Jusqu’au 6 février 2022, le Crac Occitanie accueille Jimmy Robert pour « Appui, tendu, renversé ». En coproduction avec Nottingham Contemporary au Royaume-Uni et le Museion à Bolzano en Italie, cette passionnante proposition retrace plus de vingt ans de travail de cet artiste guadeloupéen qui a relativement peu exposé en France malgré son évidente visibilité internationale.
Dans son texte d’introduction, Marie Cozette rappelle que « Jimmy Robert place l’identité et la représentation du corps noir au centre de sa démarche, plus largement des questions ayant trait au désir, au regard, à la vulnérabilité des corps, parfois à leur absence. C’est souvent le corps et la voix de l’artiste lui-même qui sont mis en scène, dans des installations qui mêlent écriture, poésie, danse et images ».
Le parcours de « Appui, tendu, renversé » se développe dans les sept salles du rez-de-chaussée. Avec intelligence, élégance et sobriété, Jimmy Robert et Marie Cozette, directrice du Crac Occitanie et commissaire de l’exposition, ont construit un accrochage et une mise en espace remarquablement articulée à partir d’un large ensemble d’œuvres, produites depuis le début des années 2000 et dont certaines ont été rarement montrées.
Dans l’interview publiée par le Crac Occitanie, Jimmy Robert indique que le titre « Appui, tendu, renversé » renvoie à un mouvement de gymnastique également pratiqué dans le yoga et la danse. Pour l’artiste, l’idée est voir comment ces idées d’appui, de tension et de renversement peuvent être appliquées à une exposition ou à une image. En conséquence, le parcours multiplie les situations où les œuvres ne sont pas classiquement encadrées et accrochées à une cimaise… Elles sont alternativement suspendues dans l’espace, posées contre un mur ou sur une table, épinglées ou plaquées par une planche, parfois soumises à des déformations liées à leur nature et à la gravité…
Le parcours enchaîne les perspectives sans cesse renouvelées et des relations singulières des œuvres avec l’espace du centre d’art.
Avec « Appui, tendu, renversé », Jimmy Robert affirme la volonté de questionner l’idée de positionnement. Pas seulement le positionnement physique, précise-t-il, mais aussi un positionnement intellectuel : « De quel point de vue je regarde quelque chose ? Quelles expériences personnelles, quelles données de classe et de race influencent mon regard. Et, plus généralement, comment le regard est-il construit socialement ? »
Si le tissu, le cuir ou le bois sont parfois présents, le papier est sans conteste le matériaux de prédilection de l’artiste…
« Ce qui m’intéresse beaucoup avec le papier, c’est que c’est un élément très fragile, très difficile à manipuler, mais en même temps qui se laisse manipuler, avec lequel on peut créer des sculptures ou des objets. Le papier peut tenir sur lui-même, créer des volumes, on peut le froisser ou simplement le laisser à plat. C’est un support pour l’écriture, un support de projection, un support qui est poreux. Porosité, fragilité, tension sont des choses qui reviennent sur ce qui est représenté sur le papier… Comment un texte sur le papier peut-il devenir une instruction, comment une instruction peut-elle devenir un objet, comment un objet peut-il devenir une instruction ?… »
La première partie de la grande salle du rez-de-chaussée montre l’importance de la feuille de papier et en particulier du format A4 dans la production artistique de Jimmy Robert.
La diversité des usages qu’il en fait et un accrochage ingénieux réussissent à déjouer les pièges de cet imposant volume. Au-delà de la pluralité et de l’inventivité des techniques mises en œuvre (dessins scannés et agrandis, pliages, masquages, collages photographiques, etc.), les questions liées à la représentation du corps noir, à sa visibilité et au regard colonial sont très présentes. Elles sont traitées sans détour et avec beaucoup d’intelligence et notamment par Untitled (skin), 2013, Untitled (Ompdrailles), 2013, Silk, 2015 ou encore Untitled (Agon), 2015.
Jimmy Robert – Untitled (Ompdrailles), 2013 – Appui, tendu, renversé au Crac Occitanie de Sète
Jimmy Robert – Untitled (skin), 2013, Silk, 2015 et Untitled (Agon), 2015 – Appui, tendu, renversé au Crac Occitanie de Sète
Dans l’interview déjà citée, Jimmy Robert rappelle son intérêt constant pour la danse et le mouvement et confie qu’à l’origine, il souhaitait même être danseur…
Dans les années 2000 (en 2004 à la Tate Britain, puis en 2009 au MoMA), il a interprété avec Ian White le Trio A de Yvonne Rainer.
Cette chorégraphie emblématique de la danse postmoderne, créée en 1966 au mythique Judson Dance Theatre de New York, n’est pas programmée à Sète. Toutefois, plusieurs des pièces présentées dans « Appui, tendu, renversé » témoignent d’un héritage revendiqué, parfois avec une certaine distance, à l’égard d’artistes des courants minimalistes, conceptuels ou de l’appropriationnisme.
Autour d’une lettre sans réponse adressée à stanley brouwn, plusieurs pièces de Jimmy Robert évoquent cet artiste singulier, né au Surinam et figure historique de l’art conceptuel.
Jimmy Robert – Untitled (brouwn), 2015 – Appui, tendu, renversé au Crac Occitanie de Sète
Dans un montage de séquences tournées en super 8, il rend hommage aux performances de Bas Jan Ader.
La seconde salle du parcours repend une installation produite par la Synagogue de Delme en 2016 à l’époque où la direction du centre d’art était assurée par Marie Cozette. Composée d’un rideau, de deux images et d’un texte, Descendances du nu est une référence explicite au célèbre Nu descendant un escalier (1912)de Marcel Duchamp (1912).
Le théâtral rideau de velours qui tombe du plafond reproduit à l’infini un détail de la toile de Duchamp, proposant ainsi une vision pulvérisée du tableau…
Ce regard sur cette œuvre de celui qui s’est imposé comme un des pères de l’art contemporain est accompagné par deux images où, dans un jeu de montage, de remontage, et de collage, Jimmy Robert évoque trois femmes, figures du courant appropriationiste qui remettait en cause les questions de signature, d’auteur et d’originalité.
De Sherrie Levine, il reprend un principe de pixelisation qu’elle avait appliqué dans sa série Meltdown à des œuvres de Duchamp, Kirchner, Mondrian, et Monet qu’il met en œuvre pour Nu descendant un escalier.
De Louise Lawler, il utilise Nude (2002), une photographie dans laquelle il remplace le Ema (Nu sur un escalier) de Gerhard Richter par une image d’un film de Elaine Sturtevant (Duchamp nue descendant un escalier, 1968) où on la voit descendre elle-même un escalier…
Jimmy Robert – Joie Noire, 2019 – Appui, tendu, renversé au Crac Occitanie de Sète
Plus loin, éclairée par intermittence, Joie Noire montre la main de l’artiste qui tient une page de catalogue où est reproduite une œuvre du collectif General Idea. Intitulée Black AIDS#1 (1991), elle s’inspire de la célèbre sculpture LOVE de Robert Indiana où les quatre lettres sont remplacée par AIDS (Sida en anglais)…
En fin de parcours, après un statement, placé à la hauteur de hanche de l’artiste, qui n’est pas sans rappeler la pratique de Lawrence Weiner, Jimmy Robert s’approprie avec Cadavre exquis (2010) une œuvre sur papier de Bruce Nauman. En pliant le papier, il transforme les instructions originales de l’artiste conceptuel américain en leur donnant un sens nouveau.
À partir de la troisième salle, le parcours de « Appui, tendu, renversé » est construit à partir de la série « Plié » (Plié II, III, IV et V, 2020) et de l’étonnante l’installation vidéo intitulée Vanishing Point (2013).
Ces « sculptures » de papier témoignent de l’intérêt constant que Jimmy Robert accorde au mouvement chorégraphique. Elles pièces servent de pivots à la construction de la mise en espace. Toutes affirment son ambition d’interroger le point de vue avec lequel on les regarde…
Dans la dernière salle, un texte mural, structuré comme un poème, propose au regardeur une série d’instructions chorégraphiques qui l’invitent à prendre position…
« Appui, tendu, renversé » est une exposition incontournable, certainement une des plus intéressantes et des plus achevées parmi celles qui sont proposées cet hiver dans le sud de la France. Rencontrer le travail de Jimmy Robert, se confronter aux œuvres fragiles et puissantes qu’il présente au Crac Occitanie, s’interroger sur son positionnement physique, intellectuel et politique face à elles, constitue une expérience rare et exigeante…
Un guide de visite très riche est complété par plusieurs documents tels que le très beau texte d’Élisabeth Lebovici, les traductions de la lettre que l’artiste a adressée à stanley brouwn où celle du texte de Ana Critina Cesar.
L’équipe de médiation de Un goût d’Illusion est comme toujours à l’écoute du public et disponible pour l’accompagner dans la découverte du travail de Jimmy Robert.
En savoir plus :
Sur le site du Crac Occitanie
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Jimmy Robert sur le site de la galerie Tanya Leighton Berlin
Lire l’entretien de Jimmy Robert avec Vanessa Desclaux dans la revue 02
À voir cette interview de Jimmy Robert. Réalisation de la vidéo : Aloïs Aurelle