Jean-Luc Vilmouth – Atelier-monde au MOCO Hôtel des Collections


Jusqu’au 15 mai 2022, le MO.CO. présente à l’Hôtel des Collections « Atelier-monde » une remarquable et passionnante monographie consacrée à Jean-Luc Vilmouth. Cette exposition s’articule dans un ensemble de propositions intitulé « Trans(m)issions – L’expérience du partage » qui convoque également Mathilde Monnier et le collectif Gruppo Petrolio réuni autour de Lili Reynaud Dewar avec l’ambition d’aborder « l’enseignement comme pratique, processus et expérimentation artistique »…

Pour un tel projet, la figure de Jean-Luc Vilmouth s’imposait avec évidence. Dans sa note d’intention, Marie Brines, commissaire associée à l’exposition commence par rappeler une formule chère Jean-Luc Vilmouth : « Quand j’enseigne, je fais de l’art et quand je fais de l’art, j’enseigne »…

Elle souligne ensuite : « Jean-Luc Vilmouth pense la pratique artistique comme une continuité qui ne s’arrête ni aux murs de l’atelier, ni aux frontières de l’exposition. Au contraire, son travail élargit les régimes d’attention que l’on porte au monde ».

Depuis 1985 et jusqu’à sa mort, Jean-Luc Vilmouth n’a cessé d’enseigner. À Grenoble, aux côtés de Ange Leccia, il participe à la formation d’artistes tels que Dominique Gonzalez-Foerster, Bernard Joisten, Pierre Joseph, Philippe Parreno, Pierre Huygue, Véronique Joumard ou Vidya Gastaldon… Une génération qui incarne l’idée d’une esthétique relationnelle que Bourriaud formulera dans un série d’articles pendant les années 1990, jusqu’à la publication de son ouvrage en 1998.

De 1997 à 2015, à l’École des Beaux-Arts de Paris, son atelier a été fréquenté entre autres par Otobong Nkanga, Laurent Grasso, Isabelle Cornaro, Yohan Van Aerden, Seulgi Lee, Marcos Avila Forero, le duo Nøne Futbol Club, Mao Tao, Yuyan Wang, Qin Han, Florian Mermin, Pauline Lavogez, Bady Dalloul, le collectif YOURS, Clarisse Hahn ou Aida Bruyère.

Après la présentation du travail de six artistes diplômés du MO.CO. Esba, le parcours de « Atelier-monde » commence dans la galerie qui joint l’Hôtel de Montcalm au nouveau bâtiment imaginé par Philippe Chiambaretta.

Un grand tirage mural d’une photo (Entre toi et moi, 2005 [2022]) accueille le visiteur. Il découvre Jean-Luc Vilmouth en conversation avec un cèdre Yakusugi de 3000 ans sur l’ile de Yakushima au Japon. Sur la droite, un présentoir lui permet de lire et d’emporter cet entretien de l’artiste avec l’arbre.

Cet ensemble témoigne d’un des caractères majeurs de la pratique de l’artiste qui construisait des rapports singuliers à l’espace, avec les plantes et les animaux.

En face, une vidéo tournée quelques mois avant la disparition de Jean-Luc Vilmouth (Nature and me, 2015) fait écho à un de ses derniers voyages au Japon.

Pendant deux mois avec un groupe d’étudiants des Beaux-arts de Paris et de la Geidai Tokyo University of the Arts, ils vivent dans la nature, vont à la rencontre des gens et produisent des œuvres avec des moyens rudimentaires. À l’issue de leur voyage, ils réalisent une performance sous la forme d’un défilé, à l’occasion de la triennale d’art contemporain d’Echigo-Tsumari, à Niigata.

Cet enregistrement illustre l’importance de la relation comme notion essentielle dans sa pratique.

Le texte d’introduction « Être en relation. Être en expérience » – reproduit ci-dessous – en est un résumé lumineux. C’est aussi un guide pour le visiteur où il explique sa manière de concevoir la place et le rôle de l’exposition…

Ces deux œuvres montrent également les rapports étroits que Vilmouth a entretenus avec la culture du Japon

Après cette introduction, le visiteur traverse une sorte de sas qui baigne dans une lumière verte. Elle est diffusée par une sculpture lumineuse en tubes fluorescents (Discover l / La Première maison, 1982/1984), premier opus (?) d’une histoire de la construction…

Dans la suite de l’exposition, le parcours est ponctué d’autres « histoires », prélevées dans le réel ou imaginées par Jean-Luc Vilmouth (Le premier mot, Le premier pot solide et Le premier son).

Jean-Luc Vilmouth - My Dream Houses, 2000-2015 - Atelier-monde - Trans(m)issions – L’expérience du partage au MOCO Hôtel des Collections - Montpellier 01
Jean-Luc Vilmouth – My Dream Houses, 2000-2015 – Atelier-monde – Trans(m)issions – L’expérience du partage au MOCO Hôtel des Collections – Montpellier

En face, un grand pouf attend celles et ceux qui souhaitent découvrir My Dream Houses (2000-2015), un diaporama d’une dizaine de minutes que l’artiste décrit ainsi :

« Chaque photographie me présente devant différentes maisons, en reprenant les caractéristiques du propriétaire. Je porte ses vêtements, j’adopte ses poses, j’essaie comme un acteur de rentrer dans son personnage. Je suis à la fois étranger à moi-même et à l’autre que je ne connais pas. Je suis devant sa maison qui devient ma maison rêvée. L’architecture semble fabriquer une personnalité: les vêtements, les poses, la personne sont à l’image de sa demeure, et inversement, le propriétaire projette son identité sur l’architecture. Il y a un dialogue vivant entre eux. Je deviens à mon tour une sorte de catalyseur, de récepteur de cet échange. »

  • Jean-Luc Vilmouth - My Dream Houses, 2000-2015 - Atelier-monde - Trans(m)issions – L’expérience du partage au MOCO Hôtel des Collections - Montpellier
  • Jean-Luc Vilmouth - My Dream Houses, 2000-2015 - Atelier-monde - Trans(m)issions – L’expérience du partage au MOCO Hôtel des Collections - Montpellier

Le visiteur débouche ensuite dans le Bar Séduire (1997-2004) une installation majeure de l’« Atelier-monde ». Elle appartient à l’importante série des Cafés qui sont « pensés comme des espaces de rencontres au sein du musée ou de la galerie, souvent considérés comme des lieux froids et silencieux »…

Avec les œuvres dans l’espace public, les cafés sont, pour Marie Brines, « deux formats [qui] synthétisent ses réflexions ». Elle précise plus loin : « [Ce] sont autant d’environnements qui permettent aux visiteurs d’habiter l’exposition pour un temps étiré : le temps et l’espace nécessaires aux rencontres avec d’autres êtres vivants qu’ils soient végétaux, animaux ou humains »…

Sur des murs du Bar Séduire sont reproduites quelques lignes d’un texte (You and me) que signe Jean-Luc Vilmouth dans le petit livret à la disposition du visiteur (voir ci-dessous) :

« Les animaux et les plantes jouent avec les apparences et les attitudes, qui sont très similaires aux rituels de séduction humaine.
Il existe une séduction entre tous les éléments : la lune et les marées, le vent et les arbres, les abeilles et les fleurs, le soleil et les feuilles ou la peau ».

La notice de l’œuvre qui appartient aux collections du MacVal en fait cette description très pertinente :

« Dans ce lieu intimiste, chaque table est individuelle : un seul tabouret est placé face à un écran. Les rencontres ne peuvent donc se faire que par le truchement de l’écran posé sur la table. Le face à face est installé, la rencontre peut commencer. Les personnes se succèdent sur l’écran, autant d’acteurs qui disent avec une grâce merveilleuse l’impudeur à se dévoiler devant d’invisibles inconnus et qui révèlent, des années avant l’explosion des lieux de rencontres fabriquées (type speed dating) et des rencontres par Internet, la difficulté du rapport à l’autre.

(…) Chacun est libre de quitter son écran pour aller zapper sur une nouvelle « offre ». Les êtres deviennent des choses, et la séduction, qui traverse les rapports humains, est ici démontée, écartelée et renvoie à la société de consommation qui fausse les valeurs. Le visiteur a un rôle à jouer, se déplaçant d’écran en écran, figurant une étrange parade. Il devient acteur de son propre rôle. » 

À l’extérieur du Bar Séduire, un vaste espace présente une sélection d’œuvres qui illustrent parfaitement la diversité et la cohérence de la pratique de Jean-Luc Vilmouth.

L’accrochage et la mise en espace sont construit autour d’une reconstitution à échelle 1 de l’atelier de l’artiste à son dernier domicile. Pour Marie Brines, il s’agissait plus d’un espace de réflexion et de recherche que de production. Avec la volonté d’éviter tout fétichisme, cette reconstitution veut « évoquer, par ce noyau central, le cœur de sa réflexion. C’est pour cela que l’atelier est placé au milieu de l’exposition sans mur, comme un foyer autour duquel rayonnent les œuvres ».

On y découvre quelques dessins réalisés en 2011 et 2015 et sur la table de travail des facs similés des pages de ses agendas et carnets de notes (entre 1986 et 2005), ainsi que des ouvrages qui ont compté pour lui.

Sur la droite, après une seconde sculpture lumineuse aux tonalités jaunes (Discover l / La Première maison, 1982/1984), l’accrochage s’intéresse à une collaboration au début des années 1990 entre l’artiste, Siam un éléphant du Zoo de Vincennes et la Manufacture Nationale de Sèvres (Empreinte de Siam, 1991)…

En face, une œuvre textuelle Discover II/Un pot solide, 1983 [2022] vient faire écho à cette fructueuse coopération…

Un texte mural à la dimension du plat de Sèvres précise :

« Tôt le matin, un éléphant marche dans de la terre disposée là. Pour le faire venir sur cet emplacement, on a saupoudré de la poussière sur laquelle il avait uriné. Après plusieurs essais, une de ses pattes laisse une belle empreinte. Cette empreinte est prélevée avec précaution puis moulée. À partir de ce moule grandeur nature, on réalise un plat dont l’empreinte fait le creux. Comme l’Histoire du premier pot (1987) dans laquelle une femme après avoir dégagé une empreinte dans la boue pour porter son eau au village, avait laissé ce récipient improvisé près du feu et découvert le lendemain un pot solide. Siam est l’éléphant du Zoo de Vincennes qui a fait cette empreinte et la Manufacture Nationale de Sèvres a joué le rôle du feu sur cette idée de Jean-Luc Vilmouth. Longue vie aux éléphants ».

En hauteur, une sculpture en néon de 2005 fait remarquer avec humour : Same Same but Different

Dans le coin de la salle, trois pièces « dessinent » un portrait de l’artiste. Des deux premières appartiennent la même œuvre. Intitulée Autoportrait 1954/1994 (1994), elle est composée d’un photomontage où Jean-Luc Vilmouth à l’age de deux ans est dans les bras d’un gorille. Le deuxième élément est constitué d’un mannequin en résine couvert d’une peau de gorille. Son visage est moulé sur celui de l’artiste en 1994.

La deuxième œuvre, produite par le MO.CO. pour l’exposition (Nature and Me, 2015), est un tirage photographique où le visage Jean-Luc Vilmouth est enfoui dans un massif de plantes grasses.

Le mur du fond est occupé par un grand dessin au fusain sur lequel s’appuient une table et une lampe… Cette œuvre de 1985 (Éloge de l’ombre) est une des trois reconstitutions réalisées par les élèves du MO.CO. Esba.

Si elle fait écho à l’esthétique des intérieurs japonais, l’œuvre appartient aussi à un ensemble où la question de l’augmentation à partir d’un objet est essentielle. En ce sens, elle résonne également avec Cut Out 3 (1980 [2022]), une imposante pièce au sol, construite à partir d’une pince universelle et des câbles éclectiques qu’elle a sectionnés. C’est également une œuvre reconstituée par des élèves du MO.CO. Esba. Un pot solide est la troisième pièce reproduite à partir d’archives « pour retrouver les gestes, mais aussi pour se replacer dans la dynamique de travail de l’artiste ».

Sur le mur de gauche, une grande « fresque » rassemble 135 dessins réalisés au crayon. Science for the blind (2015) est une des dernières œuvres réalisées par Jean-Luc Vilmouth. Elle reprend la liste des principaux radionucléides émis lors d’une explosion nucléaire. Cette pièce s’inscrit dans le prolongement d’un travail sur les catastrophes environnementales liées à l’explosion de la bombe atomique à Hiroshima et à l’accident nucléaire de Fukushima Daiichi.

Elle est encadrée à sa droite par un dessin au crayon de couleur (Sans titre [Le Premier Son], 2015) et à sa gauche par une vidéo (Bon-Chan, 2015) réalisée avec la collaboration de Mao Tao qui fut l’assistant de Jean-Luc Vilmouth.

L’« Atelier-monde » se termine en descendant l’escalier par une très belle collection de 40 cartes postales réalisées à partir de photographies inédites de Jean-Luc Vilmouth retrouvées sur le disque dur de son ordinateur.

Leur légende précise par exemple :

L’ensemble est surmonté par un texte de l’artiste qui ajoute :

« Intégrer une école d’art devrait se vivre comme l’expérience d’un voyage qui aide le regard à se redévelopper, de manière nouvelle et curieuse, parce que les voyages nous donnent des forces, ils stimulent notre réflexion et notre imaginaire, nous invitent à de nouveaux rapports à l’autre, à l’étranger, à l’étrange ».

Ces photos souvent drôles et poétiques sont à la disposition des visiteurs « invités à prendre un bout de l’exposition avec eux et à remettre en circulation ces vues du monde, pour continuer de faire voyager le travail de Jean-Luc Vilmouth » .

Commissariat associée de Marie Brines, avec la complicité de Dominique Gonzalez-Foerster, Leïla White-Vilmouth et Mao Tao.

Exposition absolument incontournable !!!

A lire, ci-dessous, la note d’intention de Marie Brines ; le texte d’introduction de Jean-Luc Vilmouth ; You and me, un texte de l’artiste sur Bar Séduire et quelques repères biographiques.

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Atelier-monde par Marie Brines


En appliquant la formule « quand j’enseigne, je fais de l’art et quand je fais de l’art, j’enseigne » Jean-Luc Vilmouth pense la pratique artistique comme une continuité qui ne s’arrête ni aux murs de l’atelier, ni aux frontières de l’exposition. Au contraire, son travail élargit les régimes d’attention que l’on porte au monde. Ses gestes sont simples, ses mots précis. Souvent, ils mettent en lumière ce qui existe déjà et que nous ne saurions voir. Ils prolongent le potentiel d’une matière, d’un objet ou d’un espace. Ils établissent des zones d’interactions nouvelles, des rapports plus directs – plus sensibles aussi- entre l’humain et son environnement.

Conçue comme un voyage dans l’atelier-monde de Jean-Luc Vilmouth, l’exposition invite à faire l’expérience d’autres espaces de la pensée, au contact d’altérités. Il s’agirait de faire des voyages de tous types pour changer de position : revêtir les vêtements de personnes inconnues, imaginer vivre dans leur maison (My Dream Houses), converser avec un arbre (Entre toi et moi), entrer dans la peau d’un gorille (Autoportrait 1954-1994), collaborer avec un éléphant (Empreinte de Siam). Il s’agirait d’apprendre en écoutant le récit de l’autre, de son cadre de vie au Japon, en Amazonie ou ailleurs encore. Ces histoires pourraient être celles que l’on se raconte la nuit, assis en cercle autour d’un feu. Certaines ponctuent l’exposition, comme La première maison, Le premier son, Le premier pot solide et Le premier mot. Prélevées dans le réel ou imaginées par Jean-Luc Vilmouth, elles permettent de nous connecter les uns aux autres et d’élargir notre perception.

Matière, espace, temps

Réalisées au milieu des années 1970 alors qu’il étudie au Royal College of Art de Londres, ses premières œuvres posent les fondements d’un travail porté sur l’équilibre entre matière, espace et temps. Sans ajouter de nouveaux objets, Jean-Luc Vilmouth compose avec le réel. Dans Floor Waves (1976) [fig.01], il comble les infimes interstices entre les lattes d’un plancher de bois en y faisant couler du plomb. Une fois sec, le plomb gratté se redresse, révélant à son tour l’opération qui l’a fait exister. S’ils passaient jusqu’alors inaperçus, ces espaces minimes sont placés au centre de l’attention. Le temps semble avoir agi seul, ou presque ; un temps dont on ne perçoit que l’ellipse condensée dans l’œuvre. Peu à peu, ses recherches intègrent l’outil comme thématique : un outil qui aurait perdu son utilité. Le marteau Sans titre (1979) [fig.02] a creusé sa propre cavité dans un mur pour venir s’y loger. On pourrait trouver dans cette œuvre le degré zéro de la sculpture et par extension de l’activité humaine superflue, « comme s’il s’agissait d’annuler dans l’outil sa capacité à produire du capital, de le remettre de force dans une histoire cyclique, improductive mais accessible à notre intelligence » explique l’historien de l’art Didier Semin. De même, dans Cut Out, la forme créée par les fils électriques est directement déduite de celle de l’outil qui a servi à les couper. Comme une onde qui se propage. En référence à l’essai de Junichirô Tanizaki, le dessin mural Éloge de l’ombre est exécuté à partir d’un rayonne ment lumineux. Tandis que la lumière projetée se répand, le dessin prolonge la forme circulaire du faisceau et dévoile la part d’ombre qui demeurait jusqu’alors imperceptible. Ainsi, Jean-Luc Vilmouth travaille la matière et l’objet par le moindre ajout. Ses gestes de suppression, d’évidement ou d’augmentation révèlent des espaces auxquels on ne prêtait pas attention. Comme il l’expliquait à ses étudiants, “les choses évidentes, il faut parfois que quelqu’un les dise pour qu’on les entende.”

Réduire la distance

Pour un temps associées à la New British Sculpture au début des années 1980, ses œuvres à partir d’objets quotidiens s’orientent progressivement vers un rapport plus ténu avec leur alentour immédiat : l’espace d’exposition. Pour Jean-Luc Vilmouth, la pratique de l’exposition n’est pas considérée au sens traditionnel — présenter des objets finis dans un lieu donné — mais comme l’opportunité de se confronter à de nouvelles situations.

Son intérêt pour ce que l’on nomme des œuvres situation-specific trouve son origine en 1986 lorsqu’il participe à l’exposition « Chambres d’Amis » dans des appartements privés de la ville de Gand. Ici encore, Jean-Luc Vilmouth n’ajoute pas de nouveaux objets mais compose avec le mobilier déjà présent d’une salle à manger cossue. Pour réaliser Autour d’un lustre [fig.03], il fait descendre le luminaire à la hauteur des chaises disposées en cercle. Réduite à l’essentiel, l’œuvre intervient sur son environnement et établit un rapport direct au public — ici, les habitants — à travers la notion de foyer. Cette expérience marque profondément son travail. Dès lors, il se demande comment concevoir des œuvres « qui seraient profitables à un public élargi et à toutes les échelles possibles ». Autrement dit, comment réduire la distance entre le public et l’œuvre ?

Les années suivantes, deux formats synthétisent ses réflexions : les cafés et les œuvres dans l’espace public. Conçues pour les usagers, ces pièces cherchent à déplacer la viewing experience en confrontant le public à de nouvelles situations. Les cafés sont pensés comme des espaces de rencontres au sein du musée ou de la galerie, souvent considérés comme des lieux froids et silencieux. Le Bar Séduire, comme le Bar des Acariens (Centre Pompidou, 1991), le Café Whale Songs (galerie Hubert Winter, Vienne, 1992), le Café de l’Olivier (galerie Anadiel, Jérusalem, 1994), le Chance Bar (Hiroshima, Art Document, 1996) [fig.04] ou le Café Bees (Kashiwanoha, Japon, 2009) sont autant d’environnements qui permettent aux visiteurs d’habiter l’exposition pour un temps étiré : le temps et l’espace nécessaire aux rencontres avec d’autres êtres vivants, qu’ils soient végétaux, animaux ou humains. À travers des images, des sons ou de la nourriture locale, Jean-Luc Vilmouth déplace le monde extérieur au sein de l’espace d’exposition. Ainsi, il fait de l’œuvre d’art un médium destiné à générer de nouvelles relations, comme un canal de communication pour que les informations circulent autrement.

À l’échelle d’une ville, ses projets visent à reformuler le rapport de l’humain à son milieu. Ils invitent les habitants à se réapproprier leurs espaces collectifs tels que les places (Comme une cage de lumière, Saint-Fons, 1988) [fig.05], les friches industrielles réhabilitées (Comme deux tours, Châtellerault, 1994), ou les points d’eau (Comme des marais, la place de l’eau, Le Blanc-Mesnil, 2000). D’autres fois, ses projets redimensionnent la présence des végétaux dans des lieux de passage où l’on ne les remarque plus (Autour d’un arbre, Villa Arson, Nice, 1989 ; Grenoble, 1997 ; Carcassonne, 2008) [fig.06]. Avec toutes ses spécificités, l’espace offre un point de départ que Jean-Luc Vilmouth considère à chaque nouveau projet. Ses œuvres émanent de situations localisées, de contextes précis, pour répondre à une question obsessionnelle : comment continuer d’habiter le monde ? Et, comme par nécessité, elles établissent des rapports.

Être en relation

C’est dans cette logique de transmission que s’inscrit la pédagogie de Jean-Luc Vilmouth. À partir de 1985 à l’école des beaux-arts de Grenoble aux côtés de Ange Leccia, puis à Paris de 1997 à 2015, Jean-Luc Vilmouth a formé de nombreuses générations d’artistes ayant développé une pratique collective ou individuelle. Parmi elles et eux, on peut citer Dominique Gonzalez-Foerster, Bernard Joisten, Pierre Joseph et Philippe Parreno -formant temporairement le groupe Ozone -, Pierre Huygue, Véronique Joumard ou Vidya Gastaldon pour ce qui est de la période grenobloise. Concernant la période parisienne, on peut mentionner Otobong Nkanga, Laurent Grasso, Isabelle Cornaro, Yohan Van Aerden, Seulgi Lee, Marcos Avila Forero, le duo Nøne Futbol Club, Mao Tao, Yuyan Wang, Qin Han, Florian Mermin, Pauline Lavogez, Bady Dalloul, le collectif YOURS, Clarisse Hahn ou Aida Bruyère.

Face à la diversité des trajectoires artistiques ayant émergé dans le sillage de Jean-Luc Vilmouth, l’on peut déduire l’étendue de sa conception de l’art. Dans son atelier aux beaux-arts, il est d’ailleurs question d’expériences de la création, plus que d’apprentissage de techniques dans un rapport de maître à élève : « j’essaie de donner [à l’atelier] un certain climat, une atmosphère. Même quand les étudiants ont des pratiques très différentes de la mienne, j’essaie de les sensibiliser à certaines choses, […] certaines directions pour leur faire prendre conscience d’enjeux comme l’écologie et l’invention de nouvelles manières de vivre », explique-t-il.

Plus expérientielle que démonstrative, la pédagogie qu’il met en place pendant trente ans parvient à l’instar de son œuvre — à faire advenir des zones de rencontres, à suggérer d’autres types de relations. Il invite régulièrement des artistes, commissaires d’expositions ou historiens de l’art, mais aussi des personnalités issues d’autres champs de la création et de la recherche : architectes, écrivains, musiciens, philosophes, spécialistes de la transe chamanique ou designers. Il s’agit de confronter les étudiantes et les étudiants à une multitude de prises avec le réel. Ainsi, son atelier fonctionne comme un organisme vivant composé d’individualités. Il se transforme sans cesse, au désarroi parfois, de certains souhaitant travailler à leur table : tantôt un lieu d’accueil, de réunion pour des discussions collectives, tantôt un espace pour des expositions qui s’organisent à un rythme soutenu. Les témoignages s’accordent à dire qu’au cours des rassemblements qui faisaient la vie de l’atelier, chaque personne avait une place à l’égale des autres, au même titre que l’enseignant. Lui-même demandait l’avis du groupe sur ses projets personnels. Plus encore, la sélection des nouvelles recrues au sein de l’atelier était prise en charge par les jeunes artistes sur un système de cooptation, relayant au second rang le choix du professeur et favorisant la participation collective aux décisions structurantes.

Déjouant les rapports hiérarchiques, ce système entre pairs renvoie à d’autres modèles d’écoles d’art, de post diplômes ou de résidences d’artistes, comme l’Institut des Hautes Études en Arts Plastiques (fondé par Pontus Hulten et Daniel Buren en 1988) ou le Pavillon du Palais de Tokyo (fondé par Ange Leccia et accompagné par Christian Merlhiot entre 2001 et 2017) à Paris. La dynamique de voyages inhérente à ce dernier exemple – les résidents du Pavillon réalisaient chaque année un projet collectif en France ou à l’étranger – est la même dans l’atelier Vilmouth. Les étudiants partent aux États-Unis, au Japon, en Chine, en Corée ou en Thaïlande pendant plusieurs semaines, voire des mois. Ils établissent un contact avec des étudiants sur place par l’entremise de leurs enseignants, vivent dans la nature, participent à des biennales internationales, montent des expositions, des concerts ou des défilés, dans une logique de pensée où chaque expérience compte.

Pour Jean-Luc Vilmouth, faire de l’art et enseigner relèvent d’une même activité, basée sur la relation et l’expérience. En ce sens, la philosophie pragmatiste de John Dewey n’est pas loin. Dans son ouvrage Art as experience publié en 1934 il explique : « Sous le rythme de chaque art et de chaque œuvre gît le motif fondamental des relations que la créature vivante entretient avec son environnement. » Pour Dewey, les œuvres offrent la possibilité de vivre des expériences esthétiques, c’est-à-dire des moments d’intensité pris dans un double mouvement : celui d’une coupe nette avec le réel, un choc émotionnel qui au même instant révèle que nous faisons partie d’un tout. Comme une interaction, une affaire de transmission mutuelle.

Marie Brines

Être en relation. Être en expérience : Texte d’introduction par Jean-Luc Vilmouth

D’une manière générale, je pars toujours de quelque chose qui existe déjà. J’ai besoin d’un point de départ. C’est ce contact avec le réel qui me fait avancer.

Ce qui m’intéresse le plus, c’est l’homme et sa relation au monde, aux objets. Les relations entre les choses. Un objet n’existe pas seul dans le monde. Si l’on prend une tasse, elle existe en relation avec sa soucoupe, la table, la cuillère, la bouche, etc. Les choses n’existent qu’en relation avec ce qui se trouve autour…

La curiosité me pousse à explorer, à expérimenter d’autres échelles et d’autres lieux (sortir du club). Et c’est très naturellement que j’ai commencé à m’intéresser aux projets d’art public. De la même manière que j’ai utilisé des objets quotidiens: chaises, outils, lampes et autres… J’utilise aussi l’architecture existante comme point de départ. Cela peut être une bouche d’aération, un palmier, des cheminées… Ce que je cherche, c’est une situation à laquelle je peux faire écho, tisser des liens, délimiter des zones d’échanges et de complicité, une possibilité d’augmentation.

Je dois dire que la dimension sociale de l’espace public m’attire.

De la même manière que dans un espace d’exposition, je regarde autant la porte, le sol, les poutres que les murs. Dans l’espace urbain, c’est pareil; les routes, les arbres, tout est important. Et ce que je tiens à mettre en avant, ce n’est pas seulement une chose, mais aussi une expérience avec le public, proposer un espace d’expérience et pas simplement une chose à contempler. Il y a toujours ce désir que le visiteur devienne actif. Je tiens compte du site, de son architecture et des gens qui y vivent. Il doit s’instaurer une relation réciproque entre mes préoccupations et le contexte. Plutôt que de me demander si c’est de l’art, de l’architecture, ou pas.

Je préfère me poser une autre question: comment continuer à habiter notre planète? Interroger nos manières d’habiter le monde. Ce qui me semble le plus important, c’est la place de l’humain.

You and Me [Bar Séduire]

You and me traite du lien entre la nature humaine et la nature végétale-la plus grande question de l’humanité, aujourd’hui et demain. Il s’agit de survie.

La plupart du temps, nous oublions notre intimité avec les cycles naturels — et nous oublions que l’humain est nature. Nous oublions que la nature est aussi une entité intelligente et complexe, avec son propre système de communication et ses propres structures sociales. Qu’elle soit humaine ou végétale, la nature a des moyens de séduction spécifiques.

Les animaux et les plantes jouent avec les apparences et les attitudes, qui sont très similaires aux rituels de séduction humaine. Une personne assise dans un champ et soufflant dans le vent sur les sphères duveteuses des pissenlits pose un geste érotique. Cette personne devient un intermédiaire dans l’histoire végétale. Le pollen vole et s’infiltre partout, sur un arbre, dans la boue, dans un étang, construisant ainsi une rencontre hétérogène. C’est une histoire de rendez-vous amoureux, comme dans la vie humaine. Il existe une séduction entre tous les éléments : la lune et les marées, le vent et les arbres, les abeilles et les fleurs, le soleil et les feuilles ou la peau.

Je présente You and me comme une métaphore de cette séduction naturelle. Le dialogue montre la relation entre l’humain et les jeux élémentaires de l’amour. Je veux montrer notre fascination pour l’ambiguïté de nos relations avec les processus naturels.

Toutes les personnalités des vidéos pourraient être vues comme des oiseaux exotiques en parade amoureuse. Chaque dialogue pourrait se dérouler entre deux personnes, ou bien entre une personne et une plante. Le contact érotique avec les éléments végétaux met en avant une nouvelle forme de sensualité, suggérant une autre façon de traiter la question écologique. Le contact entre la main de l’humain et l’écorce de l’arbre est aussi le contact entre deux peaux. Ce type de connexion suggère un territoire élargi de communication entre l’humain et la nature.

Notre relation avec la nature n’est pas seulement une question de survie, mais une question plus fondamentale de compréhension mutuelle. J’ai voulu colorer cette question avec une certaine forme d’humour et un point de vue provocateur. Car il est parfois difficile d’accepter la nature en nous.

Jean-Luc Vilmouth, 2004 Archives de l’artiste, traduit de l’anglais

Jean-Luc Vilmouth : Repères biographiques

Jean-Luc Vilmouth est né à Creutzwald en Lorraine en 1952.

Après avoir étudié à l’École des beaux-arts de Metz et au Royal College of Art de Londres à la fin des années 1970, Jean-Luc Vilmouth a participé à de nombreuses expositions internationales au cours des années 1980, dont les biennales de Venise, de Sydney et la Documenta (1982). Des expositions personnelles lui ont été consacrées dans plusieurs institutions en France telles que le Magasin-Centre national d’art contemporain de Grenoble (1987), le musée d’Art moderne de la ville de Paris (1987), le Centre Pompidou (1991), et à l’étranger à l’Institute of Contemporary Arts de Londres (1988), au Spiral de Tokyo (1997) et à l’Innova art center de Milwaukee (1998).

Au fil des années, il a réalisé dans le monde un grand nombre d’œuvres dans l’espace public, en focalisant ses interventions sur la transformation de l’environnement et la relation avec les habitants. La pratique de Jean-Luc Vilmouth est protéiforme et inclut la photographie, le dessin, la sculpture, l’installation, la vidéo et la performance. Il a beaucoup voyagé au cours de ses recherches, en Asie, en Amérique du Nord et du Sud et en Amazonie. Il a établi un lien très profond avec le Japon où il a souvent exposé et résidé (Villa Kujoyama, Kyoto, 1997). En 2015 il a participé à«Parasophia/Kyoto International Festival of Contemporary Cultur»>, au Kyoto Municipal Museum, à Echigo-Tsumari Art Triennale et à «Hiroshima Art Document».

Il a enseigné à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, à l’École nationale supérieure d’arts et de design de Grenoble, à l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles, à l’Art Center College de Pasadena (États-Unis), au Dutch Art Institute MFA Artez Arnhem (Pays-Bas), à la China Academy of Art, à la Kyoto City University of Art (Japon), ainsi qu’à la Geidai University of the Arts de Tokyo (Japon).

De 1978 à 2015, Jean-Luc Vilmouth a exposé chronologiquement dans les galeries Yvon Lambert, Paris; Lisson Gallery, Londres; Michele Lachowsky, Anvers; Kanransha Gallery Tokyo; Barbara Toll Fine Arts Gallery, New York; Galerie Eric Fabre/de Paris, Paris; Galerie Grita Insam, Vienne; Galerie De Leege; Ruimte, Bruges; Primo Piano, Rome; Roger Pailhas, Marseille; Anthony Reynolds Gallery, Londres; Hubert Winter, Vienne; Galerie Esther Chipper, Cologne; Galerie Anadiel, Jérusalem; Galerie Artra, Milan; Aline Vidal, Paris; Gallery Mori-Yu, Kyoto; Gallery 604, Busan.

Jean-Luc Vilmouth est mort à Tainan (Taïwan) en 2015.

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