la recherche d’un corps, pour localiser cette intimité.

CK : Penses-tu qu’il reste encore quelque chose d’intime dans cet espace, alors que tout est exposé de façon chirurgicale, voire médico-légale ?

LO : C’était un espace intime qui ne fonctionne plus comme tel actuellement. Mais veux-tu dire médicolégal dans un sens qui aurait à voir avec la mort ?

CK : Il ne s’agit pas que de la mort. Pour moi le terme médico-légal s’applique à ce projet pour trois raisons. Premièrement, l’exposition, dans le sens où cet appartement n’a pas de murs, il est ici entièrement exposé, l’intérieur de son corps se retrouve à l’extérieur. La deuxième a bien sûr à voir avec le deuil. Et la troisième concerne les blessures ou l’amputation. La psychanalyste Karima Lazali en parle dans son livre Le trauma colonial, dans son analyse du trauma de l’Algérie contemporaine. L’analogie avec le membre fantôme réfère au pacte colonial.

LO : Dans ce cas, l’œuvre plonge dans cette blessure et ne produit pas d’intimité. Chaque chose est passée par le processus d’exhumer la violence enfouie dans l’acte de son prélèvement. Si on réfléchit à l’état pondéré de ces objets, alors il faut considérer le deuil comme une réaction multiforme à une perte. A un certain moment, l’expérience consistant à emménager dans un appartement meublé et à prendre soin des restes d’une vie avec laquelle je n’avais auparavant aucun lien m’a amenée à questionner les différentes manières de mettre à nu le processus de deuil. L’imposition de l’architecture coloniale française était un procédé d’effacement privilégiant la ligne de vision. Pour les Français, il était important que l’Algérie soit d’abord colonisée par ses façades. L’appartement en question est situé sur la seconde rue à partir de l’accès à Alger par la mer. Elle faisait partie d’un plan haussmannien qui avait été relevé et placé sur la ville en 1901, sans prendre en considération les différences géologiques qui auraient autrement fait changer les plans au profit d’un confort de vie accru. Or, nous voyons que ce sont les espaces eux-mêmes qui doivent se sacrifier en faveur de la façade. Alors que les bâtiments étaient contraints par l’inclinaison du terrain, le corps est devenu le point de cette interrogation. L’absence ce n’est pas la disparition, mais plutôt l’effacement. Je vois donc la conservation, la documentation et la mise en avant de preuves comme des outils de résistance. On peut dès lors réfléchir à l’impossibilité du silence, la survie engendrant toujours les outils nécessaires pour appréhender l’effacement.

CK : La question de la surveillance était un élément clé de ta réflexion concernant cette installation. Peux-tu nous en parler ?

LO : La surveillance est une façon de chercher à positionner la responsabilité. Elle consiste à remettre le corps en cause et à en présenter les conditions d’archivage. Pourquoi nos données sont-elles recueillies ? Parce que ces informations peuvent être utilisées au gré de leur receleur. Ici, j’ai placé l’espace d’exposition sous surveillance. Il y a 5 micros disséminés dans la pièce, chacun relié à un numéro de téléphone qu’il est possible d’appeler depuis le monde entier. Il serait donc possible d’écouter ce qui se passe à tout moment dans la pièce, sans que le public n’en soit conscient… Chaque micro est placé sous verre afin de rendre le mécanisme visible, sans pour autant qu’on en tienne compte. Ils agissent comme médiums, inaptes à retenir l’information mais capables de la transmettre ; dans ce sens, ils incarnent une sorte de neutralité allant à l’encontre des procédés de surveillance, même si leur apparence les met au premier plan. Ou plutôt, ils sont positionnés de façon à nous rappeler qu’une personne pourrait être en train de nous écouter, ce qui entraîne un effet similaire. Je pense que la surveillance privilégie une ligne de vision, qui n’a pas seulement à voir avec la visibilité mais aussi avec la pensée ; ce qui me rappelle le concept mystique du troisième œil, évoquant la possibilité d’une perception au-delà de la vision ordinaire. Comment agir, alors, quant au potentiel de l’information ?

CK : Est-ce la raison pour laquelle l’exposition est traversée d’échos ?

LO : L’autre fonction de ces dispositifs est de relayer des sons dans la pièce par voie de transmission radio, créant ainsi un écho. L’installation est truquée à l’aide de récepteurs incrustés dans le mobilier de façon à ce qu’un son capté d’un côté de la pièce puisse être transporté ailleurs. Il s’agit, avec cet écho, d’attirer l’attention sur les mouvements présents dans l’espace.

CK : Ce qui nous ramène au début de notre conversation, quand tu as parlé de la condition propre à la diaspora, caractérisée par les va-etvient, par le désir nostalgique. Est-ce qu’elle ne suggère pas une sorte d’écho comme manière d’occuper l’espace ?

LO : Lorsque l’on pince la corde d’une harpe, le son n’est pas seulement produit par ce mouvement initial, mais bien par la façon dont on tient la note avec la position de la main, qui transmet ainsi la suite du son. Il ne s’agit donc pas seulement de produire un écho en tant que tel, mais de transmettre, de porter. Etre ancré dans un entredeux s’apparente à une désillusion de l’espace ; l’écho est donc une responsabilité partagée.

CK : Et qu’en est-il de chercher à retourner quelque part, dans ce cas en Algérie, pour mettre fin à cet entre-deux ou à ce que tu nommes responsabilité partagée ? Je pense devoir maintenant te poser une question très « terre-à-terre » par rapport au fait que ces objets doivent retourner là d’où ils viennent : qu’en est-il des suites de ce projet ? Du fait de devoir replacer les meubles, les objets, là où leur ancienne propriétaire les avait originellement placés ? Qu’en est-il de rentrer chez toi en passant par une porte substituée ? Le retour en arrière estil possible ?

LO : Ce sera très étrange. Il n’y a aucune préparation possible face au potentiel de la perte. Mais ce qui est ancré dans de l’amour se libère de la promesse de permanence.

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