Suspension / Stillness à Carré d’Art -Nîmes

Etel Adnan - Trisha Donnelly - Lili Dujourie - Suzan Frecon - Charlotte Posenenske


Jusqu’au 13 mars 2022, Carré d’art-musée d’art contemporain présente « Suspension/Stillness » une exposition qui affirme l’ambition d’amener ses visiteurs et visiteuses à « suspendre le temps »…

Épuré et radical, l’accrochage rassemble des œuvres de cinq femmes de différentes générations qui sont pour la plupart récemment entrées dans la collection. Dans les deux premières salles, il propose un dialogue entre les sculptures de Charlotte Posenenske et des pièces de Lili Dujourie, puis une confrontation entre trois petits paysages d’Etel Adnan et deux grands formats de Suzan Frecon. La projection d’une mystérieuse et fascinante image fixe de Trisha Donnelly occupe le troisième et dernier espace de l’exposition.

​Charlotte Posenenske et Lili Dujourie

La première salle présente des œuvres entrées récemment dans le fonds conservé par Carré d’Art.

Deux modules des Reliefs (série C et série D Vierkhantrohr (Tubes carrés), 1967-2020) de Charlotte Posenenske ont été achetés en 2020 auprès de la Galerie Mehdi Chouakri à Berlin quelques mois avant la disparition de Burkhard Brunn, ancien compagnon de l’artiste et gestionnaire de sa succession (Estate of Charlotte Posenenske). Ils sont complétés par deux prêts de la galerie (Reliefs Serie B, 1967-2020) qui ont permis à l’équipe de Carré d’Art d’imaginer et d’installer un ensemble dans l’esprit des « consommateurs » voulu par Charlotte Posenenske.

L’itinéraire et la pratique artistique singulière de Charlotte Posenenske méritent sans aucun doute quelques lignes qui suivent.

Formée au début des années 1950 à l’Académie des Beaux-Arts de Stuttgart, entre autres par Willi Baumeister, Posenenske est aussi décoratrice de théâtre. Elle conçoit déjà l’art comme un accomplissement collectif.
Lors d’un voyage à New York, elle découvre l’art minimal et s’intéresse aux idées de sérialité et de délégation du faire.
En l’espace d’un peu plus d’un an, entre fin 1966 et début 1968, elle crée et expose six séries de sculptures : Reliefs Serie A, B, et C ; Vierkantrohre (Tubes carrés) Serie D et DW et Drehflügel (Vannes tournantes) Serie E.

Chaque œuvre se compose de plusieurs éléments produits en série d’après les dessins de l’artiste. Posenenske résume ainsi son travail en ouverture de Manifesto, en février 1968 : «  Les choses que je fais sont variables, aussi simples que possible et reproductibles ». Les éléments de chaque série sont destinés à être activés par leurs « consommateurs ». Ce terme utilisé par l’artiste désigne les personnes invitées à manipuler ses pièces. Commissaires et spectateurs sont supposés interagir avec son travail en assemblant les éléments de manière créative dans des combinaisons de leur choix…

Charlotte PosenenskeReliefs Serie B, 1967-2020 – Suspension / Stillness à Carré d’Art

Charlotte Posenenske bascule en quelques mois de l’art minimal à l’art conceptuel.

« Posenenske se considère dorénavant comme un fournisseur mettant ses modules à disposition, sa présence n’étant désormais plus requise lors de la création artistique, c’est-à-dire de la mise en place de l’installation. L’artiste déplace ainsi de façon radicale la notion d’auteur vers un collectif qui regroupe ses intentions personnelles, les procédés des fabricants et la participation d’un public “consommateur” ». (Guillaume Lasserre dans 02 revue d’art contemporain)

Pendant quelques années, elle expose entre autres aux côtés de Hanne Darboven, Donald Judd et Sol LeWitt, avec lesquels elle partageait un intérêt pour la sérialité.

Mais son approche est clairement plus radicale avec la volonté affirmée de ne pas limiter le nombre d’éditions d’une œuvre et d’indexer son prix sur son coût de production.
Par ailleurs, elle développe une attitude plus subversive en décentrant de la notion d’auteur. Posenenske considérait que ces sculptures ludiques aux permutations infinies étaient le résultat d’une collaboration entre l’artiste qui les avait conçues, les ouvriers qui les avaient fabriquées et les consommateurs qui se les appropriaient.

En 1968, considérant que l’art ne pouvait pas changer le monde, elle abandonne totalement l’art et se consacre à l’étude de la sociologie du travail. Elle conclut ainsi le manifeste qu’elle rédige en février 1968 : « Il m’est douloureux de constater que l’art ne peut pas contribuer à résoudre les problèmes sociaux urgents ».

Estimant que ses sculptures étaient des « prototypes pour la production de masse », Posenenske n’a jamais fixé de limite au nombre de reproductions de ses prototypes, contrairement aux œuvres d’art qui font l’objet d’une édition numérotée. Ce principe a été poursuivi après la mort de l’artiste par Burkhard Brunn, administrateur de la succession. Dans ses commentaires au Manifeste de Charlotte Posenenske, il déclarait :

« En plus de les vendre à un prix de revient fixe (tenant compte des coûts de production, de transport et d’administration), la reproductibilité illimitée représente une stratégie subversive contre la commercialisation de l’art, car non seulement aucun profit n’est réalisé, mais toute plus-value – ce que souhaitent la plupart des collectionneurs – est exclue »…

Après la disparition de Burkhard Brunn en avril dernier, il semble que la reproduction des œuvres de Charlotte Posenenske soit réservée uniquement aux institutions et collections qui conservent déjà des pièces de l’artiste.

Si son travail a fait l’objet d’une importante rétrospective initiée par DIA Beacon à New York en 2019, reprise en suite par le MACBA (Barcelone), le Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen (Düsseldorf) et le Mudam (Luxembourg), son œuvre pionnière reste assez mal connue en France.

À l’exception d’une petite œuvre dans les collections du Centre Pompidou, ces acquisitions place Carré d’art comme une des rares institutions françaises à conserver des pièces de Charlotte Posenenske. Souhaitons que ce fonds puisse s’enrichir et offrir la possibilité de futures créations à ses « consommateurs ».

Une sculpture de Lili Dujourie (Côté Couleurs, Côté Douleurs, 1969) vient naturellement associer aux modules de Charlotte Posenenske dans ce que Jean-Marc Prevost présente comme une « réponse à l’orthodoxie du Minimalisme »…

Récemment acquise auprès de la Galerie Micheline Szwajcer, cette pièce est composée de deux plaques d’acier adossées à un mur dont une partie est peinte en vert. Cette œuvre qui rappelle inévitablement Richard Serra précède de quelques années Amerikaans Imperialisme (1972), une imposante plaque d’acier était posée sur un mur entièrement peint en rouge, sauf la partie sur laquelle la tôle était appuyée. Avec ces œuvres, Lili Dujourie dénonçait alors « l’hégémonie politique et esthétique américaine des années 1970, c’est-à-dire le minimalisme, à l’égard duquel elle a toujours marqué une distance critique » (Annalisa Rimmaudo, Dictionnaire universel des créatrices).

Trois lithographies de la série Oostende (1978) prêtées par la galerie Micheline Szwajcer témoignent de son travail performatif, photographique et vidéo dans les années 1970 où à travers son corps nu en mouvement, elle remettait en cause l’image de la femme objet.

Lili DujourieOostende, 1978 – Suspension / Stillness à Carré d’Art

Sa pratique s’est ensuite orientée vers des installations baroques où, dans d’étranges trompe-l’œil, elle associait des tissus, des miroirs et du marbre.

Etel Adnan et Suzan Frecon

L’accrochage mis en place dans la grande salle ne manque pas d’audace et de courage.

En effet, il choisit d’installer dans ce vaste espace trois petits paysages de Etel Adnan dont le plus grand atteint 45 cm de large. À l’opposé de tout effet spectaculaire, ce pari osé impose l’attention du visiteur à l’égard du travail de cette immense artiste très récemment disparue…

Avec pertinence, le commissaire confronte les petits paysages colorés et lumineux de l’artiste américano-libanaise à deux importantes toiles de Suzan Frecon où des formes courbes et asymétriques caractérisent les compositions abstraites et énigmatiques.

À l’inverse de celle de Adnan, sa palette est dominée par un camaïeu de tons terreux. « L’artiste mélange des pigments et des huiles pour obtenir des effets différents, et son utilisation presque tactile de la couleur et du contraste entre les surfaces mates et brillantes renforce l’expérience visuelle de son travail. » (texte de la David Zwirner Gallery)

Suzan Frecon a plusieurs fois déclaré que ses toiles parlent d’elles-mêmes et que ses œuvres « ne sont pas des tableaux que l’on regarde, mais des peintures dont on fait l’expérience ».

En 2008, son travail a fait l’objet d’une importante exposition (form, color, illumination: Suzan Frecon painting) à la Menil Collection, puis au Kunstmuseum de Bern. Dans une conférence à Houston, Suzan Frecon expliquait longuement la nature de sa peinture et ajoutait une ambition plus méditative : « Pour moi, la peinture est une forme supérieure du savoir ; elle devrait être construite de façon à éclairer et inspirer l’observateur en dehors de lui-même à un endroit où il n’a jamais été jusque là »…

Les deux toiles de Suzan Frecon exposées face à celle d’Etel Adnan sont des prêts de David Zwirner. Elles ont présenté dans sa galerie new-yorkaise de la 20rue, à l’automne 2020. On lira avec intérêt les éléments d’analyse de Richard Shiff et John Yau à propos de sa pratique et de ces deux peintures dans le texte qui accompagnait l’exposition.

Trisha Donnelly

Le parcours de « Suspension/Stillness » se termine dans une salle plongée dans la pénombre avec la projection en grand format d’une image numérique mystérieuse, énigmatique et hypnotique de Trisha Donnelly

Difficile à déchiffrer, elle semble dépourvue de formes immédiatement reconnaissables… Un amalgame d’images changeantes selon la personne qui les regarde…

Sans titre, 2014, un dépôt du CNAP (Centre national des arts Plastiques) à Carré d’Art, reste une œuvre profondément hermétique, un peu angoissante qui résiste à toute interprétation. Faut-il simplement la considérer comme une invitation « à s’arrêter, succomber à la magie, perdre ses repères » ?

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